Le meilleur des mondes

Éditorial
par  J.-P. MON
Mise en ligne : 16 mai 2006

 [*] Nous sommes en 2020. La droite est toujours au pouvoir et enfin la France a été réformée ! Elle est devenu une nation “moderne” : les assurances privées ont remplacé la sécurité sociale, les retraites par répartition ont été remplacées par les retraites par capitalisation, les écoles et les universités ont été privatisées, le code du travail a été aboli. Il n’y a plus de contrat, plus de salaire minimum, plus d’âge limite pour la retraite, plus de durée maximale du travail.

Grâce à cette modernisation, le taux de chômage est tombé à quelque 3,41% de la population active. Autant dire qu’on a enfin retrouvé le plein emploi. Inspiré par la formule utilisée outre-Rhin dans les années 40, le slogan en vogue est maintenant : “le travail dans la liberté” (la liberté pour les employeurs, cela va sans dire !). Ne pas travailler est considéré comme une maladie que l’on soigne désormais dans des “Structures de plein air spécifiques” (SPAS), instaurées pour suppléer au manque de place dans les hôpitaux qui, devenus privés, sont très peu adaptés au traitement des “inaptes au travail”. La principale occupation des “habitants” des SPAS consiste à détruire les excédents de production réalisés par les travailleurs. Les mises en jachères obligatoires de surfaces agricoles, pourtant fertiles, et la généralisation de la production à flux tendu dans l’industrie ne suffisent plus, en effet, à écouler l’ensemble des biens et gadgets produits en masse par toujours moins de personnes, aux salaires de plus en plus réduits. La Commission européenne se réjouit du succès de sa politique de concurrence « libre et non faussée » qui a, au moins, réussi à faire baisser le coût du travail !

Dans les banlieues, les tours et les barres ont été dynamitées et leurs habitants relogés dans des zones pavillonnaires, peu denses, mais de plus en plus éloignées des lieux de production. Les transports en commun, tous privatisés, sont rares et chers car le prix du pétrole ne cesse d’augmenter. Ces banlieusards “modernisés“ n’ont guère d’autre avenir que les SPAS.

Les “gagnants”, ceux qui ont “réussi” logent dans de grands complexes entourés de hautes grilles. Les accès à ces résidences, observées en permanence par des caméras, sont soumis à un contrôle rigoureux, exercé par des vigiles armés.

Il y a très peu de monde dans les rues. On n’y manifeste plus. Enfin les usagers ne sont plus pris en otages pour un oui ou pour un non... ! C’est clairement le résultat de la mise en œuvre des lois sur la prévention de la délinquance qui ont été votées en 2006 : les déviants sont traités à temps, donc dès leur plus jeune âge. Et ainsi la norme règne.

Vous croyez que j’exagère ?

- À peine un peu ! Car les prémices en sont bel et bien déjà là :

L’assurance maladie

Gros titre dans le Monde des 9-10 avril 2006 : « Les AGF inventent la “Sécu” de luxe ». « Une cotisation annuelle de 12.000 euros pour la garantie d’être soigné dans les meilleurs délais par les plus grands spécialistes : le projet “Excellence Santé” secoue le milieu médical ». L’idée a été lancée par Gilles Johanet [1], ancien directeur de la caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM) de 1989 à 1993 puis de 1998 à 2002, aujourd’hui directeur général adjoint des AGF chargé de la branche santé. Le “concept” du projet “Excellence Santé” est simple : de grands patrons de la médecine pour VIP (mille cadres dirigeants d’entreprises). Pour une cotisation annuelle de 12.000 euros (plus 4.000 euros pour le conjoint et 2.000 pour chaque enfant), les adhérents seront orientés dans les plus brefs délais vers les “meilleurs” spécialistes du secteur conventionné. Pour constituer le réseau de deux cents médecins, les “meilleurs” dans leur domaine, M. Johanet a fait appel au professeur Pierre Godeau, spécialiste de médecine interne, qui s’est « engagé auprès des AGF à réunir une équipe valable pour ce projet original ». Pour éviter toute contestation, les AGF ont demandé aux médecins prêts à participer au projet de ne pas répondre aux questions des journalistes. Le Conseil National de l’Ordre des Médecins, dont le secrétaire général rappelle que l’article 7 du code de la Santé publique stipule que « le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même consciences toutes les personnes, quelles que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille »,.vient cependant d’écrire aux AGF pour réclamer des précisions sur “Excellence Santé” : « Nous nous interrogeons sur le risque de remise en cause du principe d’égalité d’accès à des soins de qualité et sur la mise en place d’un réseau de médecins qui seraient plus disponibles pour certains patients ». Un grand nombre de médecins semblent, en effet, et heureusement, peu favorables à ce projet « qui viole l’éthique médicale et remet en cause le principe de solidarité », mais ils n’en sont pas très étonnés : « Je suis très mal à l’aise avec cette initiative mais pas pour autant scandalisé, nous sommes dans un monde compétitif même pour la santé », déclare l’un d’eux. « C’est dans l’air du temps. Cela traduit une américanisation du système de soins et, plus grave encore, une américanisation des esprits », renchérit un autre.

Confrontées à ces réactions, les AGF ont publié le 14 avril un communiqué disant que « certains aspects de ce projet suscitent incompréhension et émotion puisqu’est mise en cause sa compatibilité avec les principes et le fonctionnement de notre système de soins et avec la déontologie médicale », mais elles ont précisé qu’elles n’abandonnaient pas pour autant le projet et qu’elles voulaient simplement « se donner un temps supplémentaire de réflexion dans un esprit de concertation pour tenir compte des sensibilités qui se sont exprimées ».

Affaire à suivre...

Les résidences sécurisées

Sous ce titre et une photo du portail du Parc du Belvédère, près de Lille, Pascale Crémer expliquait dans Le Monde 2 [2] la vogue des résidences fermées en France : c’est aux États-Unis que « l’auto enfermement résidentiel » dans des quartiers clos et sécurisés est apparu, dans les années 1960-1970, à Los Angeles, alors en pleine croissance périurbaine. À la fin des années 80, il apparaissait dans toutes les grandes agglomérations du Sud des Etats-Unis, ainsi qu’à Chicago et à New York. Au milieu des années 90, il concernait déjà 8 millions de personnes, réparties dans 20.000 résidences privées. Certaines de ces “enclaves privées” sont immenses (Hot Springs Village en Arkansas : 10.000 hectares, 13.000 résidents ; l’ensemble des domaines résidentiels clos de Weston, en Floride, constitue une véritable ville privée de 50.000 habitants...).

Le phénomène s’est maintenant mondialisé. En Afrique du Sud, de véritables villes fortifiées ont été érigées pour les classes aisées.

Il touche la France depuis une quinzaine d’années. Actuellement, « 40% des sites internet des promoteurs-constructeurs affichent clairement au moins une opération immobilière “fermée”. C’est le cas de tous les promoteurs nationaux et d’un tiers des promoteurs régionaux. Un peu partout en France : 18 de nos 22 régions sont concernées » [3]. Apparues d’abord dans le Sud, en périphérie des grandes agglomérations, puis dans des zones de plus en plus éloignées des centres-villes, elles se répandent maintenant dans des villes de petite taille (Albi, Foix, Luçon, La Roche-sur-Yon, Langres, ...). À 70%, ces programmes immobiliers sont constitués d’habitats collectifs et non d’ensemble de villas. On y rencontre, bien sûr, des retraités mais aussi des cadres du tertiaire, et presque plus de locataires, que des propriétaires appartenant plutôt aux classes moyennes. « Dans un monde de plus en plus sous pression, sous contraintes, il y a une aspiration à la tranquillité dans toutes ses dimensions. Or accepter la différence demande un effort », explique la sociologue Marie-Christine Jaillet4, qui précise : « Confrontées aux modifications du marché du travail, les classes moyennes sont devenues des couches sociales incertaines quant à leur place et à leur identité. L’appropriation exclusive de “morceaux” de l’espace urbain leur permet de se défendre d’un risque de disqualification qui résulterait d’une trop grande proximité des pauvres et des “déclassés” ». Mais cette ghettoïsation favorise la « rhétorique sécuritaire » : « Deux mètres de hauteur, ce n’est pas suffisant, loin de là. Le mur d’enceinte laisse passer bien trop “d’indésirables” », peste le régisseur de la résidence du parc du Belvédère, à Saint-André, dans la banlieue de Lille. Bientôt, les copropriétaires voteront sa surélévation d’un bon mètre car avec la même détermination, ils ne transigent pas avec la sécurité, avec leur “tranquillité” » [2]. Certains promoteurs en viennent même à craindre que « les exigences de sécurité deviennent absurdes et qu’on en arrive aux miradors... »

Ajoutons que certains élus locaux favorisent la construction de ces enclaves privées car cela permet un transfert de charges financières important de la commune vers la copropriété, comme, par exemple l’entretien d’espaces précédemment publics. On peut craindre qu’avec le développement de ces résidences closes, la ville traditionnelle où se faisait malgré tout, plus ou moins vite, un certain brassage social, ne devienne plus qu’un souvenir.

La prévention de la délinquance

Le plan gouvernemental de prévention de la délinquance, présenté le 20 janvier dernier lors d’un comité interministériel réunissant neuf ministères, comporte 131 articles. Il concerne presque tous les secteurs : police, justice, éducation, affaires sociales, santé, transports, urbanisme, sport, égalité des chances... Les maires en seraient les pilotes. La multitude de mesures qu’il comporte devrait se traduire dans des circulaires et autres adaptations réglementaires, et aussi dans des textes de loi qui, assure Dominique de Villepin, seront débattus au cours des prochaines sessions parlementaires. Notons parmi les diverses mesures préconisées : la prévention en matière psychiatrique, qui devrait être réformée en renforçant les pouvoirs des maires et des préfets, qui pourraient recourir à des procédures d’hospitalisation d’office lorsque la sécurité des personnes ou l’ordre public sont menacés ; la possibilité pour les maires de créer un « conseil pour les droits et devoirs des familles » et de saisine de la caisse d’allocations familiales afin qu’elle enclenche la mise sous tutelle des prestations...

Le projet consacre les idées chères au Ministre de l’intérieur de renforcement du contrôle social, qui se manifestera aussi au niveau de l’urbanisme, notamment avec le développement de la vidéosurveillance dans les parties communes d’immeubles et la mise en place « d’avis sécurité », délivrés par les autorités pour tout projet immobilier.

Mais la mesure certainement la plus dangereuse est celle qui souligne « l’importance de la détection précoce des troubles du comportement » pour éviter plus tard « les comportements autodestructeurs ou agressifs pouvant conduire les enfants à la délinquance ». Cette proposition s’appuie sur une expertise collective de l’Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale (INSERM) qui préconise le dépistage du « trouble des conduites » chez l’enfant dès le plus jeune âge. Entreprise à la demande de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (Canam) des professions indépendantes, cette étude a été publiée en septembre 2005. Elle définit « les troubles de conduite chez l’enfant et de l’adolescent » comme « la répétition et la persistance de conduites au travers desquelles sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui et les règles sociales », des « crises de colère et de désobéissance répétées » jusqu’aux « agressions graves comme le viol, les coups et blessures et le vol ». Pour dépister ces troubles, les professionnels sont invités à repérer des facteurs de risque prénataux et périnataux, génétiques, environnementaux et liés au tempérament et à la personnalité. Pour les jeunes enfants, « dès la crèche et l’école maternelle », à 36 mois, comme le recommande l’INSERM, il faut rechercher « des traits de caractère tels que la froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme » et la notion « d’héritabilité (génétique) du trouble des conduites » dont les signes seraient « l’indocilité, l’hétéroagressivité, un faible contrôle émotionnel, l’impulsivité, un indice de moralité bas, etc. ». Les enfants présentant ces symptômes devraient être soumis à des tests élaborés à partir de théories très à la mode, dites de neuropsychologie comportementaliste, et qui permettent de repérer toute déviance à une norme établie selon les critères de la littérature scientifique anglo-saxonne. “Renormalisés” à l’aide des thérapies cognitivo-comportementalistes (TCC) en vogue aujourd’hui, les enfants de 6 ans “résistants” pourraient être soignés par l’administration de médicaments psychostimulants et thymorégulateurs. Ce n’est pas le lobby pharmaceutique qui se plaindra de ces mesures...

Cette ”expertise collective“ de l’INSERM et son utilisation dans le projet de loi sur la prévention de la délinquance ont vivement fait réagir les pédopsychiatres, les psychologues, les psychiatres, les enseignants, les travailleurs sociaux... Lancée par une dizaine de praticiens hospitalo-universitaires, par la présidente du Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile, par l’association nationale des psychologues, et par le président de la société française de la santé publique, ... la pétition [4] “Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans” a été signée par plus de 100.000 personnes. Elle a mis dans l’embarras le directeur général de l’INSERM qui s’est défendu [5] en expliquant que « le rôle de l’INSERM est de contribuer à des débats de société ». Souhaitons que ce débat puisse avoir lieu dans la clarté et soit amplement médiatisé.

Mais sera-ce suffisant pour faire reculer les projets de “normalisation” sociale chers au Ministre de l’intérieur ?


[*Titre de l’un des romans les plus connus de l’écrivain anglais Aldous Huxley (1894-1963).

[1Énarque, conseiller-maître à la Cour des comptes, conseiller de Pierre Mauroy en 1983-84.

[2Le Monde 2, n° 93, 26/11/2005.

[3François Madoré, Villes fermées, villes surveillées, Presses universitaires de Rennes, 2005.

[4http://www.pasde0deconduite.ras.eu.org/appel/index. php ?petition=3&signe=oui

[5Le Monde, 21/03/2006.