La pénurie volontaire

Réflexion
par  M. BERGER
Publication : octobre 2020
Mise en ligne : 15 janvier 2021

Notre monde va mal. Ce constat est banal. Les sujets d’inquiétude sont multiples : réchauffement climatique, élévation du niveau des océans, disparition de la biodiversité, pollution des mers, des rivières et de l’air que nous respirons, épuisement des terres agricoles, envahissement par des déchets de toute nature, fin des ressources d’énergie fossiles.

Pour tenter d’y remédier, chacun propose ses propres recettes en fonction de ses préoccupations et de ses intuitions. Mais il n’est pas rare que les remèdes préconisés se révèlent pires que le mal : en Allemagne, le renoncement au nucléaire a entraîné une augmentation des émissions de gaz carbonique dans l’atmosphère. Et même celle de la radioactivité ambiante car le lignite utilisé comme combustible de substitution contient des poussières d’uranium radioactives.

Et les exemples de ce type sont nombreux.

Alors par où commencer ?

— Je me suis déjà à plusieurs reprises exprimé dans les colonnes de La Grande Relève sur les questions énergétiques, personne ne s’étonnera donc que je persiste à leur donner une certaine priorité. Des ressources énergétiques non polluantes et disponibles en abondance permettraient de dessaler l’eau de mer, de retraiter et de recycler les déchets de toute nature, de combattre l’aridité des sols agricoles, donc de limiter l’usage des engrais, des pesticides.

Tout ceci au bénéfice des insectes, des oiseaux et des petits mammifères et donc de la biodiversité.

Mais ces propos restent incantatoires, tout le monde est bien d’accord sur la nécessité d’intervenir au plus vite, et pourtant, dans les faits, rien ne se passe. On continue à utiliser les combustibles fossiles à raison de 80 % des besoins mondiaux en énergie. On poursuit la prospection de gisements nouveaux, sachant qu’ils seront de plus en plus difficiles à exploiter, avec des procédés d’extraction de plus en plus polluants.

· * ·

Dans le même temps, on entretient la crédulité du public en invoquant les énergies renouvelables, dont l’emblème est l’éolien. Même en restant très marginale dans l’ensemble des usages de l’énergie, l’industrie des aérogénérateurs a déjà dégradé de multiples sites et perturbé la vie quotidienne d’innombrables riverains.

Au point de susciter des oppositions massives. C’est le cas en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, et dans beaucoup de régions françaises.

Très rentable pour les industriels en raison des conditions d’achat de l’électricité éolienne, très subventionnée, au moins en France. Or l’énergie utilisée dans le monde est toujours en grande majorité à base d’énergie fossile. Et elle ne cesse de croître en raison à la fois de l’expansion démographique et de l’élévation des niveaux de vie.

Malgré tous les discours, les émissions de gaz carbonique ont donc peu de chance de diminuer, et n’en déplaise aux climato-sceptique, l’effet de serre jouera un rôle croissant. Rôle bénéfique, d’ailleurs, puisque sans lui la Terre serait trop froide et inhabitable. Mais point trop n’en faut.

Les sceptiques ont beau jeu de mettre en avant les multiples fluctuations de la température terrestre au cours de sa longue histoire. Fluctuations dont l’espèce humaine, d’apparition récente, n’est évidemment pas responsable. Même si l’homo sapiens s’est depuis longtemps ingénié à maltraiter son environnement [1], il a mis des millénaires à atteindre son premier milliard sans avoir influencé beaucoup la température du globe. Mais à un moment où la population mondiale croît à raison d’un milliard de plus tous les dix ans, la situation n’est plus la même.

Alors, bien sûr, on peut rester fataliste et attendre avec indifférence la suite des évènements, en confiant aux générations futures le soin de régler les problèmes. La Terre en rechapera, bien sûr, elle en a vu d’autres, mais l’humanité, ce n’est pas certain. Le dernier rapport du GIEC prévoit maintenant un réchauffement possible de 7° d’ici la fin du siècle, ce qui rendrait inhabitable une bonne partie du globe.

J’ai déjà évoqué, avec d’autres, la transition énergétique dans un précédent article de La Grande Relève[<1>]. J’y constatais que, malgré les discours vertueux, la consommation mondiale des carburants fossiles ne diminuait pas, bien au contraire, avec les conséquences que cela implique sur l’effet de serre.

Certes, en France, la Cour des Comptes s’en alarme au point de conseiller au gouvernement de relancer la taxe carbone. Recommandation qu’il négligera probablement car, comme le disait Ségolène Royal : on ne doit pas « punir les usagers ».

Alors que faire ?

— Faut-il se féliciter de la destruction partielle des installations pétrolières Saoudiennes ?

La conséquence en a été, en effet, immédiate : augmentation du prix du pétrole et donc baisse de la consommation.

Si nous étions cohérents nous devrions nous en réjouir, mais on nous rassure tout de suite : les réserves françaises sont largement suffisantes pour tenir au moins trois mois, le temps de trouver d’autres fournisseurs et de continuer tranquillement à rejeter du CO2.

Alors où est la cohérence des discours officiels ?

Puisqu’il nous faudra vivre un jour une pénurie inévitable de pétrole et de gaz, pourquoi ne pas commencer tout de suite ?

Les solutions fiscales destinées à réduire nos consommations, les seules que l’on nous propose, ont leurs limites : elles sont toujours inégalitaires car elles touchent plus les pauvres que les riches. Pour être à la fois efficace et juste il faut imposer à tous les mêmes modalités de restriction.

Les Français ont connu cette situation dans les années 1940. A cette époque, la pénurie touchait à peu près toutes les formes de consommations, y compris l’énergie. La vie n’était pas confortable, mais la population a survécu à l’ampleur des privations.

Pour y parvenir, la méthode a été simple, il a suffi de répartir équitablement entre les Français des tickets de rationnement, avec quelques modulations en fonction des âges. Le système était dans son principe tout à fait égalitaire, même s’il a engendré des pratiques douteuses comme le marché noir. Mais le but essentiel était atteint : limiter la consommation aux disponibilités du moment. Objectif qui correspondrait bien à notre exigence : s’affranchir le plus vite possible de notre dépendance aux énergies fossiles.

Créer la pénurie

Alors pourquoi ne pas essayer avec l’énergie, en établissant des quota de consommation de combustible fossile à répartir également entre tous les habitants ? Il suffirait de les diminuer tous les ans pour parvenir en quelques années à une valeur d’émission de CO2 susceptible d’être recyclée par la nature, c’est-à-dire en premier lieu par les océans et la végétation.

En France, on estime la combustion des énergies fossiles à environ 125 MTEP, ce qui correspond approximativement à 4 TEP par ménage. Il suffirait la première année d’attribuer à chacun des droits d’usage équivalents, et de les réduire de 5 à 10 % tous les ans pour arriver assez vite à la sobriété recherchée.

La réduction devra être assez faible pour laisser le temps à l’économie de s’adapter et suffisamment rapide pour aboutir à une diminution efficace des émissions de CO2.

Dans la pratique des années d’occupation, la régulation était assurée par des carnets de tickets distribués chaque mois. À l’époque de l’informatique et des cartes à puces, d’autres moyens de contrôle, moins contraignants et plus efficaces, pourraient être mis en place.

Le mécanisme n’est pas forcément simple, l’énergie ayant une part très variable selon les objets économiques qui vont l’utiliser. Entre un voyage en avion et un kilo de pommes de terre, l’énergie consommée est difficilement comparable, mais les mécanismes d’évaluation devraient s’apparenter à la taxation sur la valeur ajoutée, à laquelle nous sommes très habitués.

Reste que l’on risque un transfert de la demande vers d’autres sources d’énergie, l’électricité et les énergies renouvelables. Or la première est en France, en majeure partie, d’origine nucléaire, donc sans incidence sur l’effet de serre. Et les secondes sont, au moins pour certaines, de moins en moins bien acceptées par la population en raison de leur impact souvent très négatif sur l’environnement.

Autre difficulté, encore plus délicate à résoudre : comment gérer les échanges internationaux de marchandises ou de services ?

L’idéal serait, bien sûr, que la pénurie volontaire soit appliquée au niveau international ; mais il faudrait l’assentiment de toutes les nations du monde, ce qui n’est pas vraisemblable à brève échéance.

À l’échelle européenne, on pourrait peut-être l’envisager, mais avant d’avoir mis d’accord tous les membres de la communauté, beaucoup de CO2 se sera répandu dans l’atmosphère.

Quoi que l’on fasse, si on veut limiter la consommation mondiale d’énergie fossile, on sera obligé de passer par des mesures drastiques applicables aux échanges internationaux, par exemple des incitations économiques majeures dont une taxe carbone ne serait qu’un premier maillon.

Bien des détails resteront à régler, et la techno structure qui nous dirige aura du pain sur la planche.

Une redistribution égalitaire

À l ‘époque des “gilets jaunes”, la seule évocation d’une taxe carbone a suscité de nombreuses réserves et, en particulier, celle d’aggraver les inégalités. Les plus aisés n’auront en effet guère de problème pour y faire face, alors que les moins riches verront leur niveau de vie amputé. Pour faire accepter cette taxe, le gouvernement est obligé de mettre en place des mesures compensatoires qui deviennent rapidement complexes et ne parviennent jamais à répondre à toutes les situations.

Le système de quota, en revanche, s’il est égalitaire dans son principe ne tient aucun compte de la disparité des besoins. Appliqué avec rigueur, il y aura des excédents de droits à l’énergie fossile chez les uns et des manques chez d’autres. Situation qui, dans un marché libre, engendrera inévitablement la pratique du marché noir, ce qui n’est pas satisfaisant. Mais l’interdire perturbera trop brutalement certains circuits économiques, au risque de créer des bouleversements que la société serait incapable d’accepter.

Ce serait, par exemple, le cas des transports aériens. Un vol long-courrier absorberait une part importante du quota individuel accordé à chaque voyageur. L’aviation du futur devra utiliser d’autres combustibles que les fossiles, mais il est peu probable que la technologie évolue assez vite pour être efficace à court terme.

L’hydrogène sera, peut-être, un recours, à condition de savoir le produire et le stocker dans des conditions satisfaisantes, ce qui est encore loin d’être le cas. On sera donc contraint d’accepter de transférer une partie des quota d’énergie excédentaires chez les uns vers ceux qui en manqueraient.

Mais pour éviter les mouvements spéculatifs, il est impératif que ces transferts soient maîtrisés par un organisme public pour éviter les spéculations ; maîtrise qui suppose une gestion informatique efficace, dont on peut penser qu’elle est déjà à notre portée.

Ce marché encadré des quota individuels excédentaires les transfèrerait en majorité des plus pauvres, faibles consommateurs, vers les plus riches, forts consommateurs. Avec à l’inverse un transfert monétaire des plus riches vers les plus pauvres, d’où un effet re-distributeur qui s’apparenterait dans une certaine mesure à une première amorce d’un revenu universel. La répartition des quotas individuels étant strictement égalitaire, ils constitueraient une sorte de monnaie complémentaire également répartie entre tous.

Mais il ne faut pas se leurrer, l’usage de l’énergie étant réparti sur une multiplicité de secteurs économiques, l’instauration d’un tel quota global sera difficile, même si sa réduction est assez lente pour rester applicable.

De toute manière, on n’a guère le choix. Quelle que soit la méthode retenue pour diminuer le recours aux combustibles fossiles, le résultat sera le même sur l’économie. Alors autant mettre en place une solution qui le garantisse. Et la pénurie volontaire est probablement la plus sûre.

Une stimulation inventive

Si on se reporte à la période de l’occupation pendant la guerre de 1939-45, l’obligation de faire face à la pénurie a suscité nombre d’expédients dont certains furent très inventifs. J’ai souvenir, entre autres, d’un réchaud à papier utilisant des vieux journaux, confectionné avec deux boites de conserves et du fil de fer, et de mon émerveillement à le voir fonctionner.

Les moyens techniques de l’époque étaient extrêmement limités par rapport à ceux dont nous disposons.

Nous avons besoin de substitut aux énergies fossiles, c’est une certitude acquise. Si les énergies renouvelables sont dans tous les esprits, les recherches et les expérimentations sont encore timides et peu diversifiées.

Il est tellement plus simple d’exploiter jusqu’à l’épuisement total toutes les ressources fossiles encore existantes !

On peut espérer que la pénurie volontaire mobilisera suffisamment de chercheurs pour faire émerger des sources énergétiques renouvelables, plus efficaces et moins dégradantes pour l’environnement, que celles qui nous sont actuellement proposées.

Il nous suffirait de récupérer une petite fraction de ce que le Soleil nous apporte en permanence.

La dix millième partie de cet apport solaire suffirait à répondre à nos besoins mondiaux.

Mais cette exposition au Soleil est sur la Terre ferme très diffuse et intermittente d’où la difficulté d’en faire usage.

On devra probablement se tourner davantage vers la mer et les océans qui reçoivent la majeure partie de ce rayonnement. Le Soleil y engendre des mouvements massifs de fluides que l’on pourrait utiliser à des fins énergétiques, à condition de mettre au point les techniques adéquates. Dans un monde où les visions à long terme sont incompatibles avec la recherche d’un profit immédiat, les motivations pour mettre au point des inventions nouvelles et efficaces sont faibles.

Une bouteille à la mer

Parviendrons-nous à les faire émerger ?

C’est une question qui risque de rester sans réponse. Installer la pénurie, dans quelques domaines que ce soit, est tellement étranger à l’idéal consumériste sur lequel fonctionne notre société que l’idée aboutira difficilement. Promouvoir la pénurie comme solution d’avenir aura, c’est à craindre, du mal à dépasser l’audience de La Grande Relève.

Utopique comme le fut, en son temps, l’économie distributive, la pénurie volontaire sera immédiatement rejetée par un pouvoir politique trop dépendant des grandes puissances économiques.

Alors soyons sans illusion. La survie de l’humanité n’est pas possible sans une prise de conscience universelle que la génération au pouvoir aura du mal à entrevoir.

En ce qui me concerne, cette idée n’est qu’une sorte de bouteille à la mer que je lance au hasard, avec la crainte qu’elle ne se brise irrémédiablement sur les récifs abrupts du libéralisme.

À moins qu’une adolescente, perspicace et volontaire, soupçonnée déjà d’être manipulée par les ennemis du capitalisme, ne parvienne à rassembler autour de cette idée toutes les jeunesses du monde.

L’heure n’est plus à brûler sur un bûcher les jeunes filles inspirées, mais il y a tellement d’autres moyens de les faire taire.


[1La transition énergétique La Grande Relève N° 1210