Vive l’Amérique de Michael Moore et de quelques autres
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Publication : juillet 2004
Mise en ligne : 19 janvier 2006
Il devient heureusement de moins en moins nécessaire, surtout depuis son récent triomphe au Festival de Cannes, de faire de la publicité pour ce joyeux spécimen d’une autre Amérique.
Il avait peu auparavant répondu avec beaucoup de bon sens à une question stupide, disant qu’il n’avait pas plus honte aujourd’hui d’être américain qu’il n’en avait jamais été fier, vu qu’il n’y était pour rien, mais qu’en fait, il n’en était pas trop mécontent.
On peut penser qu’à l’opposé, tel autre qui se proclame fier d’être français et manifeste des préjugés racistes, serait, sans plus de raison, tout aussi fier d’être juif, arabe ou noir si le hasard en avait décidé autrement, et tant mieux pour lui.
En préface à son dernier livre, dont la traduction est parue récemment aux éditions La Découverte sous le titre : “Tous aux abris !”, Michael Moore a cru bon d’ajouter à l’intention de ses lecteurs français quelques explications pour les aider à comprendre les Américains.
Il estime que la majorité de ses compatriotes sont des gens tout à fait progressistes mais que « leur problème, c’est l’absence totale de leaders progressistes crédibles et suffisamment déterminés ». C’est dire que son hostilité à George W. Bush ne le fait pas se jeter aveuglément dans les bras de tous ses adversaires, contrairement à l’attitude de ce dernier, pour lequel quiconque se proclame “antiterroriste” mérite d’être admis ou réintégré, comme le colonel Kadhafi, dans “le camp du Bien”.
Pour Michael Moore, l’excuse du comportement, et en particulier du vote ou aussi du non-vote des Américains, c’est « l’état d’ignorance obligatoire qui nous est imposé dès l’école, où nous n’apprenons pratiquement rien sur le reste du monde, et qui se perpétue pendant toute notre vie adulte à travers l’action des médias, lesquels font passer à la trappe toute information en provenance de l’étranger qui ne concerne pas directement les Etats-Unis... 82 % d’entre nous n’ont même pas de passeport ! Nous ne sommes qu’une infime poignée à connaître une autre langue que l’anglais... »
Concernant la façon dont les Américains se sont si facilement laissé entraîner dans une nouvelle guerre contre Saddam Hussein, il fait les remarques suivantes : « Nous avons gagné la guerre froide sur un forfait : l’Union Soviétique, grâce à M. Gorbatchev, a tout simplement décidé d’abandonner la partie... La RDA s’est effondrée parce que ses habitants ont commencé à descendre dans la rue et à briser le Mur à coups de marteau. Vous vous rendez compte ? Une dictature qui tombe sans qu’un coup de feu soit tiré ! Même chose en Afrique du Sud : un peuple qui se libère tout seul sans qu’on ait besoin de le bombarder ! En fait, au cours des dix ou quinze dernières années, on pourrait citer deux bonnes douzaines de pays qui se sont libérés grâce à une combinaison de pressions internationales et - ce qui est plus important encore - de rébellion non violente de leurs propres citoyens. Sauf que, vu que nous ne savons rien de ce qui se passe au-delà de Brooklyn et de Malibu, on ne nous a pas informés de cette méthode fort efficace pour se débarrasser des régimes oppressifs. Dès lors, pas étonnant que les Américains aient avalé toutes les salades qu’on leur a vendues sur l’Irak (le fameux “lien” entre Saddam Hussein et le 11 septembre étant ma salade préférée). »
Puis il interpelle à leur tour les Français : « C’est quoi votre excuse à vous ? Comment avez-vous pu laisser vos dirigeants grignoter ce système de protection qui vous différencie de l’Amérique ? Le modèle français, c’était “tous solidaires” : libre accès aux soins de santé, éducation libre et gratuite, bref liberté et gratuité pour tout ce qui concerne le bien-être minimal de tous vos concitoyens. Mais c’est de moins en moins vrai, et j’ai l’impression que la France ressemble de plus en plus aux Etats-Unis... Allez, les Français, ressaisissez-vous ! Vous êtes des gens instruits. Vos médias vous parlent aussi de ce qui se passe au-delà de vos frontières. Vous voyagez. Vous connaissez la valeur de l’éducation. Ces derniers temps, vous avez été la conscience morale de la communauté internationale. Je vous demande humblement de faire preuve des mêmes qualités morales au moment de défendre les droits sociaux des plus défavorisés d’entre vous. En matière de politique économique, d’emplois et de services pour les pauvres et les immigrés, n’imitez surtout pas le modèle américain ! »
Son précédent livre (“Stupid White Men”, ou dans l’édition française, “Mike contre-attaque”) s’était vendu dans le monde à plus de quatre millions d’exemplaires (dont 150.000 en France, répartis entre La Découverte et 10/18), devancé seulement par “Harry Potter”.
L’affaire avait pourtant mal commencé. C’est le 10 septembre 2001 (la veille du fameux 11 septembre) qu’étaient sortis les premiers 50.000 exemplaires destinés aux Américains, et ce premier tirage restera bloqué pendant cinq mois cependant que l’éditeur le harcelait pour qu’il réécrivît une partie de son livre et en supprimât tous les passages pouvant ternir l’image de leur intrépide chef de guerre. Devant sa mauvaise volonté, il fut envisagé d’envoyer les 50.000 exemplaires au pilon, mais la menace s’étant ébruitée, ce fut un tollé de la part des lecteurs, distributeurs et bibliothécaires. Dans un pays où beaucoup restent attachés à leurs libertés et à leurs droits fondamentaux, et où pour les autres le patriotisme n’a pas l’habitude d’étouffer les intérêts financiers, aussi dérangeant que fût Michael Moore, il n’était guère possible de faire taire quelqu’un qui ne faisait qu’exercer ses droits de citoyen américain, ni d’empêcher d’écrire des livres et de réaliser des films un auteur à succès. Au moment où on lui attribuait la Palme d’Or à Cannes, son précédent film “Bowling for Columbine”, sorti en 2002, faisait encore l’objet de 10 projections hebdomadaires dans deux salles parisiennes, où “Roger et moi” et “The Big One”, des films encore plus anciens, continuaient d’être périodiquement reprogrammés. Et si, pour ne pas s’attirer les foudres de l’administration Bush, l’éditeur américain de “Stupid White Men” n’osa jamais en effectuer de trop gros tirages qui eussent semblé vouloir en encourager la vente, il en est aujourd’hui à plus de cinquante réimpressions. Bien qu’obtenu à son corps défendant, j’imagine que ce succès ne doit pas trop le faire souffrir.
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Un autre cinéaste américain : Morgan Spurlock, pour réaliser son documentaire “Super Size Me”, s’est comporté en véritable kamikaze, démontrant au péril de sa vie qu’on pouvait arriver à se suicider simplement en mangeant chez Mac Do matin, midi et soir. Il a été fort heureusement stoppé par ses médecins au bout d’un mois de ce régime, « après qu’il eut grossi de 12 kilos, fait bondir son taux de cholestérol et amené son foie au bord de la cirrhose ». Mac Donald’s avait vivement condamné ce comportement “irresponsable”, mais il a apporté d’importantes modifications à ses menus, ce qu’il fait aujourd’hui savoir sur des pages entières de publicité dans tous nos quotidiens. Pour plus de précaution, les chaînes de “fast-food” avaient quand même fait voter en mars par le Congrès américain une loi les mettant à l’abri des poursuites que pourraient leur intenter certains de leurs clients.
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Dans un genre plus sérieux, quoique faisant souvent preuve de beaucoup d’humour, notamment dans un récent documentaire tourné sur lui par les Japonais, il y a encore l’infatigable Noam Chomsky. Âgé aujourd’hui de 75 ans, il a acquis la notoriété tout d’abord comme linguiste et c’est à ce titre qu’il est connu par les enseignants en langues du monde entier. Puis il s’est lancé dans l’action politique, condamnant en de nombreuses occasions l’action officielle des Etats-Unis, ou celle plus ou moins secrète de la CIA, dans le Sud-Est Asiatique, au Timor oriental et en Amérique Latine. C’est seulement depuis quelques années que l’on a traduit en français ses ouvrages les plus anciens, notamment au Serpent à Plumes “La Fabrique de l’opinion publique”, un imposant travail de recherche de type universitaire du genre Pierre Bourdieu, qui a de quoi séduire les intellectuels, mais n’était guère susceptible de soulever les foules, surtout américaines.
Plus accessibles et plus percutants, ses entretiens avec notamment Denis Robert sont parus directement en français aux éditions Les arènes en 2002 sous le titre : “Deux heures de lucidité”. Quant à son dernier ouvrage, “11/9 - Autopsie des terrorismes”, il a été publié en France, toujours au Serpent à Plumes, presque aussi vite qu’aux États-Unis. Le documentaire japonais que j’évoquais : “Noam Chomsky : pouvoir et terreur”, des entretiens et conférences postérieurs au “11 septembre”, passait encore début juin dans deux salles parisiennes, de même qu’un documentaire canadien de 1993 : “Chomsky, les médias et les illusions nécessaires” (mais attention, celui-ci dure 2 h 45 !).
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Le Baron Seillière connaît-il bien ce qu’il achète, et ce qu’il va devoir vendre ? En faisant acquérir fin mai par “Wendel Investissements”, pour 660 millions d’euros, 60 % du Groupe Editis, et en particulier les Editions La Découverte, il est en effet devenu le diffuseur en langue française des propos iconoclastes de Michael Moore. Espérons qu’il ne sera pas comme en Amérique l’objet de pressions allant à l’encontre de ses intérêts financiers.
Je vois aussi dans le catalogue de cet éditeur “Le gouvernement des riches”, un ouvrage écrit par Michaël Moreau, journaliste à France-Soir, et présenté ainsi : « Un bilan sans complaisance des mesures antisociales du gouvernement Raffarin et, enquêtes à l’appui, des révélations étonnantes sur l’influence qu’exerce sur lui le lobbying du Medef et des idéologues ultralibéraux ». On trouve également dans ce catalogue plusieurs ouvrages d’Alain Lipietz, qui n’est pas non plus de tendance “vert tendre” à l’égard du Medef, et j’en passe...
Ne risque-t-il pas d’y avoir conflit d’intérêts entre l’éditeur Ernest-Antoine Seillière et Ernest-Antoine Seillière patron du Medef ? Et d’aucuns ne vont-ils pas évoquer Dr Jekyll et Mr Hyde ?
Devant le spectacle constant de la gloutonnerie capitaliste, dont ceci n’est que la plus récente illustration, je penserais plutôt au “Nakal”, cet animal dévastateur aux ordres de Shiva. J’en avais découvert, il y a quelques années, au milieu d’autres sculptures d’un temple khmer, une représentation qui se réduisait à une gueule grande ouverte : le guide nous avait expliqué que c’était tout ce qu’il restait de lui après qu’il se fut dévoré lui-même !