Décroissance et utopie


par  H-C MATTON
Mise en ligne : 17 février 2006

Je lisais dernièrement dans Le Monde Diplomatique, Bible des membres d’Attac, un article de Serge Latouche sur la nécessaire décroissance économique pour les raisons que l’on connaît, dont la principale semble être le réchauffement planétaire et ses conséquences peut-être dramatiques. « Ce que l’on ne sait pas, c’est peut-être terrible », écrivait Rimbaud. Mais des raisons, on pourrait en citer beaucoup d’autres, car cette trouvaille, qui commence à se manifester, ne date pas d’hier (voir Club de Rome des années 70). Petite musique dans le bruyant concert de la nécessaire reprise économique dont on sait que, loin de créer des emplois, elle en détruit (n’en déplaise aux politiciens de tous bords ou presque). À partir de là, Serge Latouche aborde la question de forme, à savoir : comment amorcer cette fameuse décroissance. Et d’envisager les solutions qui s’offrent à nous, et qui vont se heurter, bien entendu, à de tels obstacles qu’on en frémit d’avance. Dont, en premier, l’ardente obligation de se débarrasser du capitalisme et de l’idée même de propriété, sine qua non...

Voilà du pain sur la planche. Surtout quand on se souvient que dans ces mêmes années 70, un ministre, Edgar Pisani, avait commis un livre intitulé l’utopie foncière. Dans ce livre, génial de lucidité, cet ex-ministre de De Gaulle énumérait toutes les raisons de s’attaquer, sans tarder, au problème de la propriété foncière qui devait passer du particulier aux collectivités locales. Pisani n’était pas dupe de la difficulté de la tâche, mais il en faisait la pierre angulaire de la défense de la chose publique, dans un monde où il entrevoyait la montée en puissance d’un secteur privé dévastateur. « Il faudra deux cents ans pour la réaliser mais il faut s’y attaquer sans retard » concluait-il. Je crois qu’il était aussi membre du Parti socialiste ... on mesure l’abîme qui s’est creusé entre lui et ses successeurs ! À l’époque j’avais résumé ce bouquin dans une revue de la ruralité profonde, et j’ajoute, pour l’anecdote, sans la moindre manifestation d’un trouble quelconque.

Une des raisons invoquées pour la collectivisation des sols, en dehors de la rationalisation de leur mise en culture, était l’aménagement du territoire et son utilisation raisonnée.

Prenons deux exemples d’actualité : la pollution des eaux par les nitrates et les sols affectés au logement. L’agriculture intervient à 80% dans la pollution des eaux par les nitrates, les agriculteurs n’y peuvent mais... Dès qu’on passe la charrue, on déclenche un phénomène très naturel, la minéralisation. Sous un sol forestier, la teneur en nitrates de l’eau de la nappe ne dépasse pas 5 mg par litre, mais dans un sol cultivé on descend difficilement au dessous de 25 à 30 mg, et à condition de pratiquer la fertilisation raisonnée et les cultures intermédiaires. Pour faire mieux, il faudrait avoir la maîtrise du territoire pour installer des zones-pièges à nitrates, zones enherbées judicieusement choisies, et protéger les eaux de surface, etc. Pour les logements Borloo à cent mille euros, même topo. Moralité, il est indispensable d’avoir la maîtrise des sols, tant dans une question aussi vitale que celle de l’eau, que dans celle qui nous explose à la figure aujourd’hui, la spéculation foncière. Et il y a mille autres raisons encore à la nécessaire collectivisation des sols...

Je reviens à Serge Latouche. Après avoir constaté la difficulté de la mise en œuvre de “l’éco-décroissance”, il faudrait la justifier auprès du grand public en évoquant des solutions de remplacement à son appétit consumériste : la culture, les relations humaines, les sports non compétitifs, les religions (haut risque)... Mais tout çà prendra du temps. Et quand on voit l’état mental des populations, le nôtre... et le tout sous l’œil biblique de Big Brother ! Et puis, il doit bien y avoir des gens qui ont d’autres idées pour résoudre les questions évoquées. Passons sur les spéculations multiples, pour en arriver à une conclusion lapidaire : « pensons global et agissons local ». Donc pas question de gouvernance mondiale, mais mise en place d’unités de population autonomes, qui ne dépasseraient pas trente mille habitants, avec une activité satisfaisant les besoins de base, une gestion collective démocratique basée sur la participation de tous ses membres, le renouvellement rapide des responsables élus. Ces groupes autonomes ne devraient pas être fermés mais largement ouverts sur l’extérieur tout en respectant la règle de base impliquant des échanges réguliers de population. S.Latouche estime qu’on devrait respecter la norme dans les grandes villes. On comprend mal comment ! En réalité une sorte de fouriérisme revu et corrigé.

On peut, bien entendu, se gausser de ces élucubrations et l’on aura probablement raison car le rêve de la Cité idéale n’est pas nouveau ; tout au long de l’Histoire, des idéologies ont fleuri et capoté devant la terrible réalité humaine, le pouvoir et ses dérives monstrueuses. Comment peut-on croire dans ces conditions à une solution de ce type, démocratique ? Une des dernières communautés de modèle fouriériste, le Familistère de Guise, a disparu après 68. Mais il n’était pas de type démocratique à proprement parler. Il reposait sur un homme, certes génial, Godin, qui avait érigé dans les années 1850 ce monument à la collectivité de travailleurs. Ce familistère était autonome, mais il était aussi la traduction par un grand patron de l’utopie fouriériste : des logements prodigieusement confortables pour l’époque, un environnement incroyable : école, théâtre, jardins, le tout regroupant près de mille personnes. On a dit beaucoup de choses sur Godin et sa mégalomanie, n’empêche qu’à sa mort, il a légué son Familistère aux ouvriers. Et l’autogestion y a perduré, tant bien que mal, plus de soixante ans.

Aujourd’hui, on voit se développer un mouvement vers la création d’écovillages avec des moyens apparemment assez dérisoires ; mais dans la foulée ne pourrait-on pas projeter quelque chose de beaucoup plus vaste et ambitieux ? On ne devrait pas avoir de mal à trouver des volontaires, vu la foule des altermondialistes réunis dans de grandes messes où l’on fustige, avec raison, les dégâts du néolibéralisme. À la suite de quoi on rentre au bercail profiter des petits privilèges de situation. C’est, entre autres, le cas des politiciens qui sont ravis d’aller faire un tour au pays de la Samba avant de revenir inaugurer les chrysanthèmes. Je plaisante, bien sûr, mais rien ne bougera tant que ceux qui ont une conscience claire des questions environnementales, énergétiques ou de la diversité qu’elle soit biologique, sociale, culturelle ou linguistique, ne s’investiront pas dans des actes et non seulement des mots creux. Bien entendu, c’est impossible. Tous autant que nous sommes, ligotés dans un système inextricable, dans une logique implacable dont il serait vain de croire qu’on pourrait infléchir quoi que ce soit. Cette logique, c’est celle du pouvoir, de la domination, en un mot, de l’humanité dans toute sa splendeur, arrogante et dominatrice comme avait dit quelqu’un. Et qui mieux que Huxley a défini la question de fond : histoire de l’homme, histoire de la liberté profondément liée à l’idée d’esclavage. Dans ses tentatives pour accéder à l’idée de liberté, l’homme échange un esclavage pour un autre : esclavage originel, esclavage du ventre vide et de la mauvaise saison, esclavage de la nature (opinion par ailleurs contestée aujourd’hui mais qu’importe). On échappe à la nature par l’organisation sociale et l’invention technique. Dans une cité moderne, il est possible d’oublier que la nature existe dans ses aspects hostiles.

L’esclavage naturel aboli, un nouvel esclavage apparaît, celui des institutions, religieuses, légales, économiques, éducatives. On change d’institution pour recouvrer une nouvelle liberté et pendant le bref instant entre l’ancienne et la nouvelle institution, une lune de miel s’installe, rapidement mise à mal par les nouvelles contraintes : indéfiniment.

Seule, une infime partie des individus, de par une situation économique favorable, jouit d’une véritable liberté, d’autant plus que le contexte s’y prête. Pour eux, les institutions constituent un cadre solide à l’intérieur duquel ils peuvent effectuer toutes les acrobaties qu’il leur plaît.

Alors, la décroissance, elle se fera sans nous, sans une volonté humaine car ce serait contre nature, à l’occasion d’une catastrophe écologique, par exemple ; ou bien les choses se dérouleront autrement, en dehors de nous, possiblement comme l’a imaginé Jean-Michel Truong, psychologue, philosophe et chercheur en intelligence artificielle, auteur d’un essai magistral en forme de pamphlet [1].


[1Totalement inhumaine, éditions Les Empêcheurs de tourner en rond.