III. « À nouvel air, chanson nouvelle » ( Paul Lafargue )
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Mise en ligne : 8 janvier 2006
Après avoir rappelé, dans les deux premières parties de sa trilogie, que Marx et Duboin ne déduisaient leurs réflexions que de l’observation des faits, Roland Poquet applique cette règle pour montrer à quelles conclusions conduit l’évolution des faits économiques depuis Duboin.
Ainsi que nous l’avons souligné, Karl Marx et Jacques Duboin ont défini la relation future entre les moyens de paiement d’une part et le travail et les richesses d’autre part, en adoptant la position novatrice suivante : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume de travail fourni ».
En 1880, Paul Lafargue apostrophe le prolétariat et l’adjure de se contenter de « trois heures de travail par jour » ; comme à Rome ; « tous les citoyens vivraient aux dépens du Trésor » - de la richesse collective dirions-nous aujourd’hui.
En 1888, un journaliste américain, Edward Bellamy, dans un roman d’anticipation, intitulé Looking Backward, invente une sorte de monnaie de consommation...
La liste serait longue des tentatives visant à dresser les contours d’une société délivrée du productivisme, d’une concurrence aveugle, et soucieuse d’un meilleur partage du travail et des richesses. Mais après la douloureuse expérience du régime soviétique, rares sont ceux qui rêvent encore de mettre sur pied une société idéale. « L’utopie... une féerie monstrueuse », nous prévient le philosophe Cioran.
Laissons de côté le débat stérile sur l’utopie et demandons-nous simplement ceci : dans l’état actuel des choses, nos sociétés dites avancées sont-elles en mesure de remédier au creusement des inégalités, à l’accroissement du chômage, à la pauvreté de plusieurs millions de personnes, à la dégradation du tissu familial et social et à l’insécurité qui se généralise ? La réponse, on le sait, est négative.
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Emploi et revenu fonctionnent comme un couple qui ne cesse de se déchirer mais retarde indéfiniment sa séparation. La mise à mal de l’emploi entraîne la dégradation de la notion de travail et perturbe la formation des revenus : c’est là que se loge le cancer qui ronge nos sociétés. Des propositions sont avancées, des mesures sont prises, qui font espérer une possible rupture de cette union avec, pour conséquence, la répartition des tâches socialement utiles et la distribution de revenus suffisants à chacun. Tant que ce lien ne sera pas rompu, les mesures souhaitées ou adoptées poseront plus de problèmes qu’elles n’apporteront de solutions : par exemple, le passage de 39 heures à 35 heures avec salaire égal, ou la distribution d’un revenu minimum d’existence.
Il y a urgence à restructurer l’espace économique et monétaire.
Et ce, pour plusieurs raisons :
• nous savons produire en abondance des biens et des services de consommation courante et nous pourrions produire bien davantage si l’écoulement de la marchandise allait de soi. La distribution de ces biens matériels étant de plus en plus mal assurée, les inégalités se creusent.
• nous sommes plus que jamais prisonniers des impératifs de rentabilité économique qui stérilisent les initiatives à finalité humaine, gaspillent les ressources énergétiques et mettent en danger les équilibres de la biosphère.
• si nous voulons accéder à une société de l’intelligence et de la vie, la transformation, telle que définie par Karl Marx et Jacques Duboin, des principes de production et de distribution de ce que nous appellerons la “production matérielle” en est la condition sine qua non.
Ce dernier propos peut paraître brutal, mais l’accélération de l’Histoire se révèle impitoyable :
• en un siècle, un temps considérable a été gagné sur le processus de production matérielle pendant l’ère énergétique, ce que Marx et Duboin avaient prévu. « Économie de temps, voilà en quoi se résout en dernière instance toute économie politique » précise Marx qui reprend volontiers une idée déjà en vogue au début du XIXème siècle : « Une nation est véritablement riche si, au lieu de 12 heures, on en travaille 6. La richesse est le temps disponible, pour chaque individu et la société tout entière » [1].
• ce que Marx et Duboin ne pouvaient prévoir, c’est l’irruption, au milieu du XXème siècle, d’une nouvelle révolution des technologies qui nous fait entrer dans une nouvelle ère : celle des technologies de l’information et de la communication. Le mérite revient à Jacques Robin et à ses amis du GRIT [2] d’avoir, les premiers, mis l’accent sur l’aspect capital de cette révolution informationnelle qui nous ouvre à une société de la connaissance, de l’intelligence et de la vie. « De nouvelles formes d’activité et d’expression, de nouvelles habitudes dans le travail et les loisirs sont déjà apparues, d’anciennes se transforment radicalement... Le partage équitable du savoir sera la source de la richesse de demain... Sans partage des savoirs, il ne peut y avoir de grandes réussites économiques, scientifiques ou politiques, à quelque niveau que ce soit, local, régional ou global », nous disent Jérôme Bindé et Jean-Joseph Goux [3]. La langue de l’information (dont l’alphabet se réduit à deux chiffres, 0 et 1) se moque des frontières, est reproductible à l’infini pour une valeur nulle ou quasiment nulle. Elle n’est pas à vendre mais à partager. Elle détruit définitivement la notion de valeur marchande et nous achemine vers l’ère de la gratuité. Nous demanderons à André Gorz de résumer : « L’économie de la connaissance contient en son fond une négation de l’économie capitaliste marchande » [4].
Comme on le voit, les conséquences sont propres à donner le vertige et il est plus facile de poser les questions que d’en déterminer les réponses.
Quelques interrogations s’imposent :
• si la valeur marchande de produits et de services de plus en plus nombreux va en s’amenuisant, ne risque-t-on pas d’assister à une désorganisation brutale de l’économie marchande ?
• verrons-nous apparaître des “crues de l’immatériel” (comme nous avons connu des crues de production matérielle) qui forceront les digues artificiellement édifiées par l’économie marchande ? (le piratage actuel des œuvres musicales enregistrées est un exemple).
• dans l’immédiat, et comme la majorité des populations méconnaissent toujours l’internet, pourquoi ne pas adopter une position d’attente et expérimenter une monnaie spécifique, type carte à puce rechargeable, allégée de sa fonction transfert débit-crédit, qui ouvrirait l’accès à certains produits et services à faible rentabilité économique, sous la régulation des pouvoirs publics ?
Quoi qu’il en soit, nous devons être conscients que nos actions manqueront de pertinence si nous oublions que nous avons encore un pied dans l’ère énergétique, que le suivant vient de s’engager dans l’ère informationnelle, et que les mirages de celle-ci ne doivent pas nous faire oublier les contraintes présentes et douloureuses de celle-là. « Faut-il, bien que l’on nous ait dit que nous devions nous armer pour devenir “une économie et une société fondées sur la connaissance”, accepter pour toujours un poste peu qualifié lorsque l’on a fait de nombreuses années d’études ? », nous dit sans ménagement la philosophe Dominique Méda [5].
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A l’instar d’un film de Claude Sautet, nous aurions pu intituler cette réflexion “Karl Marx, Jacques Duboin ... et les autres”. Il y a fort à parier en effet que, dans les décennies à venir, le glissement-rupture d’une société marchande vers une société de l’intelligence et de la vie ne s’opère pas grâce aux visions, aussi pertinentes soient-elles, de tel ou tel homme, mais par la conjonction et par la mise en réseau d’intelligences multiples ainsi que le souhaitait, il y a une dizaine d’années déjà, le philosophe Pierre Lévy [6], réflexion actuellement prolongée et amplifiée par le “Réseau International coopératif d’intelligence collective” qui prend le relais du GRIT et que préside Joël de Rosnay. Cependant, ces “imaginatifs” devront se persuader que le passage d’une société à une autre dépendra beaucoup de leur aptitude à imaginer des supports monétaires originaux et, à ce titre, la réflexion de Jacques Duboin portant sur l’introduction d’une monnaie de consommation reste d’actualité.
Certes, au cours des siècles, le capitalisme a su évoluer et s’adapter. Mais la dégradation du climat social chaque jour plus accentuée est le symptôme qui ne trompe pas d’une désorganisation en profondeur de la société. Cet affrontement entre une société moribonde et une société qui s’efforce de naître peut très bien se terminer dans le chaos, car les mécanismes objectifs sur lesquels repose l’économie de la marchandise sont d’autant plus redoutables qu’ils sont aveugles.
« À nouvel air, chanson nouvelle », nous annonçait Paul Lafargue il y a plus d’un siècle. L’ère devient irrespirable et la chanson ne trouve encore que de rares interprètes.
[1] The Source and Remedy ouvrage anonyme, 1821, cité par Karl Marx.
[2] G.R.I.T. = Groupe de Recherche Inter et Transdisciplinaire. Jacques Robin, Changer d’ère, éd. Seuil, 1989.
[3] “0 et 1, briques du futur”, Le Monde, 26-27/10/2003.
[4] “L’immatériel”, André Gorz, éd. Galilée, 2003.
[5] “Comment réhabiliter le travail ?”, Le Monde, 31/10/2003.
[6] “L’intelligence collective”, Pierre Lévy, éd. La Découverte, 1994.