Complotiste !

Réflexion
par  F. CHATEL
Publication : avril 2023
Mise en ligne : 15 août 2023

François Chatel explore les notions de débat, de quête de vérité, ces notions qui semblent avoir perdu de leur intérêt dans nos sociétés dites démocratiques, mais visiblement soumises aux pouvoirs financiers.
Comment construire des choix éclairés pour le bien de la collectivité lorsque des sujets d’orientation majeure sont bouclés dans l’urgence et sans réelle confrontation des connaissances, sans reconnaissance des parts inconnues, éclairant véritablement les décideurs et les citoyens ?

«  Se dit de quelqu’un qui récuse la version communément admise d’un événement et cherche à démontrer que celui-ci résulte d’un complot fomenté par une minorité active  ». [1]

Dans cette définition communément admise du mot "complotiste" figurent deux argumentations complémentaires. Pour correspondre à cette définition, la personne ainsi qualifiée doit donc être reconnue comme correspondant aux deux argumentations.

Pas d’accord !

Tout d’abord, la personne qui récuse seulement la version officielle par pur esprit démocratique et qui demande une confrontation des idées, ne peut se trouver affublée d’une dénomination qui ne la concerne pas. Elle correspond simplement à un citoyen lambda qui utilise sa liberté d’expression comme le stipule les droits de l’homme et du citoyen. En général, compétente et expérimentée dans le domaine concerné, elle considère avoir le devoir de faire part de son avis ou de sa proposition pour le bien public. Par exemple, à propos du Pr Perronne — professeur des universités et praticien hospitalier français, spécialisé dans les pathologies tropicales et les maladies infectieuses émergentes, qui a été président de la commission spécialisée "Maladies transmissibles" du Haut Conseil de la santé publique — la Chambre disciplinaire de l’ordre des médecins d’Île-de-France a considéré qu’au regard de sa qualité d’infectiologue internationalement reconnu, il était le mieux à même de comprendre les enjeux de santé publique et avait «  l’obligation de s’exprimer dans le domaine qui relève de sa compétence  » [2] sur un sujet d’intérêt général, durant la pandémie du Covid-19. Alors que le Conseil National de l’Ordre des Médecins considérait que le Pr Perronne avait violé le code de la santé publique en s’étant exprimé dans la presse nationale, sur les réseaux sociaux, et dans trois ouvrages en mettant «  gravement en cause des confrères et d’avoir dénigré les politiques de santé publique   » mises en place par le gouvernement.

Compte tenu de cette jurisprudence, un grand nombre de professionnels de la médecine et certains élus politiques échapperaient donc à cette qualification dégradante. La pandémie de Covid-19 a révélé voire exacerbé une pratique totalitaire qui permet d’étiqueter et de discréditer une personne sceptique, ou opposée à une annonce ou une mesure officielle. Qu’importe la légitimité et la compétence en la matière de l’intervenant, son doute ou sa contradiction, la personne qui l’émet sera affublée du doux substantif de complotiste. Que signifie donc ce mot "nouveau" de plus en plus utilisé comme une arme fulgurante qui tente même à devenir dissuasive  ?

Liberté d’expression

Parlons de la seconde argumentation qui concerne plus particulièrement la construction de la théorie du complot. Qu’en dit la protection de la liberté d’expression  ?

L’Article 10 de la déclaration du 26 août 1789 des droits de l’homme et du citoyen pose que  : «  Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.  »

L’Article 11 de la même déclaration pose la liberté d’expression comme un des droits les plus précieux de l’homme. Il précise certes que tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement mais en ajoutant «  sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.   » Quelle loi  ?

Représentation de la «  Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789  » ‑ Jean-Jacques-François Le Barbier (1738–1826).
(© Domaine public - circa 1789)
’’

L’une d’elles précise presqu’un siècle plus tard, le 29 juillet 1881, qu’est répréhensible la diffamation, l’injure publique, l’outrage et la fausse information (un peu plus français que fake news). Elle s’applique aussi à la provocation c’est-à-dire l’incitation à commettre un acte illégal, des meurtres, pillages, incendies ou encore crimes contre la sûreté de l’État, même non suivie d’effet.

Les théories du complot comporteraient de la diffamation, des injures et des mensonges. Qui aujourd’hui ne prononce que des vérités, ne diffame jamais, ne prononce aucune injure  ? Certainement pas nos membres des gouvernements, les journalistes des plateaux mainstream et autres, les experts liés par des conflits d’intérêts, la cohorte des lobbyistes qui pullulent et envahissent les mondes économiques et scientifiques. En conséquence, le mot complotiste qui n’établirait aucune distinction deviendrait si général qu’il ne voudrait plus rien dire. Avant de dénoncer la paille dans l’œil du voisin, il faudrait prendre conscience de la poutre qui est dans le sien. Bien entendu, proférer des mensonges, des injures, diffamer est répréhensible, mais comment réprimander ceux qui utilisent les mêmes armes que leurs accusateurs  ?

La déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, dans son article 19, élargit la protection de la liberté d’expression dans le fait de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.

De plus, la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 en son article 11, ajoute que toute personne qui communique des informations ou des idées est protégée de l’ingérence des autorités publiques.

L’exercice de la liberté d’expression ne se limite pas à l’usage de moyens classiques tels la parole, l’écrit et l’imprimé, mais englobe également toutes les techniques modernes de télécommunication. La Cour européenne des droits de l’homme applique les mêmes principes à l’accès à Internet, en estimant que son blocage abusif viole la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme.

«  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées, notamment dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique.  » [3]

Le rapport d’Amnesty International du 19 octobre 2021 intitulé "Parole muselée et mésinformation. La liberté d’expression menacée pendant la pandémie de Covid-19", révèle comment le fait que les gouvernements et les autorités se soient appuyés sur la censure et la sanction tout au long de la crise, a réduit la qualité de l’information parvenant aux citoyens. La pandémie a engendré une situation dangereuse dans laquelle les gouvernements invoquent de nouvelles lois pour bâillonner le journalisme indépendant et attaquer les personnes qui critiquent directement la réponse apportée par leur gouvernement à la pandémie de Covid-19, ou qui tentent simplement d’en savoir plus.

Dans les situations de crise, les règles habituelles de la légalité s’effacent généralement au bénéfice d’autorités disposant de pouvoirs exorbitants leur permettant entre autres de contrôler la diffusion des informations et des opinions. Afin d’éviter le flot de critiques justifiées à leur encontre en raison de l’application de mesures libérales impopulaires qui font le jeu des gros industriels, des banquiers et des milliardaires, les gouvernements sautent sur les occasions offertes pour décréter des situations de crise qui leur permettent d’instaurer un régime totalitaire étouffant toutes les oppositions. Chacun pourra juger si la gravité objective de la pandémie de Covid-19 permettait de la classer comme situation de crise, c’est-à-dire capable de mettre en cause l’intégrité de la société et la santé générale de la population, dégagée des effets d’annonces anxiogènes et délirantes perpétrées par le gouvernement, le conseil scientifique et les médias mainstream.

Mais en dehors de l’application des règles justifiées concernant la liberté d’expression et la gestion des crises, pourquoi utiliser un mot obus  ? Quelle utilité d’inventer un mot diabolisant celui qui en est affecté  ? Pourquoi chercher à frapper sous la ceinture avec le mot "complotiste" qui cherche à discréditer toute la dissidence, à amalgamer toutes les sortes de critiques à l’encontre d’un gouvernement qui cherche absolument à contrôler tous les pouvoirs et se montrer un bon petit soldat de la Commission européenne  ? Est-ce une façon de sanctionner pour faire taire le soi-disant contrevenant avant toute intervention des autorités judiciaires qui assurent une protection importante de la liberté d’expression  ? Ainsi, pour faire peur ou intimider les dissidents, pendant la pandémie de Covid-19 par exemple, un certain nombre de poursuites pénales ont été engagées, ou des enquêtes policières ouvertes, contre des journalistes et d’autres personnes ayant critiqué les actions ou l’inaction du gouvernement.

Car, en réalité, toutes les dissidences sont globalement mises sous la protection de la liberté d’expression dans un monde qui se targue de respecter la démocratie (droits de l’homme et charte de l’Union européenne). Il faut vraiment dépasser les bornes de la bienséance pour se faire réprimander par un quelconque tribunal, puisque même l’outrage au président de la République a été amendé.

Comme la Cour européenne des droits de l’homme l’a expliqué, l’existence d’un «  danger public menaçant la vie de la nation ne doit pas être un prétexte pour limiter le libre jeu du débat politique. En effet, l’une des principales caractéristiques de la démocratie, telle qu’interprétée par la Cour, est la possibilité qu’elle offre de résoudre les nouveaux défis par le biais du débat public. Même en cas d’état d’urgence, tout doit être mis en œuvre pour sauvegarder les valeurs d’une société démocratique, telles que le pluralisme, la tolérance et l’ouverture d’esprit.  » [4]

Peur d’être démasqué

Le mot complotiste témoigne de la peur des gouvernements aidés par les médias soumis de ressentir les crocs de la dissidence mordre le fond de leur pantalon. Une façon de tenter de passer la muselière à toute contradiction. «  Toutes les sociétés humaines ont leurs sceptiques et leurs anticonformistes  ; c’est à travers la façon dont elles les traitent qu’elles se distinguent.   » [5]

Comme quoi le mépris du peuple atteint son comble puisque c’est une façon de tuer le débat, de discréditer toute la controverse qui compose l’esprit démocratique. Ce mot "complotiste" a l’intention de lobotomiser le citoyen de l’une de ses caractéristiques essentielles qui est d’être un être politique. «  Aristote disait vrai lorsqu’il décrivait l’homme comme un animal politique.   » [6] Le mot complotiste revient à saper encore davantage toute velléité d’opposition de la part du peuple.

Certains "cireurs de pompes" vont jusqu’à réclamer la participation active de l’enseignement et de l’éducation afin de protéger nos jeunes têtes blondes de toute contamination par les complotistes et leurs théories, s’il y en a. «  Dans ce contexte, les membres de la communauté éducative doivent plus que jamais disposer d’éléments d’analyse et d’outils efficaces pour poursuivre cette mission essentielle  : le développement de l’esprit critique. Pour les enseignants, comme pour les parents, il est indispensable de savoir d’où viennent les théories du complot et comment elles fonctionnent.  » [7] Ce développement va plutôt dans ce cas se focaliser sur le mot "complotiste" et en conséquence rejeter toute critique assénée par tous ceux qui en seront affublés, c’est-à-dire tous les dissidents à la parole "divinisée" du pouvoir. Plutôt que de développer l’esprit critique, c’est probablement le contraire qui sera atteint. L’enseignement serait plus inspiré de donner les moyens aux élèves de faire la distinction entre les fabulateurs et ceux qui émettent légitimement des avis contradictoires à la parole officielle. De même, il serait plus inspiré de leur apprendre à distinguer ce genre d’incitation à la naïveté et au suicide de l’esprit critique, comme l’exemple cité ci-dessous  :

Message de l’UNESCO  : «  La désinformation comme le coronavirus, se propagent. Pour combattre la désinformation, il est important de partager des informations venant de sources fiables comme les autorités sanitaires et l’Organisation mondiale de la santé. Pendant l’épidémie de Covid-19, ne faites confiance qu’aux sources d’informations officielles et aux médias crédibles. Ne partagez pas d’informations non vérifiées.   » [8]

Dans ce message, il est demandé de ne faire confiance qu’aux sources d’informations officielles et aux médias crédibles. Qui sont les médias crédibles  ? Qui détermine la crédibilité des sources  ? Ce qui n’a rien de secret, c’est que les grands médias appartiennent soit aux États, soit à des oligarques qui détiennent des grands groupes de presse privés, financés en partie par l’État et dont la finalité est de faire du profit. Lorsque que le chef de l’État annonce en août 2020 une aide de près de 500 millions d’euros pour la presse française, tout esprit démocrate se révélera sceptique quant à l’altruisme de ce geste pour envisager plutôt la poursuite d’un intérêt.

Tant de complots ou supposés

Le concept de théorie du complot est souvent décrié, car on y voit la manifestation d’une défiance vis-à-vis des élites. Après tout, n’existe-t-il pas de véritables complots qu’il importe de dévoiler  ?

Il est souvent difficile de faire la différence entre un complot réel et une "théorie du complot", tout simplement parce que les complots existent et qu’il est complexe de les mettre à jour. Il y en a eu des milliers au cours des siècles. Certains ont été déjoués, d’autres n’ont pas abouti et plusieurs ont été mis en évidence. Dans de nombreux cas, la présomption du complot n’est pas retenue, en raison d’une "théorie" trop grotesque, mais, dans d’autres cas, les doutes existent et rendent compliquée la recherche de la vérité.

La découverte de la Conspiration des Poudres, en Angleterre, sous le règne de Jacques Ier d’Angleterre, visant à assassiner le roi.
Capture de Guy Fawkes
 ‑ Henry Perronet Briggs (1793–1844).
(© Domaine public - circa 1823)
’’

La théorie du complot est retenue par une population lorsque la confiance dans les différents pouvoirs s’est affaiblie ou que, lors d’une crise ou d’une catastrophe, la suspicion à l’égard d’une communauté considérée comme secrète et puissante provoque parmi l’ensemble des citoyens la recherche d’un bouc émissaire responsable. L’existence des collusions secrètes et des corruptions en tout genre au sein des pouvoirs induit le soupçon qu’il existerait une dimension proprement occulte de l’histoire, des coulisses ésotériques où se trameraient en réalité les événements. C’est ce soupçon qu’exprime le romancier Honoré de Balzac, au xixe siècle, lorsqu’il s’exclame  : «  Il y a deux Histoires  : l’Histoire officielle, menteuse qu’on enseigne, l’Histoire ad usum delphini, puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse.   » [9] Voilà Balzac intégré dans la famille des "complotistes".

Quelques décennies sont souvent nécessaires pour que les historiens parviennent, lors de la mise en libre accès public des documents d’archives, à révéler les véritables complots, les mensonges d’État, permettant ainsi de lever le voile sur les intentions cachées des puissants. Il s’agit surtout d’attendre que les protagonistes n’aient plus rien à craindre pour pouvoir accéder à ces archives.

Toute personne objective sait pourtant que l’histoire de l’humanité contient une multitude de complots de petite et de grande envergure. Est-il dès lors farfelu ou déraisonnable de penser que les élites qui dominent le monde (grands États, GAFA, multinationales, banques, oligarques) font des projets machiavéliques et tout ce qui est en leur pouvoir pour cacher au peuple les orientations les plus favorables au renforcement de leur position dominante  ?

Parmi les milliers de complots présumés qui garnissent l’histoire, chacun plus ou moins percé à jour, on peut citer la conjuration de Catalina, dénoncée en - 63 par l’avocat et homme politique Cicéron, qui dans cette affaire prend le rôle du complotiste  ; l’assassinat de César en - 44 et le grand incendie de Rome en 64, comme la grande peste de 1348. Sans oublier le complot de Judas et des grands prêtres fomenté contre Jésus de Nazareth. La Conspiration des poudres avait pour objectif de faire exploser le Parlement britannique, le 5 novembre 1605, avec tous ses membres ainsi que le roi d’Angleterre  : cet attentat politique fut éventé à la dernière minute. Bon nombre d’interrogations fondées concernent les Illuminati, cette société secrète née en 1776 à laquelle on prête bons nombres d’évènements historiques.

Les pompiers interviennent sur le Reichstag en flammes.
(© Domaine public - février 1933)
’’

La période du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale est également riche en complots, comme l’incendie du Reichstag en février 1933, jusqu’à la tentative d’assassinat sur la personne du Führer en juillet 1944, menée par le colonel Stauffenberg, un complot planifié par différents officiers sous le nom de code "opération Walkyrie". L’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy, le 22 novembre 1963 à Dallas, connut des interprétations diverses en désaccord avec le discours officiel des autorités tant celui-ci s’avéra sujet à controverses. L’affaire dite des tueurs du Brabant suite à de nombreux cambriolages et attentats entre les années 1982 et 1985, qui traumatisa la Belgique donna lieu à de nombreuses hypothèses en désaccord avec la version officielle qui a longtemps imputé ceux-ci à des "prédateurs". Les attentats du 11 septembre 2001 à New York, de même, ont vu l’émergence de théories en désaccord avec le discours officiel insatisfaisant.

L’étude de Tuskegee sur la syphilis (1932-1972), le scandale du Watergate et le récit sur les armes de destruction massive en Irak, qui en fait n’existaient pas, montrent que des complots existent bien. Les enquêtes menées autour de ces évènements suffisent à remettre en cause la facilité avec laquelle se trouve largement discréditée la pensée "complotiste" ou "conspirationniste".

Dans une interview au journal Die Zeit, l’ancienne chancelière allemande Mme Angela Merkel explique que les accords de Minsk de 2014 puis ceux de février 2015 qu’elle a signés, tout comme le président français de l’époque M. François Hollande, n’étaient qu’un moyen pour gagner du temps, afin que l’Ukraine se renforce militairement et que l’OTAN utilise ce "temps précieux" pour reconstruire, armer jusqu’aux dents et entraîner les forces armées ukrainiennes, dans le but de se préparer à un conflit contre la Russie. N’est-ce pas de la part des dirigeants européens la mise en place délibérée d’un complot  ? Dit-on de Angela Merkel et François Hollande qu’ils sont des complotistes  ?

Circonstances atténuantes

Certains prétendent [10] que le complotisme, par l’accusation de comploteurs faites aux instances gouvernementales, et en se substituant à l’opposition ou aux contre-pouvoirs officiels, menace la démocratie. Mais, quand les contre-pouvoirs deviennent absents ou impuissants comme il a pu être constaté plusieurs fois dans une démocratie représentative, et que les médias sont à la solde du gouvernement, il ne faut pas s’étonner des controverses dites "complotistes" qui ne sont qu’une marque de résistance suppléante.

Chercher à décrédibiliser une personne qui pose des questions dérangeantes, qui propose des divergences, qui émet des critiques, en la traitant de sceptique, d’antivax, de populiste… et encore plus fort de complotiste, n’est-ce pas dans ce cas une forte atteinte à la démocratie  ?

En effet, cette méthode apparaît plus confortable pour certains que d’accepter la discussion, la confrontation, le débat, la remise en question, qui sont les principes même de la démocratie  !

Il y aurait des gens intelligents, des gentils citoyens, des gens simples… et des "complotistes"  ?

Le mot complotiste a remplacé le mot "hérétique" utilisé pendant l’Inquisition au xiiie siècle.

Les discours complotistes attirent des personnes qui se sentent précarisées ou socialement angoissées et ils permettent de soulager leur tourment en donnant un sens à leur situation et une cause aux injustices dont elles estiment être victimes. Compte tenu des agissements impopulaires des gouvernements en faveur des gros industriels, des oligarques et de la bourgeoisie dominante, il est logique que se développe un sentiment généralisé de méfiance vis-à-vis des représentants politiques, scientifiques et médiatiques de ces gouvernements. Comment s’étonner alors qu’émergent des théories complotistes parmi une population malmenée qui permettraient à celle-ci de se rassurer par des explications simples et univoques des événements  ?

«  Même si c’est un leurre, le conspirationnisme s’attache beaucoup à essayer de prétendument renverser les logiques de domination, explique Marie Peltier, et donc de discréditer les "dominants".   »https://www.rts.ch/info/monde/11797321-le-complotisme-est-une-arme-politique.html Le pouvoir sectaire engendre une absence de transparence qui met le peuple dans une situation de rejet, d’humiliation, qui l’amène à fomenter des théories suspicieuses, afin de garder espoir et solidifier sa situation. Le complotisme devient alors une arme défensive.

De plus, procéder par la répression, les sanctions, l’intimidation ou par la censure [11] pour se prémunir des théories du complot, de la part d’un gouvernement et ses complices, ne fait qu’amplifier la suspicion de culpabilité à leur adresse et ne fait que les discréditer davantage. Si la sanction est préférée au dialogue et à la transparence, c’est estimer que le débat leur serait défavorable et ne ferait que révéler la baleine cachée sous le grain de sable.

Les lanceurs d’alerte

N’oublions pas que le lanceur d’alerte est un donneur d’information. Un lanceur d’alerte est toute personne, groupe ou institution qui, ayant connaissance d’un danger, d’un risque ou d’un scandale, adresse un signal d’alarme en espérant enclencher un processus de régulation, de controverse ou de mobilisation collective. Il agit en faveur de ce qu’il estime être le bien commun ou l’intérêt général pour informer les instances officielles, associations et médias.

La plupart des intervenants en opposition aux mesures gouvernementales dès le début de la pandémie, ont pris la parole à l’image des lanceurs d’alerte en raison de la nécessité d’une action urgente et de la gravité de la situation afin, conformément à leur légitimité professionnelle, d’apporter leur contribution bénéfique et justifiée en faveur de la santé publique. Catalogués sous l’appellation de complotistes, ils ont souvent subi des représailles, certains ayant perdu leur emploi, et ils n’ont pas toujours bénéficié de la protection de la loi. Toute personne qui détient des informations pouvant s’avérer bénéfiques pour sortir de la situation de crise, toute personne même qui doute des mesures prises, des procédures utilisées, n’a rien à voir avec un complotiste. Ou alors, ce mot, cette étiquette, deviendrait un compliment reconnaissant la valeur d’une personne utilisant ses compétences pour contrer l’erreur, la stupidité, voire même le complot des autorités.

Graphique 1  : nombre de références aux termes "Lanceur d’alerte" et "complotiste" parmi 10 000 articles de presse
’’

Les journalistes utilisent de plus en plus le terme de "complotiste" pour définir une personne qui avance une information dissidente ou une proposition dérangeante au détriment du terme "lanceur d’alerte".

Dès que le spectre du complotisme est formulé, la thèse n’est même plus considérée comme une hypothèse. Elle est balayée, disqualifiée au point qu’il est devenu inutile d’argumenter, tant ce genre de dissidence est relayée au niveau d’une ridicule expression paranoïaque.

«  La liberté d’expression, c’est s’octroyer la possibilité de dire ce qu’il est interdit de dire. Dire seulement ce qui est permis, n’est pas l’usage d’une liberté mais l’usage d’un droit. Un droit par essence est limité. La liberté est infinie, ou elle n’est pas.   » [12]

Et le mot complotiste enferme la pensée en prison.

Cette technique de la rhétorique de disqualification utilisée à l’encontre du complotiste, à laquelle vient généralement s’ajouter des menaces et des injures, est le signe qu’il vient pousser ses adversaires dans leurs derniers retranchements, lorsque qu’ils ont atteint la limite de leur compétence intellectuelle [13].

Parmi 10 000 articles provenant des principaux quotidiens français et leur version numérique dans lesquels étaient mentionnés "lanceurs d’alertes" ou "complotiste" depuis le 1er janvier 2000 jusqu’au 31 décembre 2020, le graphique 1 indique le nombre de références à l’un de ces termes [14].

Graphique 2  : thèmes majeurs faisant référence aux termes "Lanceur d’alerte" et "complotiste" parmi 10 000 articles de presse
’’

Si nous affinons la recherche pour en savoir davantage sur les sujets abordés par les médias (cf. graphique 2 page suivante), un élément important transparaît  : les journalistes utilisent le terme "lanceurs d’alertes" pour des sujets internationaux et généraux (Affaire Snowden, Panama Papers, Affaire Zelenski), là où les "complotistes" semblent privilégier une actualité plus nationale (attentat de Charlie Hebdo, crise des gilets jaunes…) et spécifique. Il semblerait qu’à chaque crise qui touche la Nation, les médias sapent tout esprit critique.

En conclusion

Il est primordial pour une population de maintenir vivant cet esprit critique utile au bon fonctionnement d’une démocratie. Les complotistes n’ont plus à se culpabiliser de penser hors des sentiers battus ou d’émettre des hypothèses audacieuses. Il est temps pour eux de se montrer offensifs face à l’idéologie néolibérale destructrice de la société que le pouvoir incarne et projette sur le monde à travers ses relais médiatiques et institutionnels.

Le complotiste est un humaniste. Par sa dissidence et ses théories courageuses, néanmoins parfois exagérées et fallacieuses, il fait partie de la résistance devenue légitime contre un pouvoir totalitaire qui ne cherche qu’à imposer ce néolibéralisme favorable aux oligarques et aux lobbyistes du monde entier.

Finalement, en y réfléchissant bien, tout homme et femme intègre devrait être complotiste.

Quand on prend conscience que dans un pays le simple fait de mettre en doute une information labellisée "parole officielle" répétée en boucle dans les médias, suffirait à faire de vous un complotiste, le mieux est d’en devenir un.

Si simplement se poser des questions, que tout citoyen est en droit et même en devoir de se poser, est un signe de complotisme, alors c’est que l’heure est venue de revendiquer ce terme et d’en assumer les implications. Car outre le fait qu’il pose les questions qui dérangent, le complotiste a fâcheusement tendance à vouloir trouver des explications et à émettre des hypothèses. Certaines, bien sûr, sont farfelues, mais doit-on normalement craindre cela quand on est en démocratie  ? Cela s’appelle le pluralisme ou encore la liberté d’expression. Et puis, face au désarroi, à l’angoisse distillée par les autorités officielles, le complotiste devient le secouriste des esprits désorientés, en montrant une direction nouvelle, en offrant l’espoir de débusquer l’abus du pouvoir et le piège "officiel".

Être complotiste aujourd’hui c’est un combat contre la prédation, dangereuse, destructrice, qui se dissimule sous le masque FFP2 à la fois rassurant et sécurisant de la rationalité et du progrès technique, et qui ne jure avec solennité que de garantir la morale et le bien.

Alors, au lieu de nous soumettre aveuglément à une parole officielle, qui se trouve dictée par la protection et la promotion des intérêts privés très éloignés de la recherche du bien public, osons être des citoyens libres, des complotistes comme hier le furent les résistants.

Une manifestante durant la révolution douce arménienne de 2018
(© Albero, 2018, wikimedia commons)
’’

[1Larousse, définition du mot complotiste.

[2https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/le-professeur-perronne-blanchi-par-la-chambre- disciplinaire-d-ile-de-france-de-l-ordre-des-medecins-2641940.html

[3Déclaration de la Cour européenne des droits de l’homme. Affaire Handyside contre Royaume-Uni, 1976.

[4Cour européenne des droits de l’homme. Guide sur l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dérogation en cas d’état -d’urgence. Mis à jour au 31 août 2022. Affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie, 2018, § 210.

[5David Graeber et David Wengrow. "Au commencement était…", page 129, éd. LLL, 2021.

[6Cité dans David Graeber et David Wengrow. "Au commencement était…", page 116, éd. LLL, 2021.

[7Jérôme Grondeux, Didier Desormeaux. "Le complotisme  : décrypter et agir", éd. Canopé
Opérateur du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, le Réseau Canopé a pour mission la formation tout au long de la vie et le développement professionnel des enseignants.

[9Honoré de Balzac. "Les illusions perdues".

[10"L’érosion de la Démocratie par le complotisme", 15 Juin 2021. https://www.geostrategia.fr/erosion-democratie-complotisme/

[11NDLR  : On peut également envisager la tentative de décrédibilisation par le lancement d’idées saugrenues telle que la théorie de la Terre plate.

[13NDLR  : Sorte de nouvelle analogie de "Godwin"  :
"La loi de Godwin repose sur l’hypothèse selon laquelle une discussion qui dure peut amener à remplacer des arguments par des analogies extrêmes. L’exemple le plus courant consiste à comparer le thème de la discussion avec une opinion nazie, ou à traiter son interlocuteur de nazi." – Wikipedia

[14Sébastien Lucas "Les complotistes d’aujourd’hui sont les sceptiques d’hier", LINKEDIn, 29/01/2021.


Navigation