La chimère du marché commun


par  J. DUBOIN
Publication : 12 janvier 1957
Mise en ligne : 12 janvier 2020

Accompagnée d’une tapageuse publicité, la relance du marché commun européen ne vient-elle pas, à point nommé, nous consoler de quelques récents déboires ? Un marché commun groupant 150 millions d’acheteurs ! précisait hier M Guy Mollet...

Oui. mais combien de vendeurs ?

En France, la situation est facile à résumer : si nous ne produisons qu’une partie de ce que notre équipement nous permet de produire, c’est que nous manquons de débouchés : nous cherchons désespérément à vendre au dehors tout ce que les Français n’ont pas les moyens d’acheter, quelque besoin qu’ils en aient. Exporter poux vivre ! s’écrie M. Georges Villiers qui n’en est jamais a un paradoxe près.

Or la situation est pareille dans les six pays de la petite Europe qui doit former le marché commun. Déjà, avant la guerre, les Allemands de Hitler voulaient exporter ou mourir ! Si beaucoup en sont morts, ceux qui restent nourrissent la même ambition et réussissent à conquérir des marchés dans les cinq parties du monde. Le Belgique, la Hollande, l’Italie, le Luxembourg cherchent aussi des acheteurs étrangers pour une production nationale déclarée « excédentaire ». Les six pays hérissent leurs frontières de droits de douane afin de bien protéger leur marché intérieur contre l’invasion des produits de leurs chers voisins. En définitive, six pays souffrent du même mal : le manque de débouchés ; et on leur promet la guérison s’ils mettent leurs maux en commun. Autrement dit : nos six boîteux n’ont qu’à marcher en se donnant le bras, pour ne plus boiter du tout. Voilà la chimère du marché commun, dont on nous rebat les oreilles dans l’espoir qu’elles s’allongeront encore.

Pour nous convaincre, on reprend l’argument spécieux que développe à nouveau Jean Lecerf dans le « Figaro » : Les producteurs devront se spécialiser davantage et adopter des méthodes plus modernes pour abaisser leurs prix de revient.

Mais on n’explique jamais comment on peut abaisser le prix de revient sans diminuer la feuille de paie. Et si la feuille de paie diminue, la capacité d’achat des consommateurs ne diminue-t-elle pas du même coup ?

 *** 

Il est triste d’avoir à rappeler des vérités aussi élémentaires, mais le public se laisse toujours prendre au mirage des 150 millions d’acheteurs. Jamais il ne soupçonne que des intérêts puissants s’agitent dans la coulisse, et que se prépare, en fait, une sorte d’accaparement des profits que fournit encore un système économique en pleine décomposition. On se propose de faire accepter des disciplines, des privations, des conversions, des reclassements, des déplacements de main-d’œuvre, du chômage, des éliminations, etc. au nom du fameux marché commun qui doit ramener la prospérité générale. Après avoir célébré quelques douzaines de fois le magnifique redressement, bien définitif, de notre économie, il convient que le zèle de nos dirigeants puisse demain s’exercer sur un théâtre plus vaste, plus digne de leur génie.

 *** 

Faut-il signaler d’autres impossibilités qui devraient venir spontanément à l’esprit de l’économiste le plus distrait ?

Comment organiser un marché commun sans unifier les charges sociales de la production dans les six pays ? Elles diffèrent partout, comme diffèrent, aussi, le taux des salaires, les charges fiscales, les prix de l’énergie, l’endettement des États, etc.

Comment imaginer un marché commun si vendeurs et acheteurs n’ont pas la même monnaie ? Va-t-on revaloriser ou dévaloriser le mark allemand, le franc français, la lire italienne, le franc belge, le florin hollandais, le mark luxembourgeois ? Alignera-t-on le franc français sur le florin ou le florin sur le franc ? Est-ce que la valeur de ces six monnaies ne dépend pas de la politique économique, financière et monétaire du pays dans lequel elles ont cours ? Bien que toutes ces monnaies ne soient aujourd’hui que du papier ou des écritures, a-t-on jamais réussi à réaliser leur convertibilité ?

En supposant le problème résolu (?) on devine qu’il sera nécessaire de protéger le marché commun contre la concurrence des marchandises venues du monde entier, de l’ouest comme de l’est ; en d’autres termes, le problème qui se pose aujourd’hui pour chacune des six nations, devra être réglé pour toutes six de la même manière. Or, chacune abaissait ou élevait ses barrières douanières selon les besoins de sa propre économie ; chacune avait signé un traite de commerce avec toutes les autres nations du globe, ces accords internationaux tenant compte des importations et des exportations réclamées pour chaque nation en particulier. Comment avoir une politique commerciale convenant en même temps à l’Allemagne et à la France, à la France et à l’Italie, à la Belgique et à l’Allemagne, à la Hollande et à l’Italie ? Toutes ces nations continueront-elles à encourager et même à subventionner leurs exportations ?

Cependant, la politique commerciale d’une nation faisant partie de sa politique extérieure, il faut que les six nations de la petite Europe aient une unique politique étrangère : supprimera-t-on, par exemple, la Wilhelmstrasse ou le Quai d’Orsay ? Tirera-t-on à la courte paille ?

Et que deviennent les six budgets d’armements ? En effet, les six nations consacrent des sommes énormes, chaque année, à grossir leurs stocks d’armes et de munitions, ces dépenses étant indispensables à l’équilibre si précaire de leur économie. Abrégeons...

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Ce qui devrait ouvrir les yeux du public, c’est la colossale publicité qu’accompagne la relance du marché commun. Dépenserait-on tant de millions pour notre bien ?

M. Firmin Roz, de l’Institut, dans la Revue « France-Europe », s’évertue à nous donner l’exemple des États-Unis. Il s’agit, en l’espèce, de jeunes États, affranchis du joug colonialiste, qui se sont unis pour créer un marché commun. Oui, mais quand ? Il y a un peu plus d’un siècle et demi... À cette époque, ces jeunes États n’étaient pas industrialisés, et leurs économies étaient complémentaires et non concurrentes. Ils ne cherchaient pas désespérément des débouchés pour leur production, comme les nations européennes du XXe siècle. L’exemple est donc absurde, car il ne tient pas compte des réalités de notre temps.

M. Firmin Roz devrait nous donner l’exemple d’une fédération de nations capitalistes et concurrentes. Mais il n’en trouvera pas...

J’attends, pour ma part, que les États-Unis et le Canada créent un marché commun : pas de droits de douane et même monnaie.

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On remarquera que les promoteurs du marché commun européen, s’accordent aujourd’hui un délai de quinze années. On procèdera par étape afin que les peuple n’aient pas trop à s’en plaindre. Ce gui rappelle l’homme au grand cœur qui, désireux de couper la queue de son chien en tranchait un petit morceau tous les matins ne pas faire trop souffrir la pauvre bête.


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