La retraite des vieux travailleurs
par
Publication : 24 janvier 1939
Mise en ligne : 14 mai 2006
« Le problème comptable
ne doit plus et ne peut
plus dominer le problème humain. »
Jean DECROIX. |
J’écrivais, dans le dernier numéro de l’Abondance, une conclusion mélancolique d’Atkinson sur la vieillesse.
« Il n’y a guère de répit, pour les vieillards. Dès qu’ils perdent leur force et que leur caractère s’aigrit, les sévices et la mort fondent sur eux. »
D’où vient cet implacable destin ? Comment se fuit-il que, par un ahurissant paradoxe, les civilisations les plus rudimentaires se trouvent en parallèle sur cette voie douloureuse avec celles qui ont évolué magnifiquement ?
La raison en est que tous les groupements humains ont été domines, jusqu’à nos jours par la rareté des richesses.
Des profondeurs de Néanderthal jusqu’à nos jours, le destin de l’homme sur ce globe a été de rechercher des collaborations, d’équilibrer des systèmes, de faire oeuvre d’imagination, pour augmenter sans cesse la production des choses utiles et tenter de combler une consommation toujours imparfaite, jamais satisfaite.
Toute admission dans une collectivité humaine comportait l’acceptation tacite d’y apporter sa collaboration, pour accroître les moyens de vivre de ce groupement. Aussi bien, tout ce qui vivait dc la collectivité, sans rien offrir en échange, était-il considéré comme parasite. Si les sociétés ont nourri - parfois même après les avoir appelés - certains de ces parasites, ces derniers leur apportaient des satisfactions d’un ordre contestable, mais qui compensaient pour elles le sacrifice qu’elles s’imposaient.
Les Vieux ont suivi cette évolution. Dans la période totémique, le chef de famille a droit de vie et de mort stir le groupe qu’il commande. Dès qu’un fils est assez grand pour éveiller sa jalousie, l’Ancêtre le chasse ou le tue. En retour, dès qu’il faiblit, il voit se dresser un male plus jeune qui l’abat et règne à sa place.
Le système du cocotier, des peuplades retardées dans leur évolution, répond toujours au même principe, qui veut que soit sacrifiée toute inutilité.
Cependant, les vieux ont su tempérer cette inéluctable loi en prolongeant leur pouvoir physique limité dans le temps, par un ascendant. moral affirmé sur les membres de leur groupe.
Leur expérience fut appréciée pour la liquidation des situations difficiles traversées par le clan. Ce furent les conseils sur la conduite des chasses, des combats, les soins relatifs aux blessures, aux maladies, la connaissance des simples ; plus tard, avec l’éveil d’une angoisse mystique, la liaison entre les puissances occultes et l’inquiétude humaine. Une somme de connaissances de différentes valeurs permit enfin aux Vieux d’offrir des « utilités » à la collectivité et de se maintenir ainsi en accord avec le pacte social . ...
C’est une situation analogue qui. assurait la subsistance de ta génération précédant celle de nos Vieux actuels. Ces derniers pensaient - comme leurs aînés que l’expérience, chèrement acquise, de leur métier leur permettrait de continuer à être utiles dans un coin de l’atelier ou du bureau. Et, grâce à cette utilité, d’ouvrir le même droit dont avait bénéficié leurs prédécesseurs à une consommation réduite, mais suffisante.
Ils avaient aussi hérité de l’instinct d’épargne, et, durant leur vie actives ils avaient réservé pour l’avenir des possibilités de consommation chiffrées par les arré. rages de valeurs mobilières ou le produit de la capitalisation des versements effectués à une caisse de retraites. Ce désir de sécurité du lendemain était si grand dans notre pays que la France était devenue, par son épargne, le Banquier du Monde.
Voyons maintenant à quelle situation une civilisation, aussi brillante par certaines faces, a pu conduire ses Vieux collaborateurs, lesquels avaient joué franc jeu avec ses lois et gardé une confiance aveugle, hélas ! en ses institutions.
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Les Vieux furent les premières victimes d’une technique nouvelle de la production, qui libère chaque jour plus de travailleurs.
La précision de cette technique rend sans objet le capital d’expérience amassé péniblement dans une vie de travail. Aussi bien, y a-t-il rupture brutale avec le destin supportable des générations précédentes. Il n’y a plus de petit coin, pas plus dans l’atelier qu’au bureau, on la présence des Vieux peat encore offrir quelque utilité.
Il leur reste, heureusement, pensez-vous, le produit de leur épargne. Cette dernière va, au moins, sauver la fin de leur vie du cauchemar de la misère.
Las, une autre déception, écrasante d’amertume, allait s’abattre encore sur cette même génération. La montée du coût de la vie, répondant à la dévaluation du
franc, rendait stériles les efforts et les privations de toute une vie humaine.
La révolution dans les moyens de produire engloutissait le capital épargné par les Vieux et l’avilissement de l’unité monétaire eu rendait les produits ridiculement faibles, quand le capital n’avait pas disparu.
L’Etat lui-même s’incline devant les faits qu’il a déterminés par l’émission de fausse monnaie. Il constate la faillite du principe capitalisation en accordant à ses fonctionnaires retraités une majoration de pension, « prélevée sur les ressources annuelles de son budget ». Nos politiciens ouvrent, du même coup, le droit à toutes les autres catégories de Français au même bénéfice compensateur.
La vie de l’épargne française ne devait pas, eu effet, se réfugier obligatoirement dans les caisses de retraites des administrations publiques. Son devoir était, hurlait-on de partout, de féconder les sources de la production
D’ailleurs, si nous prenons un salarié prévoyant, qui avait confié au 3 0/0 perpétuel de l’Etat français son épargne péniblement acquise, que constatons-nous ?
Cet homme, avant la guerre, s’était tenu le raisonnement suivant : Avec trois francs par jour, je pus assurer ma subsistance dans ma vieillesse. Ma vie sera modeste, mais suffisante. Chaque fois que il achèterai trois francs de rente j’ aurai assuré une journée de mes années de viellesse. Si je puis répéter cette opération trois cent soixante-cinq fois, mes vieux jours seront assurés définitivement.
En travaillant avec acharnement, en ayant la chance d’éviter maladies et accidents, en multipliant les privations, notre salané a acheté ses 1.095 francs de rente annuelle. Il les touche toujours. Mais le franc valait 322 milligrammes d’or quand notre épargnant offrait son argent à I’État contre un titre de rente. Actuellement, le franc vaut 27 milligrammes d’or. Il s’appelle toujours le franc ; cependant, l’Etat acquitte ses dettes avec une unité près de douze fois pins faible.
Que peut faire, actuellement, notre épargnant avec ses trois francs-Reynaud par jour ?
Ainsi, le travail est refusé aux Vieux et leur épargne est pulvérisée par les transformations économiques.
Le calice n’est pas vidé. Si la sécurité que les hommes croyaient trouver dans un morceau de métal précieux était un leurre ; si leurs calculs sur le maintien de leur utilité à la production était une erreur, pouvaient-ils, en dernier ressort, compter sur la charité ou une compensation tardive des services rendus.
Hélas ! La raréfaction de la clientèle, privée par le chômage de ses moyens d’ achat, oblige le producteur à une compression sévère du prix de revient. Donc, moins que jamais peut-on tolérer d’inutilités ou même d’utilités, réduites.
On supprime alors les rentes minuscules qu’on faisait aux vieux collaborateurs de la Maison. On commet cet acte aux terribles conséquences, avec le même regret qu’on a éprouvé à « remercier », en détournant les yeux, le vieil ouvrier que, pendant cinquante années, on a vu dans son usine. On sait que l’on fait une chose dont on est moins que fier, mais c’est la loi de la Jungle, et le problème comptable domine chaque jour davantage le problème humain.
Puis, l’on pense qu’après tout l’initiative privée ne peut pas tout assumer. L’Assistance Publique doit faire son office.
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Depuis 1789, il faut constater que les conceptions en matière d’assistance ont change.
Délaissant l’idée de charité chrétienne pour faire appel à l’idée de justice sociale, la Révolution échaffauda un système de secours publics concentré dans les mairies de l’Etat et demandant ses ressources à l’impôt.
Ce système aboutit à la Loi du 10 janvier 1849, qui est toujours la charte de l’Administration générale de l’Assistance Publique à Paris.
Poursuivant l’étude qui nous intéresse, nous voyons que le sort des Vieux est lié à l’application de la Loi d’Assistance du 14 juillet 1905, dite « Loi d’Assistance obligatoire aux vieillards, aux infirmes et aux incurables privés de ressources ».
Pour en bénéficier, il faut avoir la nationalité française ou appartenir à une nation ayant passé avec la France une convention d’assistance réciproque. Il faut être âgé de 70 ans ou atteint d’une infirmité, d’une maladie incurable rendant incapable de subvenir par le travail aux nécessités de l’existence.
Enfin, il faut être privé de ressources.
Quant à l’importance des secours attribués, disons tout de suite qu’en décembre 1938, dans les conditions les plus favorables, un assisté de la Ville de Paris a pu toucher 185 francs et bénéficier d’une allocation exceptionnelle de charbon de 30 francs.
Ainsi, avec un peu plus de 200 francs dans le mois, il a fallu au vieil assisté payer sa chambre d’hôtel et faire face à son entretien quotidien. Dans les quartiers périphériques de Paris, il faut compter environ 40 francs par semaine pour un ignoble cabinet meublé non chauffé.
Le loyer absorbe donc presque totalement les ressources de l’Assistance, et chaque matin le problème de l’alimentation, du chauffage et de l’entretien est posé à l’assisté.
Leurs solutions ne peuvent dépendre, bien entendu, que de la charité. Aujourd’hui, c’est une voisine qui a pu obtenir un pot-au-feu et qui apporte un bol de bouillon et une tranche de viande. Demain, ce sera un « bon ce fourneau » qui permettra au maiheureux de consommer un repas chaud au centre de distribution, Le jour suivant, une distribution charitable et publicitaire à la fois fera la joie des « sans travail » chez un boucher du quartier. Enfin, quand la charité privée n’aura rien donné, il restera l’ultime ressource des casernes militaires, de celles des pompiers de Paris, distribuant le trop-plein de leurs marmites, et des soupes populaires aux tristes cortèges.
Le problème du chauffage n’est pas moins tragique, et les basses températures que nous venons de subir fixent rapidement sur son caractère.
L’assisté ne peut compter sur les deux ou trois secours exceptionnels votés à Paris dans la saison froide. L’allocation de décembre, dont j’ai parlé plus haut, qui fut décidée dans la pé. node des grands froids, n’était pas encore distribuée au début janvier.
Il faut pourtant se chauffer et cuire 1c aliments. C’est alors le guet des camions laissant échapper, aux cahots de la route, quelques morceaux du précieux cornbustible. C’est la recherche du bois d’emballage, des cageots abandonnes sur les marchés, de tout ce qui petit brûler. C’est aussi, sur les quais, l’exploration autour des péniches, du coke utilisable dans les monceaux de mâchefer.
Quant aux vêtements, c’est la supplique renouvelée pour recevoir un manteau ou une paire de chaussures. C’est la visite des enquêteurs, les questions des agents de l’administration au logeur, à la concierge, aux voisins, aux commerçants. C’est la publicité de sa misère, l’avilissement de sa personnalité. C’est aussi le nécessaire moyen de répartition d’une Administration qui ne peut satisfaire à toutes les demandes !
Mais vous étonnerez-vous encore de découvrir dans votre journal que certains vieux préfèrent ouvrir le gaz, un soir où le courage est à bout, quand la Compagnie ne l’a pas encore coupé ?
Voilà donc le tableau sincère, connu, toléré, admis par notre organisation sociale pour les éléments dénués de ressources.
C’est, au plus juste, la prime d’assurance payée par la société pour éviter les réflexes, toujours dangereux, des affamés.
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C’est aussi, jeunes gens, l’heureuse perspective d’avenir qui vous est réservée quand, d’ècheion en échelon, vous tomberez dans la zone de misère d’où l’on ne peut plus s’évader.
Vieux travailleurs et chômeurs confondus avec les éléments trouhies ou paresseux, vous voyez diminuer avec angoisse et colère le nombre de « charges » auquel vous aviez droit. On veut ainsi vous décourager de la « paresse » et vous engager à reprendre un emploi.
Comme s’il ne tenait qu’à vous !
On ne peut pourtant pas ignorer votre sort douloureux, vos démarches répétées, vos efforts infructueux pour trouver du travail.
Sont-ils paresseux, les 32.664 chômeurs du bâtiment (bois et pierre) à qui l’Office départemental de la Seine ne peut offrir qu’une seule et unique place ?
Sont-ils des exploiteurs, les 26.21 employés de commerce et de bureau qui n’ont trouvé, au même Office centralisateur, que 25 postes à satisfaire ?
Et l’alimentation, avec ses 16.543 demandes pour 9 offres ?
Et les transports, avec 11,775 demandes et aucune offre ?
Et le vêtement, avec 11,824 demandes et 13 offres ?
Et les cuirs et peaux, l’industrie du livre, les industries chimiques, les textiles, toutes les activités humaines, enfin, pour aboutir aux « travaux divers de manoeuvres », avec 54.713 demandes d’emplois et une offre de travail ?
Lisez régulièrement, dans le Bulletin municipal Officiel de la Ville de Paris, le supplément qui traduit la situation du marché du travail. Cette statistique vous permettra d’endiguer bien des bêtises sur le « dynamisme » amoindri des travailleurs français.
Elle vous permettra aussi de refouler la mauvaise foi de ceux qui spéculent sur l’ignorance des masses pour prolonger de quelques mois ce qu’ils croient être leur intérêt.
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Nous avons fait ensemble le point de la situation actuelle des vieux. Nous avons constaté qu’il n’y avait pas seulement un problême des Vieux, posé tel qu’il l’a toujours été, dans toutes les civilisations basées sur la rareté de la production. Ce n’est plus l’inévitable échéance biologique qu’il s’agit de prévoir et d’équilibrer.
Le problème des Vieux n’est plus, de nos jours, qu’une face de celui que posent des techniques neuves qui se passent de l’homme, qui le refoulent des centres où l’on produit.
Mais nos civilisations établies, dominées par la rareté des choses utiles aux hommes, exigent de ces derniers, dans leurs statuts millénaires, le travail quotidien.
Si l’homme ne travaille pas, il n’a pas de salaire. II ne peut donc pas consommer ce qui a été produit.
Les vieux, comme les jeunes à qui le travail est refusé, sont donc condamnés, par le progrès scientifique, à ne plus pouvoir acheter, c’est-à-dire à mourir de faim.
Il faut donc condamner le progrès, juguler la science ou remplacer ce qui s’oppose à la distribution de ce que les machines produisent à la place des hommes.
Car, dans la mesure où l’on se passe de l’homme, de sa peine de ses efforts en les remplaçant par des actes mécaniques, on produit plus mais on consomme moins. Les machines ne demandent pas de salaires, ni de sursalaire familial ; on n’a donc plus les moyens d’acheter ce qu’elles ont produit.
ACHETER et VENDRE sont des portes ridiculement étroites et qui se resserrent chaque jour.
Le circuit des formidables richesses créées par l’intelligence humaine se heurte et s’accumule stérilement devant ces deux goulets.
Allons-nous continuer à nous imposer cet étranglement atroce quand il suffit de faire sauter les portes pour libérer le flot généreux des satisfactions humaines ?
Vous souvenez-vous des consignes ridicules qui fermaient partiellement les portes de Paris, en 1914, avec quelques chevaux de frise extraits des musées médiévaux ? Ou appaisait alors l’opinion publique fiévreuse avec de pareils anachronismes.
On l’endort encore de nos jours avec des mesures d’un caractère aussi grossier, sur le plan économique et social.
Cependant, la vérité achève de dessiller les yeux des plus obstinés. Demain, tout le monde exigera le régime de l’Abondance et affirmera avoir toujours été le fervent disciple de toujours Duboin.
En attendant, dès ce soir, des Vieux s’en vont vers leur dernière demeure. D’autres suivront, après avoir distillé une atroce misère et maudit le jour de leur naissance.
Le Vieux ne peuvent plus, ils ne doivent plus attendre.
Les moyens leur permettant de consommer selon le standing d’un homme du vingtième siècle doivent sortir des Caisses publiques.
Le droit à la vie doit primer l’hypocrite problème comptable, en lequel personne ne croit plus. On repousse la fumisterie d’un équilibre budgétaire obtenu par le bourrage des crânes et l’escroquerie officielle des dévaluations.
Hier on a su faire des milliards pour tuer.
On fait aujourd’hui des milliards pour tuer demain.
Je demande qu’on fasse, de la même manière, les milliards qui doivent nourrir ceux qui restent.