De Steiner à Duboin
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Publication : juillet 2004
Mise en ligne : 19 janvier 2006
Rudolf Steiner [1] propose dans son livre Kernpunkte der sozialen Frage [2] une nouvelle organisation sociale, qui pourrait bien conduire à une économie distributive. Il tente de partir de la réalité afin d’ajuster au mieux son analyse. Il étudie l’organisme social comme un tout, qui a ses particularités propres, et qui est en constante évolution. C’est pour cette raison que la triarticulation [3] doit être considérée comme un processus et non un système abouti. Il modélise alors un organisme social basé sur trois institutions : une institution économique, une juridique et une spirituelle. Il définit vers quels principes naturels ces organisations doivent tendre pour mener la société à un équilibre, et les hommes à un épanouissement personnel.
L’institution économique doit prendre en charge ce qui concerne strictement la production, la circulation et la consommation des marchandises. Or, à son époque, et aujourd’hui encore plus, le domaine de l’économie ne se limite pas à ces aspects. Les intérêts des sociétés privées se sont immiscés dans les décisions politiques au détriment de l’intérêt collectif. Comme il le dit si bien « Que les hommes introduisent les intérêts servant la vie économique dans la législation et l’administration de l’État constitutionnel, et toute juridiction ne sera plus que l’expression de ces intérêts économiques » [4].
La place prépondérante qu’a acquise l’économie dans l’organisation sociale conduit à un déséquilibre. « Dans le circuit économique où ne devrait circuler que la marchandise, la force de travail et les droits circulent aussi ». La “marchandise” correspond à toute chose transformée par l’homme pour être consommée. Les “droits” correspondent par exemple à l’exploitation des richesses du sous-sol dans un but d’enrichissement personnel alors qu’elles sont le patrimoine de la collectivité. Le terme “marché du travail” reflète bien à quel point cette circulation de la force de travail est ancrée dans notre société : un C.V. doit être rédigé pour “vendre” au mieux un travailleur.
R. Steiner poursuit : « Dans un organisme social sain, il doit être mis en évidence que le travail ne peut être payé. On ne peut pas, comme on le fait dans le cas d’une marchandise, lui attribuer une valeur économique. Ce n’est que la marchandise produite par le travail qui aura une telle valeur, en comparaison avec d’autres marchandises. De quelle façon et dans quelle mesure un homme a à travailler pour le maintien de l’organisme social, cela doit être réglé sur la base de ses capacités et en tenant compte des conditions d’une existence digne et humaine ». Ce qui va dans le sens de la troisième proposition qu’a formulée [5] M-L Duboin, concernant la séparation de la gestion des biens de celle des personnes. De sorte que la valeur d’une marchandise devient simplement « dépendante de la nature et de la quantité du travail ». Il ajoute également que toute personne peut choisir son activité, elle fournira ainsi à l’organisme social ce dont il a besoin pour son bon fonctionnement et elle pourra compter sur une rémunération juste, discutée par les institutions dénuées de tout intérêt, si ce n’est celui de l’Homme. Nous voyons ici très bien que ces observations conduisent à l’instauration d’un système économique distributif, géré par une institution spécialisée [6].
Ce qu’il précise, c’est l’environnement qui doit interagir avec une telle institution, avec en premier lieu une institution juridique, correspondant à l’État qui retrouve alors son indépendance. Sa fonction se limite à la législation et à la bonne exécution des décisions judiciaires, en fait, à ce qui concerne « les rapports d’homme à homme ». L’État ne possède plus une direction centralisée de certains secteurs comme l’énergie ou les réseaux ferrés [7]. « Une évolution saine donnera à la vie économique son indépendance et à l’État politique la faculté d’agir, par la législation, sur le corps économique », comme aujourd’hui France Télécom est tenue de laisser un nombre donné de cabines téléphoniques en service même si elles ne sont pas jugées rentables.
Ceci peut surprendre de prime abord. Or cela permet en réalité à l’homme de prendre conscience de ses droits, indépendamment de sa relation à l’entreprise.
À la production et aux rapports d’homme à homme s’ajoutent les facultés individuelles de chacun. L’institution spirituelle, dans un sens très large, concerne donc aussi bien les domaines du culturel, du social, de l’écologique, de l’humain, que du spirituel, où chacun pourra s’exprimer librement. L’existence reconnue de cette troisième composante permet à chacun d’intégrer ses valeurs dans le quotidien en allant interagir avec les composantes législative et économique. Steiner observe que cette partie de l’organisme est souvent placée en dehors du quotidien par les individus. Il ne suffit plus d’aller à la messe le dimanche. « Il faut que la vie de tous les jours devienne conforme à la vie de l’esprit ». La reconnaissance de la vie associative dont parle R. Poquet [8] serait un pas dans cette direction.
Ces trois catégories sont de nos jours bien réelles. Cependant, n’ayant pas conscience d’elles-mêmes et de leur devoir d’interaction les unes envers les autres, elles sont en conflit. La sphère économique est largement prédominante et nuit aux intérêts collectifs. Pour pallier ce déséquilibre, la sphère appelée ici spirituelle se développe fortement. Elle se manifeste de plus en plus à travers les contestations d’ONG. Elle se trouve également intégrée au quotidien comme le montre le développement de l’agriculture biologique, le commerce équitable... Une première étape consiste donc en une prise de conscience de l’existence de chacune de ces trois sphères.
À travers sa description de l’organisme social, R. Steiner envisage d’orienter le système actuel vers une organisation structurante consciente. Pour cela, il faut préserver à l’individu la possibilité d’entreprendre lorsque les activités développées servent la communauté. Le “contrat civique” développé par M-L. Duboin garantit, dans le même esprit, une libre entreprise, tout en s’assurant d’une utilité collective de la structure envisagée. La propriété privée doit donc être mise au service de l’intérêt général. À ce stade, la question n’est plus « de chercher par quel moyen on peut supprimer la propriété du capital, mais de trouver comment cette propriété peut être administrée pour qu’elle serve au mieux les intérêts de la collectivité ». C’est là qu’intervient l’État juridique qui doit définir les conditions d’utilisation de la propriété privée et régler les transferts de droits, sans s’octroyer la possibilité de gérer ces biens. Il ne doit pas non plus juger de la situation, mais seulement s’appuyer sur les lois établies en accord avec les institutions spirituelles qui, elles, sont aptes à se prononcer humainement.
Finalement, les avantages apportés par un tel système social rejoignent clairement les avantages d’une économie distributive. Ainsi, pour R. Steiner : « Dans l’organisme social sain, l’argent ne sera que critère des valeurs ; car derrière chaque pièce de monnaie, derrière chaque billet de banque, se trouve une valeur de production, par rapport à laquelle le possesseur de l’argent a pu avoir accès à ce dernier. De par la nature des choses, des institutions s’avéreront nécessaires, qui retireront à l’argent sa valeur pour son possesseur, lorsque cet argent aura perdu la signification indiquée ».
De plus, « l’objectif est le remplacement de la relation de salaire, par la relation contractuelle de partage, concernant la production fabriquée en commun par le dirigeant et l’ouvrier ; cela en liaison avec l’ensemble de l’institution de l’organisme social ».
Il précise également que la perspective du gain dans un tel environnement n’a plus lieu d’être, car le mode de pensée capitaliste évolue lorsque la vie spirituelle peut s’épanouir librement : elle offre une compréhension nouvelle de la communauté.
En France, on trouve sous-jacentes ces trois composantes de l’articulation sociale, dans la devise nationale, que cite R. Steiner : la liberté doit se retrouver dans le domaine de l’Esprit, appelé ici spirituel, l’égalité doit se manifester dans le domaine du juridique et la fraternité doit permettre une coopération dans le domaine économique...
[1] Philosophe et pédagogue autrichien (1861-1925). Il est à l’origine du mouvement anthroposophique, de l’agriculture biodynamique.
[2] Les aspects fondamentaux de la question sociale, 1919.
[3] La plus grande partie de la littérature sur la triarticulation n’existe pour l’instant qu’en allemand. On peut trouver sur le site de l’Institut pour une triarticulation sociale (www. triarticulation. org) la traduction française de trois des quatre chapitres de l’ouvrage cité.
[4] Dans tout ce qui suit, les citations en italiques sont tirées des chapitres 2 et 3 de la traduction citée ci-dessus.
[5] GR 1041, mars 2004.
[6] NDLR : Avec cependant deux nuances, l’une due au fait que nous ne pensons pas qu’aujourd’hui la valeur d’une marchandise puisse être déterminée par la quantité de travail humain ; l’autre sur la réticence que nous éprouvons à confier la gestion à une institution spécialisée, préférant plutôt chercher comment la démocratiser grâce à des Conseils économiques et sociaux très ouverts au public.
[7] Si certains services doivent restés centralisés, ce sont ceux qui doivent être coordonnés, comme l’énergie et le réseau ferré. M-L D.
[8] GR 1044, juin 2004.