L’inégalité des chances

Réflexions
par  B. WEILL
Publication : février 2019
Mise en ligne : 25 mai 2019

Nous vivons dans un monde où l’iné­galité est permanente, et présente dans tous les domaines de notre vie. Cette affirmation paraît évidente à tous ceux qui veulent et acceptent de regarder le monde tel qu’il est aujourd’hui et depuis des millénaires.

Jusqu’à l’avènement des premières religions monothéistes, il paraissait naturel de penser que les inégalités entre les humains sont normales et assumées : chacun est à une place définie par sa naissance et sa nature, et sa situation correspond à un phénomène cosmologique et stable. En Grèce, la démocratie était le fait et l’organisation des citoyens et certainement pas des autres, des esclaves en particulier. Aristote en témoigne et affirme que cet état de chose est pour lui totalement naturel comme une loi de ce monde. L’Agora est pour les sachants, les notables et les possédants, pas pour le commun des humains.

Ce qu’on pourrait résumer en disant qu’il y a d’un côté les sachants, les riches et les puissants, et de l’autre les pauvres, les ignorants et les faibles.

Il est clair que cette situation, insupportable pour les uns, est un privilège tout à fait indécent pour les autres, qui ne peut pas ne pas se traduire par une opposition, une incompréhension et des confits permanents, plus ou moins violents au cours de l’Histoire, et en fonction des spécificités historiques de chaque époque.

Marx disait, au 19ème siècle  : « l’histoire du monde est l’histoire de la violence et de la lutte des classes » qui ont pris, à chaque période historique, des formes différentes, adaptées à chaque situation.

Il le s’agit pas dans ce propos de justifier la violence, mais d’en comprendre l’origine, qui se trouve dans ces inégalités, qui représente une violence passive insupportable pour les couches, les classes et les populations dominées.

Sans approfondir une réflexion sur l’émergence de l’universalité de cette situation, il est clair qu’elle a engendré des drames, des blocages et des rapports de forces insoutenables.

La question induite par ce propos est d’étudier et d’observer les luttes entre les problématiques de conservation de ces inégalités, et les ouvertures possibles de l’émergence d’une justice sociale qui ne peut pas correspondre à un égalitarisme total, arithmétique et matériel. Cette justice sociale doit correspondre à un réel humanisme prenant en compte l’ensemble de paramètres sociétaux, individuels et collectifs, et cela dans tous les domaines et les champs de la vie des humains en société.

Les pensées des 17ème et 18ème siècles, après la Renaissance, ont apporté les premières pierres de la pensée humaine, qui s’est très progressivement éloignée des dogmatismes religieux, de Dieu, de la scolastique, pour penser à partir de l’homme, sans être inscrite dans une problématique divine ou cosmologique.

Ce virage, qui est un virage également politique, social et scientifique, reconstruit le monde autour d’une nouvelle théorie de la connaissance, et revendique pensée libre et justice humaniste. Ces grandes évolutions sont principalement portées par Descartes, Spinoza, Locke, Hume, Pascal, Leibniz, Voltaire, Rousseau, Kant, Hegel et Schopenhauer, pour les philosophes, et G Bruno, Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Viète, Euler, pour le champ scientifique.

De tout temps des classes dominantes se sont positionnées pour dominer le monde et exercer le pouvoir de gouvernance et de commandement. Elles se sont approprié les richesses, le savoir, les postes liés au pouvoir et tout ce qui pouvait les maintenir dans leur rôle dominant.

L’utilisation de Dieu a été une règle générale pour ces classes dominantes, en s’appuyant sur cette pseudo légitimité de prétendre aux avantages de ces principes naturels, édictés par l’ancien temps. Dieu est celui qui a créé le monde et de plus, il « dit la vérité de ce monde », alors que faire.

Marx a traduit ce phénomène par une définition de la religion correspondant à un critère d’aliénation : « la religion opium du peuple ». Dans la plupart des pays de l’occident, le roi, l’empereur, le prince sont dans leur position par la “volonté” de Dieu ; ils tiennent ce pouvoir de Dieu, et cette “affirmation” est perpétuée par les classes dominantes.

Comme dit précédemment, « l’histoire du monde est l’histoire de la violence et de la lutte des classes », ce qui signifie que la classe dominante cherche à fixer et à maintenir définitivement sa position par un ensemble de stratagèmes et de processus de toute nature, la classe dominée cherche à rompre cette stabilisation diabolique par la lutte. La violence est-elle celle des révolutionnaires, ou celle de ceux qui inventent des moyens de toute sorte pour conserver seuls leur pouvoir, leur richesse et leur savoir ? Mais l’histoire du monde nous démontre que des évolutions se réalisent à des moments spécifiques, par des révolutions violentes, par des compromis, par des idées ou des pensées nouvelles, par des conditions historiques particulières, par le génie de tel ou tel humain ou de tel ou tel groupe, etc…

Ces processus sont nombreux ; à titre d’exemple citons quelques-uns des éléments positifs qui ont fait avancer ce monde. L’émergence successive des différentes religions monothéistes a progressivement avancé l’idée que les hommes ont droit au même respect et aux mêmes chances de réussir. Le virage de la chrétienté, il y a 2.000 ans, mais qui s’est déroulé entre 400 après J-C et l’émergence de la Renaissance, a transformé le paradigme de l’évidence de l’inégalité des hommes à celui d’une vraie reconnaissance de chacun ; c’est la fin de l’Antiquité. Bien sûr tout cela a été lent, avec de nombreuses raideurs et retours en arrière.

L’émergence des Lumières et cette recherche de la liberté et du “penser par soi-même” (Kant), qui se pose des questions sur la pertinence des religions, se conclue par la naissance de l’athéisme, de l’agnosticisme, bien lent, il est vrai.

La concrétisation des luttes avec le déclenchement de nombreuses révolutions dans tous les pays à partir des 16ème et 17ème siècles jusqu’aujourd’hui, la révolution scientifique qui transforme totalement le contenu de la philosophie de la connaissance à travers l’empirisme et l’idéalisme, et par la mise en valeur de la raison et de l’entendement au détriment des dogmes, des superstitions et, d’une façon plus théorique, du rejet de la scolastique avec Descartes et Spinoza (bien qu’en désaccord entre eux sur le regard et la vision qu’ils avaient de Dieu), ont permis aux sociétés de réaliser un changement de paradigme et un pas vers la justice sociale.

Ce diagnostic, peu optimiste, permet cependant d’affirmer que “l’histoire ne recule pas” bien qu’elle ait du mal à avancer d’une façon plus favorable, avec une mise en situation de l’humain comme sujet essentiel de cette évolution (l’humain étant partie intégrante de la nature et de la défense d’un développement durable – voir Spinoza L’éthique) La révolution Française et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, constituent une vision totalement différente de la position des hommes dans la société. On a changé de régime, et bien que le 19ème siècle sera un dur et long parcours vers cette espérance et ce combat pour l’égalité des chances, ce cheminement est loin d’être terminé.

D’une façon plus concrète et en continuité de ce diagnostic, pour promouvoir une réelle avancée de ce monde dans la problématique des Lumières (“Lumières 2019”, tel est l’objectif), il est nécessaire de se pencher sur “l’inégalité des chances”. Cette inégalité est sans doute la plus grave car elle s’oppose à une évolution positive de la société, à une réponse en termes de justice sociale, à la possibilité de l’épanouissement de chacun dans le tout sociétal, etc… C’est en fait à l’ensemble des paramètres de cette inégalité des chances qu’il faut s’attaquer, tout à la fois globalement, institutionnellement, dans tous les domaines de la vie sociétale et humaine, et parallèlement en apportant des réponses concrètes à chacun, en lui donnant des solutions opératoires et généralisables à tous.

L’égalité des chances c’est la capacité que chacun peut avoir de se réaliser et de disposer de conditions satisfaisantes pour réussir.

Aujourd’hui, sous prétexte que la démocratie existe (dans certains pays seulement), que la République apporte un plus par rapport aux autres systèmes, etc, la majorité estime, comme le prétendent nos dirigeants, « si on veut, on peut » ou « pour trouver un emploi, traversez la rue » ou encore « yes, we can » comme le disait un ancien président américain, il est évident que cela ne correspond pas à la réalité.

Les paramètres de cette “inégalité des chances” sont nombreux et représentent en particulier les limites de notre libre arbitre. De plus, ces paramètres peuvent être séparés en deux groupes (ayant des liens, mais également leurs causes spécifiques), ceux de l’inné (autrement dit du naturel) et ceux de l’acquis (la famille, la culture, le lieu de vie, la formation, la vie affective et sexuelle, le pays de naissance, l’époque dans laquelle on vit, les rencontres), en fait tout ce que l’on “fréquente” et qui ne fait pas partie de nous ; mais les rencontres elles-mêmes et ces paramètres acquis ne font pas partie d’un hasard, mais d’un croisement complexe et évolutif, lié à notre acquis et à notre inné.

En d’autres termes, les amis que l’on se fait, les études que l’on choisit, les lieux de vie, nos avis et nos convictions , etc… sont-ils déterminés par nous en totalité et cela aurait-il un sens de l’affirmer ? Sans doute pas ; je ne suis pas “je”, je suis “nous” dans une complexité indiscernable.

Mais ces variétés et ces difficultés d’avancer dans ce dédale de paramètres est un fait ; aux sociétés et à nous de rendre ce parcours plus simple et plus beau.

Quelques remarques simples  :

• A-t-on les mêmes chances en étant issu d’un milieu socialement aisé ou pas  ?

• A-t-on les mêmes chances si on évolue dans un contexte culturel de bon niveau ou si les parents et la famille n’ont pas bénéficié d’acquis culturels facilitant l’évolution  ?

• Les ruptures ou les difficultés affectives ne sont-elles pas des handicaps à surmonter ?

• La façon dont les choses sont acquises ou la façon dont nous nous les approprions est-elle équivalente pour tous ?

Il ne s’agit pas dans mon propos de prétendre à la construction d’une égalité parfaite qui n’existe pas mais d’être conscient de ces différences fondamentales entre l’équité dont chacun profite et d’apporter les éléments pour chaque paramètre, au service de l’évolution et de l’épanouissement de chacun.

Tout le monde ne sera pas heureux de la même façon mais ce qui est sûr c’est que certains ont une probabilité de l’être supérieure à d’autres et l’idée est  : aidons individuellement et créons les conditions sociales de l’amélioration de l’égalité des chances.