Le libéralisme sexuel
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Publication : mai 2020
Mise en ligne : 2 octobre 2020
La mondialisation commerciale, avec ses vœux utopiques de marché déréglementé et de libre concurrence, représente une stratégie d’adaptation du capitalisme libéral à une évolution du rapport entre l’offre et la demande. La délocalisation et la mécanisation du travail ont rendu possible le passage à un système qui n’a plus besoin de tant de travailleurs pour maintenir l’offre mais qui réclame des consommateurs afin d’assurer la demande. D’où le temps libéré pour le loisir destiné à la consommation : l’automobile, le centre commercial, la maison de banlieue avec son gazon parfait, etc…
Toutefois, puisque la capacité de production augmente plus vite que les désirs de consommation, il fallait stimuler ces désirs.
C’est là que le sexe entre en scène.
La libération de la sexualité et la reconnaissance de la diversité sexuelle dans le modèle capitaliste ne sont pas dues à une soudaine préoccupation sociale, mais à la possibilité que des clients favorisent de nouveaux profits. Il suffit d’exacerber l’expression de certains penchants et désirs, sous couvert de progrès social et libération des mœurs, pour créer un marché lucratif.
Cette mondialisation n’a fait que provoquer la désintégration des sociétés et l’augmentation de la pauvreté. Les politiques économiques dictées par le FMI et la BM, leurs plans d’ajustements structurels, les privatisations provoquent chômage et précarité dans les pays riches et flux migratoires des pays pauvres vers les pays riches. L’immense majorité des pays du Sud se distingue de la petite minorité des pays du Nord par des différences outrancières dans les niveaux de vie, de santé, d’instruction, de dignité humaine,… et elle couvre, ne l’oublions pas, les quatre cinquièmes de l’humanité.
La paupérisation de nombreuses régions du globe crée les conditions propices à toutes les formes de trafic, de traite et de prostitution d’êtres humains. Si l’énorme majorité de la population mondiale est touchée par ce phénomène, les principales victimes en sont les femmes du fait de la domination patriarcale et des inégalités conséquentes. La mondialisation se traduit par la féminisation de la pauvreté : sur le 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté dite absolue, 70 % sont des femmes.
Le commerce sexuel existe depuis longtemps, mais la mondialisation capitaliste a provoqué son industrialisation, sa banalisation et sa diffusion massive à l’échelle mondiale. Cette industrialisation, qui rapporte des milliards de dollars, a créé un marché où des millions de femmes et d’enfants sont transformés en marchandises à caractère sexuel. Des centaines de milliers de jeunes femmes sont transportées vers les centres urbains du Japon, de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord, vers les destinations touristiques mondiales, pour « offrir » des « services sexuels ». Elles sont, avec les enfants, les cibles de la traite des êtres humains considérés comme des ressources par le capitalisme, sur laquelle se sont implantés le système prostitutionnel et toute l’industrie du sexe. Prostitution de luxe ou de rue, agences d’escortes, salons de massages, bars de danseuses, pornographie ou tourisme sexuel, avec l’essor d’Internet, le commerce du sexe s’est développé à l’échelle planétaire jusqu’à devenir aujourd’hui l’un des marchés les plus lucratifs au monde. Les industries du sexe ont connu un processus de légitimation et de normalisation qui a favorisé leur expansion, au point de concurrencer en chiffres d’affaires les trafics de drogues et d’armes. C’est le temps de la marchandisation généralisée, de la vénalité triomphante.
En 1846-1847, Marx dans son ouvrage, Misère de la philosophie, avait formulé le problème en ces termes : « Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. – où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché... »
Traite et prostitution
Environ 4 millions de femmes et d’enfants sont victimes chaque année de la traite mondiale aux fins de prostitution, parmi lesquels environ 500.000 à destination du marché sexuel des pays de l’Europe de l’Ouest. La traite des femmes et des enfants de l’Asie du Sud et du Sud-Est est estimée à 400.000 personnes par année. Les États indépendants de l’ex-URSS, de l’Europe de l’Est et centrale constituent le deuxième groupe en ordre d’importance (175.000 personnes par année). Suivent l’Amérique latine et les Caraïbes (environ 100.000 personnes) et l’Afrique (50.000 personnes).
Parmi les femmes victimes du trafic mondial aux fins d’exploitation domestique ou de main-d’œuvre à bon marché, 90% d’entre-elles le sont à des fins de prostitution. On estime que deux millions de femmes se prostituent en Thaïlande, de 400.000 à 500.000 aux Philippines, 650.000 en Indonésie, 10 millions en Inde, 142.000 en Malaisie, environ 70.000 au Viêt-Nam, 1 million aux États-Unis, entre 50.000 et 70.000 en Italie, 30.000 aux Pays-Bas, entre 150.000 et 700.000 en Allemagne.
Ce qui est inquiétant c’est l’augmentation du trafic de mineurs de plus en plus jeunes (12 à 14 ans) en vue de prostitution et, surtout, de leur utilisation dans la pornographie. L’industrie de la prostitution exploite 400.000 enfants en Inde, 100.000 aux Philippines, entre 200.000 et 300.000 en Thaïlande, 100.000 à Taiwan, entre 244.000 et 325.000 aux États-Unis.
En Chine populaire, il y a entre 200.000 et 500.000 enfants prostitués.
Entre 500.000 et 2 millions le sont au Brésil. Quelque 35 % des personnes prostituées du Cambodge ont moins de 17 ans et 60 % des Albanaises qui sont prostituées en Europe sont mineures.
En France, on compte 37.000 prostituées : la plupart sur internet, 30 % dans la rue, 8 % dans des bars à hôtesses ou des salons de massage, pour un chiffre d’affaires de plus de 3 milliards d’euros.
Ce “marché” mondial génère 1.000 milliards de dollars, selon la fondation SCELLES qui lutte contre l’exploitation sexuelle.
Sous l’obligation de remboursement de prêts importants, de nombreux États d’Asie ont été encouragés par les organisations internationales comme le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale à développer leurs industries du tourisme et du divertissement. Si bien que des multinationales du sexe ont vu le jour et certaines d’entre elles sont même cotées en bourse, générant des profits fabuleux et des rentrées importantes en devises fortes, au point d’être dorénavant considérées comme vitales dans l’économie de plusieurs pays.
L’industrie pornographique est au Danemark la troisième industrie en ordre d’importance. Elle a connu un développement fulgurant en Hongrie, devenu l’un des endroits prisés par les producteurs de films. La pornographie enfantine ou pseudo-enfantine (kiddie or chicken porn) sur Internet constitue 48,4 % de tous les téléchargements des sites commerciaux pour adultes.
Il n’y aurait pas de prostitution sans consommateurs ou clients.
Qui sont-ils ? 37 % des prostitueurs sont en couple ; 24 % ne le sont plus mais l’ont été, 52 % sont pères ; 29 % sont cadres, 25 % sont ouvriers, 21 % sont employés. Pour la majorité, la première expérience a été arrangée par d’autres hommes. Une façon d’affirmer son appartenance à un groupe masculin et son identité masculine.
Des loisirs plus importants, des facilités de communications et de déplacement vers l’étranger, la formation dans les esprits, par la pornographie, d’une image exotique et sensuelle des personnes prostituées asiatiques, sans omettre les politiques gouvernementales favorables au tourisme sexuel, cet ensemble a contribué à l’expansion de cette industrie.
Sa banalisation renvoie à un patriarcat bien ancré dans nos sociétés. Ainsi, dans une scène du film “Intouchables”, le personnage d’Omar Sy offre un « petit cadeau » à son cher ami handicapé : deux femmes prostituées asiatiques. Les clients se justifient ainsi : « Là-bas, ce n’est pas pareil : ils nous aiment vraiment. » Ou bien : « Chez eux, la sexualité est une chose naturelle. » Et encore : « Grâce à nous, ils mangent à leur faim. »
Le phénomène est particulièrement important dans l’armée. Le recours à des “loisirs récréatifs” fait partie des politiques des armées d’occupation. Par exemple, immédiatement après la première guerre contre l’Irak, du “bon temps” a été attribué aux troupes américaines en Thaïlande.
Jamais, jusqu’à présent, la vénalité sexuelle n’a été aussi développée, et surtout banalisée.
Des régions entières du globe soumises à la prostitution et la pornographie connaissent des bouleversements profonds dans les relations sociales et les mentalités.
Dans de hauts lieux de fréquentation touristique, des femmes, des hommes ou des enfants se vendent ou sont vendues dans les maisons closes, les bars, les boîtes de nuit et les trottoirs.
Dans des pays où un travail normal ne permet pas de survivre, une partie de la population, prête à tout pour se nourrir, se vend à des prix dérisoires.
La réalité crue est que le sexe commercial est devenu un “grand négoce” impliquant des structures de plus en plus organisées et un grand nombre d’intérêts établis, pas seulement les familles des prostituées qui comptent sur leurs gains ou les propriétaires, les gérants, les souteneurs et autres employés des établissements du sexe, mais aussi bien des personnes dans l’industrie des loisirs, du tourisme, des voyages.
Dans certains voyages organisés, proposés par des agences américaines comme G&F Tours ou Philippines Adventure Tours (il en existerait pas moins de 25), sont inclus vols internationaux, hébergement, fêtes privées, massages et la présence, chaque jour, de la fille de son choix. La banalisation du tourisme à des fins de vénalité sexuelle est telle que la maison close australienne Daily Planet de Melbourne a reçu, plusieurs fois, le Victorian Tourism Award et le Australian Adult Industry Award pour sa contribution à l’économie de la région…
Violences
Toutes les données accumulées concordent : de 85 à 90 % des personnes prostituées dans les pays capitalistes développés sont sous la coupe de proxénètes qui les prostituent. C’est encore plus important dans les pays en développement ou de l’Europe de l’Est. Les personnes qui se prostituent “volontairement” sont donc très minoritaires.
Du point de vue de leurs possesseurs, ces femmes et ces enfants représentent un double avantage financier. Non seulement ce sont des corps et des sexes destinés aux clients, mais également des marchandises vendues successivement à différents réseaux criminels proxénètes. D’où l’apparition d’une nouvelle forme d’esclavage subi par des millions de femmes et d’enfants.
La prostitution nécessite des corps de femmes et c’est donc pour assurer cet approvisionnement que des systèmes criminels sont mis en place pour enlever, tromper, illusionner ou persuader des femmes et des jeunes filles, ce qui nécessite, en aval comme en amont, l’emploi de la force lors de leur transmutation en marchandises consommables. « En vingt jours, on peut briser n’importe quelle femme et la transformer en prostituée », raconte une responsable bulgare d’un foyer de réinsertion. Le rapt, le viol, l’abattage (il existe des camps de soumission non seulement dans les pays du Sud, mais également dans les Balkans, en Europe centrale et en Italie), la terreur et le meurtre ne cessent d’être accoucheurs et prolongateurs de cette industrie. Un grand nombre de personnes prostituées, victimes de la traite, sont fournies « clés en main » au marché. Leur appropriation par les trafiquants, leur transformation en « marchandises », leur dépersonnalisation, puis leur consommation, exigent le viol de leur humanité et requièrent la violence.
« Parquées dans des bouges abjects, traitées comme du bétail, abruties par les drogues et l’alcool, les filles de joie y travaillent à la chaîne, alignent parfois jusqu’à quatre-vingts passes par jour ». Les proxénètes déplacent très souvent les prostituées dans différents secteurs de cette industrie : des bars de danse nue aux agences d’escorte, en passant par les salons de massages, les bordels et le trottoir. Ils les forcent à changer régulièrement de ville. Cette rotation a pour fonction, entre autres, d’isoler, d’éliminer les repères, de rendre docile et dépendant. Les dettes des prostituées permettent aux proxénètes d’établir un système quasi esclavagiste dont celles-ci risquent peu de s’en sortir à moins qu’elles ne deviennent physiquement inutiles pour leurs « propriétaires ».
Dans des milieux “favorables” où sévissent la pauvreté, le chômage, la drogue, elles sont recrutées en moyenne vers l’âge de 13 ans. La plupart sont passées par des centres d’accueil et la prison, et plus de la moitié sont toxicomanes.
Comment ,dans de telles conditions, parler du choix librement consenti de la prostitution ?
Terrain favorable
Selon différentes études, entre 80 et 90 % des personnes prostituées en Occident ont été agressées sexuellement dans leur jeunesse.
Le travail le plus complet réalisé en France à ce sujet a été celui de l’Association Nationale de Réadaptation Sociale (ANRS) en 1996, “Le risque prostitutionnel chez les jeunes”. L’ANRS a ainsi identifié des facteurs de base et des facteurs facilitants que confirme chaque jour l’expérience de terrain. Parmi les premiers, on note maltraitances physiques, violences morales ou verbales, viols et agressions sexuelles, tentatives de suicide, maladies graves, abandons, fragilité psychologique et carences affectives, disqualification sociale de la famille d’appartenance (chômage, alcoolisme, prostitution, délinquance ). Les seconds se caractérisent par les ruptures familiales, recherchées ou subies, les situations d’errance sociale (foyers, hébergements d’urgence, squats), la précarité économique et l’absence d’alternative socioprofessionnelle ; la dépendance aux drogues, aux médicaments ou à l’alcool ; la fréquentation des groupes à risques.
Pour la psychologue Évelyne Josse, la prostitution s’envisagerait, au moins partiellement, comme un comportement autodestructeur suite à un traumatisme précoce. Les survivants de traumatismes sexuels vécus dans l’enfance risquent de vivre des dysfonctionnements au point de développer souvent des idées et des comportements autodestructeurs, un mépris de soi, un sentiment de honte, des désordres alimentaires, l’abus de drogues, etc… L’inceste est un des principaux fournisseurs de la prostitution.
Il est évident qu’Internet et les contacts noués sur les réseaux sociaux servent aujourd’hui d’accélérateur à l’entrée dans la prostitution. Un rapport parlementaire remis en 2012 par la sénatrice Chantal Jouanno alertait sur les dangers de cette sexualisation précoce et sur la banalisation des codes de la pornographie dans les clips, les vidéos, à la radio et à la télé. En octobre 2013, une enquête IFOP concluait que l’accès au porno, facilité par les nouvelles technologies, avait modifié les pratiques sexuelles des 15-24 ans.
Un métier comme un autre ?
Au nom de valeurs qui relèvent davantage du libéralisme que du socialisme, la nouvelle gauche, depuis les années 80, s’est non seulement adaptée aux « contraintes » capitalistes, mais en faisant la promotion des bienfaits du marché, elle a permis, dans certains pays, de normaliser les industries du sexe au nom de la défense des « travailleuses du sexe » et du « droit à l’autodétermination individuelle », dont le droit à la prostitution.
Il est de plus en plus fréquent d’entendre, aux Nations-Unies ou dans les médias, un discours dans lequel on présente l’industrie du sexe comme une alternative aux problèmes économiques, voire même un chemin vers le développement. On admet ainsi carrément que la prostitution a pris les dimensions d’une industrie et contribue, directement ou indirectement à l’emploi, au revenu national et à la croissance économique des pays !
Quand un client dépense de l’argent auprès d’une prostituée, “il crée de la richesse”. Alors depuis peu, la Commission européenne enjoint les pays à comptabiliser cette richesse et à l’inclure dans leur produit national brut, ce qui a pour effet de gonfler leurs taux de croissance. La France est l’un des rares pays qui s’y refuse.
La prostitution est désormais, pour un nombre important d’États et d’organisations, un « métier comme un autre », un simple « travail du sexe » et même un « droit » ou une « liberté ». Depuis le début du nouveau millénaire, un certain nombre d’États a réglementé (légalisé) la prostitution (les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc.). Au nom de l’« autonomie » des personnes et du droit de « contrôler son propre corps » est défendu le « droit » à la prostitution et à la traite des femmes aux fins de prostitution. Cette idéologie libérale s’est imposée peu à peu.
Aujourd’hui, trois grandes tendances pensent le rapport entre la prostitution et la société, ce sont le réglementarisme, l’abolitionnisme et le prohibitionnisme.
• Le système prohibitionniste interdit la prostitution, et réprime les personnes qui s’y livrent, l’organisent et l’exploitent. Si cette législation n’existe plus en Europe aujourd’hui, elle est en vigueur dans la plupart des États américains ou encore en Chine. Elle vise à punir les actes de racolage, de prostitution et de proxénétisme. Loin de mettre un terme à la prostitution, ce système a plutôt pour conséquences son exercice clandestin et la criminalisation des personnes prostituées.
• Le réglementarisme, le plus en vogue, propose d’encadrer administrativement l’exercice de la prostitution. Il confère à la prostitution une utilité sociale et la considère comme un élément indispensable de la sexualité masculine. La prostitution étant perçue comme un « mal nécessaire » pour la société, autant d’un point de vue sanitaire que moral, il s’agit de la confiner. La réglementation a pour conséquence la création de lieux clos et contrôlés par l’administration médicale et policière. Elle permettrait également de protéger les prostituées (és) en leur faisant bénéficier de la Sécurité Sociale, de l’assurance-vieillesse, en permettant le contrôle sanitaire (dépistage VIH...) et l’arrêt des discriminations et exclusions dont ils et elles font l’objet. Enfin, les États qui optent pour le réglementarisme pensent préserver la « bonne moralité » et prévenir les « troubles à l’ordre public » en cloisonnant la prostitution dans des lieux et des temps définis. Une enquête de la Fondation SCELLES dans plusieurs pays réglementaristes montre que la réalité est loin de tenir ses promesses.
Au final, selon la bonne vieille loi capitaliste, la création d’une offre entraîne la demande. Le nombre de clients a donc fortement augmenté dans les États réglementaristes, notamment du fait du tourisme sexuel. À Amsterdam par exemple, 80 % des clients sont des étrangers.
Le droit d’une personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu’une autre personne profite des revenus qu’elle en tire est, dans l’optique libérale, normalisé. La légalisation (réglementation) du proxénétisme permet l’industrialisation avec, par exemple, les eros centers (sortes de supermarchés du sexe). Le contrôle des bordels est souvent limité par la loi, et les personnes prostituées peuvent alors totalement dépendre de leur employeur.
En Allemagne, la dépénalisation du proxénétisme, il y a huit ans, a entraîné une augmentation de 70 % du trafic d’êtres humains.
Les Pays-Bas, depuis la légalisation en 2000, représentent un bon indicateur de l’expansion de l’industrie sexuelle et de la croissance de la traite à des fins de prostitution : 2.500 personnes prostituées en 1981, 30.000 en 2004. Il y a 2.000 bordels dans le pays et au moins 7.000 lieux voués au commerce du sexe ; 80 % des personnes prostituées sont d’origine étrangère et 70 % d’entre elles dépourvues de papiers, ayant été victimes de la traite. Dans ce pays, la légalisation devait mettre fin à la prostitution des mineurs, or l’Organisation pour les droits de l’enfant, dont le siège est à Amsterdam, estime que le nombre de mineurs qui se prostituent est passé de 4.000 en 1996 à 15.000 en 2005, dont au moins 5.000 sont d’origine étrangère. Durant la première année de la légalisation néerlandaise, les industries du sexe ont connu une croissance de 25 %. Bien qu’on ait cru que la légalisation en permettrait le contrôle, l’industrie illégale est désormais « hors contrôle ».
Pour Élisabeth Badinter (2002), la prostitution s’intègre dans un « droit chèrement acquis depuis à peine trente ans [qui] appelle le respect de tous : la libre disposition de son corps ». Au même titre, on aurait pu admettre l’esclavage en prêtant attention aux quelques voix d’esclaves qui se déclaraient contents de leur sort. De plus, comme l’âge moyen d’entrée dans la prostitution, par exemples, est de 13 ans aux États-Unis et de 14 au Canada, peut-on vraiment parler de « libre choix » ?
Ce concept de prostitution choisie, construit politiquement depuis les années 1980 et assorti d’un vocabulaire euphémisé (“escorting”) a contribué à embrouiller les esprits en faisant de la prostitution un “métier comme un autre” et même un symbole de séduction et de réussite relayé par le cinéma (Pretty woman, Jeune et jolie, etc). Par exemple, dans le film Une fille facile de Rebecca Zlotowski, l’ancienne escort-girl Zahia Dehar y est présentée comme une femme libre, indépendante qui assume marchander son corps pour s’émanciper de sa condition sociale. Son seul rêve est la possession matérielle, principalement de luxe et pour y parvenir la location de son corps pour des services sexuels devient un moyen libre d’y parvenir. Pour certaines, vendre son corps n’est pas grave, c’est même une mode, ce que le monde judiciaire appelle “l’effet Zahia”. « Pour certaines adolescentes, la prostitution peut représenter un ascenseur social là où les autres formes d’ascenseur social n’existent plus tellement dans notre société » explique Raphaëlle Wach, magistrate au Parquet de Créteil.
Aucun mot sur cette réalité que des jeunes amants proxénètes couvrent ces femmes de cadeaux au début puis les isolent, les droguent ou même les tatouent comme en atteste un réseau démantelé au mois de mai 2019 à Nanterre. Au début, la prostitution peut se présenter comme de la simple débrouille, un troc sexuel (contre hébergements, sorties, drogues, cigarettes, téléphones portables). La personne pense ne marchander qu’un « dépannage » provisoire, sans mesurer l’engrenage qui se met en place.
Aucun mot sur le fait que louer son corps n’est pas un moyen d’émancipation, et que personne n’en ressort vraiment intact, comme en atteste le taux de suicides des femmes prostituées, douze fois supérieur à la moyenne nationale.
Où sont donc les proxénètes et les clients dans les propos des défenseurs de la prostitution ? Les clients ne sont considérés que comme des consommateurs, cette espèce tant protégée aujourd’hui. « Ils ont le droit » de consommer les personnes prostituées, puisque c’est un accord conclu entre deux personnes consentantes (le proxénète n’est pourtant pas bien loin). Le client est tellement roi, qu’il peut même constater le renouvellement de la marchandise périodiquement suivant la demande.
Aujourd’hui, l’ordre moral qui domine est libéral, alors l’éloge de la soumission des corps aux valeurs marchandes, sous le couvert de « libertés » et de « droits », domine un certain discours prétendument « progressiste » et même défendu par une partie des féministes.
Le libéralisme moderne a promu un idéal de la liberté individuelle soumis à tous les mécanismes de contraintes marchandes et oppressives : la prostitution soi-disant « libre » relève en réalité du libéralisme et non de la liberté.
L’abolitionnisme
La Convention abolitionniste de 1949 a été adoptée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, dans l’élan qui a également permis l’adoption de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Elle a été ratifiée par 72 pays, pas par le Canada, ni les États-Unis, ni la Thaïlande. Elle disait en substance que la « prostitution et le mal qui l’accompagne […] sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ».
Le courant abolitionniste actuel conçoit la prostitution comme une oppression et une violence envers les femmes. Les abolitionnistes, qui refusent toute réglementation, celle-ci ne pouvant que cautionner l’existence de la prostitution, ont pour objectif la disparition du système prostitutionnel et proposent une série de mesures permettant aux personnes prostituées d’en sortir. La Suède est l’un des pays les plus avancés en la matière.
Pour ce mouvement, la prostitution ce n’est pas la liberté. Combien parmi celles et ceux qui disent faire ce métier librement et l’aimer sont payés pour le dire, ou menacés ? Marchander des relations est incompatible avec une société d’égalité et de liberté.
Un pays « abolitionniste » comme la France, dont la population est estimée à 61 millions d’habitants, comprend moitié moins de personnes prostituées sur son territoire qu’un petit pays comme les Pays-Bas (16 millions d’habitants) et 15 fois moins qu’un pays comme l’Allemagne (environ 82,4 millions d’habitants). En Suède, où une loi a été adoptée pour pénaliser les clients, on estime à 1500 seulement le nombre de personnes prostituées, pour près de dix millions d’habitants. Dans ce pays, la prostitution est considérée comme l’un des aspects de la violence masculine à l’égard des femmes et des enfants et comme un problème social, autant pour la personne prostituée que pour la société dans sa totalité.
Un système à changer
En réduisant les femmes à une marchandise susceptible d’être achetée, vendue, louée, appropriée, échangée ou acquise, la prostitution affecte les femmes en tant que genre. Elle renforce l’équation établie par la société entre femme et sexe, les réduisant à une humanité moindre et contribuant à les maintenir dans un statut inférieur partout dans le monde.
Alors, peut-on faire l’économie d’une réflexion éthique ? Certainement pas. Kant estimait qu’une personne, c’est ce qui a une dignité, autrement dit « une valeur intérieure absolue, laquelle ne peut être échangée contre rien, ni donc entrer dans aucun commerce ». Combattre l’ordre moral actuel exige de s’opposer aux industries du sexe et à la marchandisation des femmes et des enfants.
La prostitution est une des formes extrêmes de l’oppression sexuelle des hommes sur les femmes. Elle est une des manifestations de l’appropriation masculine du corps et du travail des femmes, et de certains hommes alors assimilés aux femmes. La pub, la pornographie ou les multiples revues pour hommes (les femmes sont disponibles, consommables, pour un rapport sexuel destiné au plaisir des hommes), les médias, les discours, les affiches, l’éducation, divulguent cette image d’oppression sexuelle, au point que les femmes transporteraient toute leur vie “un mâle dans la tête”.
C’est aussi un rapport d’oppression économique entre les hommes riches et les femmes pauvres comme dans le tourisme sexuel, entre les hommes qui peuvent payer les services des femmes qui ont besoin de gagner cet argent.
Être « pro-sexe », c’est s’opposer à la prostitution en revendiquant et en reconstruisant une sexualité qui rehausse la vie, reposant sur le respect de l’autre et fondée sur l’égalité de genre.
La position « pro-prostitution » est purement et simplement celle du compromis avec le système patriarcal déjà en place. La lutte contre la prostitution et la traite aux fins de prostitution s’inscrit dans l’objectif plus général de lutte pour l’égalité des femmes et des hommes. Cette égalité « restera inaccessible tant que les hommes achètent, vendent et exploitent des femmes et des enfants en les prostituant ».
La traite des esclaves africains, qui a eu lieu sur une période de 400 ans, a fait 11,5 millions de victimes, et la traite aux fins de prostitution dans la seule région de l’Asie du Sud-Est a fait 33 millions de victimes.
L’abolitionnisme féministe représente une résistance à cette marchandisation sexuelle ; il est un élément fondamental de la lutte contre le néolibéralisme, la privatisation du vivant, la mondialisation capitaliste et le système proxénète planétaire. Cet abolitionnisme s’oppose à la monétarisation des rapports sociaux et à la marchandisation du sexe des êtres humains. Il est la seule position juridique, philosophique et politique qui peut permettre la contestation de l’ordre marchand et sexiste tel qu’il se déploie dans l’industrie mondialisée du commerce du sexe.
La prostitution viole le droit à l’intégrité physique et morale par l’aliénation de la sexualité des femmes qui est appropriée, avilie et chosifiée pour l’achat et la vente. Elle viole l’interdiction de la torture et de tout traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant, parce que les pratiques du « divertissement » sexuel et de la pornographie, ainsi que celles des clients, sont des actes de pouvoir et de violence sur le corps féminin. Elle viole le droit à la liberté et à la sécurité, ainsi que l’interdiction de l’esclavage, du travail forcé et de la traite des êtres humains, parce que des millions de femmes et de jeunes filles dans le monde entier sont tenues en esclavage sexuel pour satisfaire la demande des acheteurs masculins, plus nombreux qu’elles encore, et pour que les capitalistes du sexe fassent des profits. Elle viole le droit de jouir du plus haut niveau de santé mentale et physique, parce que s’ensuivent des violences, des maladies, des grossesses non désirées, des avortements dangereux et le sida, présentant des risques graves pour les femmes et les jeunes filles dans la prostitution et allant à l’encontre d’une conscience positive de leur propre corps et d’une relation saine avec lui.
Accepter ou promouvoir la prostitution comme une organisation sociale inévitable de la sexualité, ou comme un travail approprié pour les femmes, dénie les efforts pour parvenir à des normes supérieures en matière de droits humains, y compris les droits humains des femmes, tels qu’ils ont été énoncés, par exemple, dans la plate-forme d’action de Beijing.
Les féministes ont le devoir d’imaginer un monde sans prostitution, comme nous avons appris à imaginer un monde sans esclavage, sans apartheid, sans infanticide. Les rapports de genre doivent être restructurés de telle façon que la sexualité puisse devenir à nouveau une expérience de l’intimité humaine et non une marchandise à acheter ou vendre.
L’abolition de la prostitution est une action qui suppose la remise en question des rapports sociaux, économiques et sexuels de domination qui sévissent à travers le monde, ainsi que des mesures immédiates pour combattre la pauvreté et la violence envers les femmes.
Comme le fait remarquer le philosophe Kant, chaque être a ou bien un prix ou bien une dignité. Et ce qui a un prix n’a pas de dignité et ce qui a une dignité n’a pas de prix : parce qu’on ne peut pas lui trouver d’équivalent. Ce qui a une dignité et pas de prix, on le respecte, tandis que ce qui n’a pas de dignité, on en fait ce qu’on veut. Ainsi donc, il faut que je ne sois pas propriétaire de mon corps pour que mon corps ne soit pas un objet et qu’il n’ait donc pas de prix mais une dignité et que je puisse le respecter.
En réalité, mon corps et moi formons un tout indissociable. Les conséquences éthiques sont que je dois à mon corps du respect et que je ne dois pas en user et en abuser comme je l’entends. Je dois en respecter la dignité et l’intégrité. Mais j’ai aussi le droit de rechercher, dans cette limite, la satisfaction de mes désirs. Je ne peux légitimement accepter, par contre, que mon corps soit au service des désirs de l’autre, car mon corps ne m’appartiendrait pas. Or je suis mon corps.
Mais cette affirmation ne doit pas aboutir à une forme de réaction contre la libération du corps (notamment libération sexuelle, avortement) au prétexte de principes moraux rigides.
Elle doit aboutir à repenser l’économie et la politique : comment inventer une manière d’être en société qui permette le respect de chacun et l’auto-détermination de son corps, comme de sa volonté ? Cette réflexion peut être entièrement reliée au problème de la GPA et de toute location ou don d’une partie de soi pour rendre un service.
Pour ce qui est de l’abolition des différences de genres, de celle de la transaction marchande, de celle du salaire et du travail, l’économie distributive s’est toujours présentée et se présente toujours comme la solution capable de donner leurs lettres de noblesse aux valeurs humaines que sont la dignité, le respect, l’égalité et la liberté.