La dette publique

La monnaie
par  M.-L. DUBOIN
Mise en ligne : 8 janvier 2006

Un lecteur nous demande de revenir sur notre étude de la monnaie pour expliquer ce qu’est la dette publique et à qui l’État emprunte lorsqu’il a besoin d’argent. Même si nos plus anciens lecteurs sont depuis longtemps sensibilisés à cette question, nous avons sûrement eu tort de ne pas enfoncer le clou, nous contentant d’évoquer, dans notre résumé étalé au fil de nos numéros 1027 à 1035 (de décembre 2002 à août-septembre 2003), les éléments nécessaires pour comprendre ce point qui nous parait si important.

Nous tentons ci-dessous de rassembler les éléments qui répondent à la question posée.

La gestion des comptes de l’État est l’affaire du Trésor public, qui est ainsi amené à résoudre deux problèmes d’équilibre. D’une part il lui faut lisser les flux d’entrées et de sorties parce que les recettes et les dépenses ne se recouvrent pas parfaitement au jour le jour. D’autre part, le budget annuel de l’État étant pratiquement toujours en déficit, le Trésor doit, pour assurer la totalité des dépenses, trouver un financement supplémentaire aux rentrées fiscales, c’est ce supplément qui constitue la dette publique.

La monnaie du Trésor

Le lissage des flux quotidiens est réalisé par le volant de la monnaie dont dispose le Trésor. Sa monnaie propre est constituée, pour une partie insignifiante, par la monnaie divisionnaire (les pièces métalliques), et, pour l’essentiel, par de la monnaie scripturale.

Il n’est maître que de la première, et grâce à une sorte de survivance du droit régalien de battre la monnaie, ce qui pourrait faire illusion. Nous ne le rappelons que pour mémoire, tant il est évident que le Trésor ne peut pas payer avec les pièces que la Banque de France est chargée de mettre à la disposition du public et qui ne représentent guère que 1% de la monnaie en circulation (l’agrégat M1), toutes les dépenses publiques non “budgetisées” et aussi énormes que celles liées à des catastrophes climatiques, ou provoquées par des marées noires. Ce n’est pas non plus avec ces pièces qu’il pourrait financer la recherche fondamentale...! Donc cette création de monnaie métallique est très loin de permettre au Trésor de régler des dépenses publiques imprévues au budget.

L’essentiel de la monnaie dont dispose le Trésor est sous forme scripturale, mais il ne dispose pas de sa création. Elle est constituée par les dépôts sur le compte du Trésor public et sur les comptes chèques postaux (les CCP). Les premiers sont effectués par les “correspondants du Trésor”. Avant le 1er janvier 2002 n’importe quel particulier pouvait être correspondant du Trésor, c’est-à-dire y avoir un compte, mais depuis cette date, c’est interdit et les correspondants du Trésor ne sont plus, exclusivement, que des organismes publics ou semi-publics et des collectivités locales.

Par contre, tout particulier, toute association et toute entreprise, publique ou non, peut avoir un CCP. Ces comptes courants sont gérés, comme des comptes bancaires, par la Poste, mais ils figurent au passif du bilan du Trésor.

Expliquons ceci : quand vous disposez d’un revenu, par exemple d’un salaire ou d’une retraite, vous avez le choix de le déposer soit sur un compte bancaire soit sur un CCP. Si vous choisissez un compte bancaire, la banque à laquelle vous vous adressez inscrit, d’une part, cette somme à son passif, ce qui veut dire qu’elle s’engage à vous la rembourser (et vous lui faites confiance), et d’autre part, elle inscrit cette somme à son actif, ce qui veut dire qu’elle en devient propriétaire, ce qui lui permet d’en disposer, par exemple pour le prêter ou pour ouvrir des crédits qui rapporteront des intérêts à ses actionnaires. Si vous choisissez un compte aux chèques postaux, la Poste inscrit cette somme au passif du Trésor, ce qui veut dire que l’État s’engage à vous la rembourser (ce qui est une garantie a priori plus sérieuse que celle d’une banque privée), le Trésor peut alors en disposer mais, contrairement aux banques commerciales, pas pour ouvrir de nouveaux crédits, mais seulement pour lisser, au jour le jour, les recettes et les dépenses de l’État.

Au passage, étonnons-nous que tout citoyen, et à plus forte raison tout fonctionnaire, n’ait pas scrupule à choisir un CCP pour aider plutôt les services publics, qui nous concernent tous, que les intérêts privés des banques, surtout depuis qu’aucune de celles-ci n’est nationalisée, c’est-à-dire que l’État ne les cautionne pas. Il est probable que cette attitude résulte, là encore, de l’ignorance du public vis-à-vis de tous ces mécanismes, ignorance doublée d’un état d’esprit entretenu par des idées toutes faites : par exemple la Poste est souvent désignée avec mépris comme “la banque des pauvres”, ce qui est une absurdité.

Le Trésor est contraint d’emprunter

Après avoir insisté sur le fait que ces dépôts sur les comptes du Trésor public figurent au passif de son bilan et ne constituent pas des ressources pour l’État, venons-en aux ressources supplémentaires par rapport aux recettes fiscales, que le Trésor, en tant que banquier de l’État, doit trouver quand le budget annuel est en déficit, ce qui est le cas général.

On se rappelle que la Banque centrale est la banque des banques, et que toutes les autres banques peuvent faire appel à elle quand elles ont besoin de financement, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle est qualifiée de “prêteur en dernier recours”.

On pense donc, naturellement, que le banquier de l’État, comme les autres, peut lui aussi, au besoin, faire appel à la Banque de France. C’était possible, et celle-ci accordait alors un crédit à l’État, directement sur le compte du Trésor public, ce qui correspondait à une création directe de monnaie centrale. Mais la loi du 4 août 1993 a mis fin à cette possibilité : dans son article 3 elle interdit à la Banque de France « d’autoriser des découverts ou d’accorder tout autre type de crédit au Trésor public ou à tout autre organisme ou entreprise publics ». La banque de l’État s’est vue ainsi interdire les moyens dont disposent toutes les banques commerciales, celles de tous les particuliers et de toutes les entreprises !

Encore une note au passage : cette loi de 1993, qui redéfinissait le statut de la Banque de France, a été votée pour préparer l’Union économique et monétaire en Europe qui imposait l’indépendance des Banques centrales vis-à-vis des gouvernements, ... alors qu’un tel transfert d’une partie des pouvoirs du gouvernement venait d’être jugé inconstitutionnel par le Conseil constitutionnel ! Mais ceci a été aménagé.

Alors, quelles ressources reste-t-il à l’État ?

Bien entendu, le gouvernement peut décider de “vendre les bijoux de famille”, tant qu’il en reste, c’est-à-dire privatiser les entreprises publiques, vendre les actions que détient encore l’État par exemple dans Air France, EDF, la SNCF, etc.

Et, bien sûr, faire appel au privé.

Le Trésor fait appel au public en émettant des bons du Trésor et des obligations, les premiers ont des échéances à moyen terme, 2 à 7 ans, et sont facilement négociables, les secondes sont à long terme. Ainsi les personnes qui en ont les moyens peuvent avancer, sans risque, de l’argent à l’État, car celui-ci est tenu, non seulement de les rembourser à terme, mais aussi de trouver un supplément de ressources pour leur payer les intérêts, qui sont également garantis.

L’État met ainsi un placement sûr à la disposition, peut-être pas des plus riches car ceux-ci préfèrent des rendements meilleurs et plus rapides, mais de tous ceux qui disposent de plus de moyens qu’ils n’en ont l’usage immédiat.

Et puisque les banques, elles, ont gardé le droit de créer de la monnaie, l’État emprunte surtout aux banques et autres établissements de crédits privés... !

Une rente que le contribuable verse au privé.

J’ai sous les yeux un manuel de la collection “les Fondamentaux” de Hachette-enseignement supérieur, collection qui constitue la “Bibliothèque de base de l’étudiant en droit, politique, économie et gestion”, et ce livre est écrit par un Professeur à l’Université de Strasbourg. Il enseigne que lorsqu’une collectivité de paiement, la France par exemple, a des besoins de financement qui dépassent ses capacités de paiement, c’est le rôle du système financier de combler ce déséquilibre par la création monétaire, lequel constitue le mécanisme par lequel le système bancaire répond aux besoins quand la collecte de fonds ne suffit pas. Point. C’est enseigné comme si c’était tout naturel, comme si c’était une nécessité, une obligation incontournable. Et comme aucune allusion n’y est faite, on semble ignorer, ou considérer que c’est sans importance, le fait que cette création monétaire entraîne le paiement d’intérêts aux actionnaires des banques, condamnant ainsi l’ensemble des contribuables à leur verser une rente. De sorte que personne ne se demande si ce n’est pas, au contraire, la banque de l’État qui devrait avoir seule le droit de création monétaire, quitte, bien entendu, à limiter ce droit par des règles de façon à ce que la monnaie soit créée dans la limite des possibilités productives du pays, mais dans l’intérêt général, et surtout sans paiement d’intérêts servis par le public au privé.

Ma critique ne porte pas sur le fait que de la monnaie soit créée ex nihilo. Il est tout à fait nécessaire qu’une monnaie soit créée en préalable à une production, il est naturel que des fonds soient avancés, figés pour permettre de réunir les moyens de produire. Ce qui est intolérable c’est de donner à quelques particuliers le pouvoir de créer ces investissements ex nihilo, en toute liberté de choix, et surtout pour en dégager un profit pour eux seuls, et payé par l’ensemble des contribuables.

Ce que proposent les distributistes, et j’y reviendrai en complétant notre étude de la monnaie par l’exposé des propositions que nous aurons reçues de nos lecteurs, c’est que ce soit l’ensemble de la société, par ses représentants (ses élus dans une démocratie représentative comme la nôtre), qui décident de l’investissement à faire et qui disposent des moyens de créer la monnaie correspondante, sans avoir à payer pour cela, à quiconque, des intérêts.

Car ces paiements d’intérêts, qu’on appelle élégamment le service de la dette, sont loin d’être de l’ordre de grandeur de “frais généraux”. Il est au contraire ahurissant de constater leur importance, ce qu’on peut faire facilement en lisant, tout simplement, la feuille envoyée chaque année par le Ministère des finances avec le formulaire de déclaration des revenus.

Ce service de la dette correspond en effet à l’une des plus importantes lignes budgétaires :

En 2001, après la plus grosse dépense, celle consacrée à préparer l’avenir, c’est-à-dire l’éducation et la recherche (21 %), venaient cinq lignes budgétaires de même importance (entre 12 et 13 %) et le service de la dette, soit 240 milliards de francs, était l’une d’elles ! Le contribuable versait alors pratiquement autant pour payer ces intérêts, nés du choix du mode de création de notre monnaie, que pour l’ensemble de la justice, de la sécurité, de l’environnement, de la culture et de l’agriculture (soit 244 milliards de francs) !

Autre exemple, pour 2003, dans la répartition programmée des dépenses de l’État, la plus importante part est encore, heureusement, celle qui prépare l’avenir, soit 21 % pour l’ensemble de l’éducation, la recherche et le développement. La deuxième ligne, soit 15 %, est prévue au profit des collectivités locales (le gouvernement ayant entrepris de décharger l’État sur elles, il faut bien qu’une part du budget leur revienne). Et le service de la dette vient en troisième ligne, juste derrière, avec 12 % du budget, soit à égalité avec la dépense pour la défense nationale (dont le fameux désamiantage du Clemenceau ??). Ainsi cette année, l’État dépense plus pour payer les intérêts de la dette publique qu’il ne dépense pour, à la fois, l’emploi et la solidarité, soit 10 % du budget. Les contribuables paient donc 2 % de plus pour verser cette rente au privé que pour tenter de réduire “la fracture sociale”.

En comparant aux rentrées budgétaires, on constate que les deux tiers des impôts sur le revenu des contribuables servent à payer ces intérêts.

La dette américaine commence à inquièter

Le pays le plus endetté au monde, c’est les États-Unis, nous l’avons souvent écrit [1]. Leurs dettes sont telles que le monde de la finance commence à s’en inquièter et se demande comment l’administration américaine va pouvoir les rembourser.

Il y a d’une part le fait que les États-Unis importent beaucoup plus qu’ils n’exportent, ce que le FMI ne permettrait à aucun autre pays. Leur “déficit courant”, en juin dernier, dépassait déjà 528 milliards de dollars par an, soit 4,9 % de leur PIB. Un économiste américain a calculé qu’entre 1995 et 2002 ce déficit de leur balance commerciale avait permis aux États-Unis de confisquer 96 % de la croissance mondiale [2].

Et puis il y a leur déficit public. Il vient d’être considérablement accru par les baisses d’impôts et autres mesures fiscales et par l’augmentation des dépenses militaires de l’administration de G.W. Bush. Il atteignait en octobre 400 milliards par an, que les prévisions du Congrès, ajustées le 17 novembre, faisaient passer à 480 milliards pour 2004, n’entrevoyant un équilibre possible, on ne sait d’ailleurs comment, qu’à partir de 2012.

Pour financer cette dette de l’État fédéral, les États-Unis cherchent évidemment à vendre, en dollars, des emprunts d’État. Ils en doivent déjà pour la bagatelle de 3.500 milliards. Or depuis quelques années, ces bons étaient surtout achetés, non pas par quelques riches Américains (qui préfèrent aujourd’hui investir en Europe où les taux d’intérêt sont plus élevés...), mais beaucoup (40 %) par les Banques centrales du Japon et de la Chine. Et ces achats viennent de marquer un ralentissement vertigineux au cours des six derniers mois.

Pour rembourser les dollars qu’il doit, l’État fédéral pourrait envisager de relever les impôts, au risque de réduire la consommation des Américains les plus riches. À ceci, l’administration Bush préfère la baisse du dollar, pour aider ses exportateurs, au risque d’altérer la confiance des investisseurs et de les inciter à ne plus acheter les titres américains. D’autre part, comme le rappelle ci-dessus J-P Mon, la monnaie chinoise est liée au dollar, donc plus celui-ci baisse, plus les productions chinoises s’exportent et font concurrence aux américaines. Et la Chine refuse absolument de décrocher sa monnaie du dollar, malgré tous les efforts de la diplomatie et du lobbying américains !

Comme ce sont les marchés qui décident de l’économie, la chute du dollar sur le marché des changes pourrait sérieusement compromettre le retour à la croissance sur lequel notre gouvernement fait, paraît-il, tant de paris pour financer ce qu’il appelle ses (d)réformes sans augmenter le déficit.

Mais il semble que l’idée de choisir d’autres devises que le dollar pour règler les échanges internationaux ne se répand guère. À suivre...


[1en particulier dans la sixième partie de notre étude de la monnaie, publiée dans GR 1037, expliquant qu’un trop grand deficit entrainait en général une dépréciation de la monnaie du pays...

[2Le Monde, du 20/11/2003.