La guerre euro/dollar

Actualité
par  J.-P. MON
Mise en ligne : 8 janvier 2006

Dans la Grande Relève 1032 de mai, un article de M-L. Duboin intitulé “Le pot aux roses” analysait les conclusions auxquelles étaient parvenus de nombreux journaux asiatiques et anglo-saxons sur les motivations cachéesde la guerre d’Irak : la hâte dont avaient fait preuve les États-Unis pour se lancer dans cette guerre aurait été principalement motivée par le souci d’empêcher, impérativement et le plus tôt possible, que le dollar cesse d’être pratiquement “la monnaie unique” du commerce international, et principalement celui du pétrole. On sait en effet que ce quasi monopole assure aux États-Unis un énorme avantage monétaire : celui de “faire tourner leur planche à billets” quand ils ont besoin de dollars pour faire tourner leur économie. En bref, il s’agissait pour l’administration Bush de porter un coup d’arrêt au développement des ventes de pétrole en euros qu’avait initiées l’Irak et qui menaçaient de s’étendre à l’ensemble des transactions de l’OPEP.

On se rappelle aussi que les médias français avaient fait preuve d’un silence assourdissant sur cet événement. Aujourd’hui encore, alors que la baisse du dollar par rapport à l’euro s’accélère, on peut se demander pourquoi les dits médias restent tout aussi muets. Fascination persistante par le “rêve américain” ou peur d’une remise en cause du dogme selon lequel la valeur d’une monnaie serait fixée par le marché ? Il est vrai que même les spécialistes y perdent leur latin, à tel point que P.A Delhommais, spécialiste des questions monétaires au Monde va jusqu’à écrire [1] : « Les professeurs d’économie pourront utiliser l’épisode actuel pour démontrer à leurs étudiants le caractère mystérieux du marché des changes ».

La concurrence mise à mal

La “fin” de la guerre en Irak n’a pas mis fin aux tensions sur le dollar : le 19 novembre, il ne valait plus que 0,84 euro. Pourquoi la monnaie du pays réputé pour être le plus puissant militairement et économiquement de la planète s’affaiblit-elle ainsi au moment même où son économie semble redémarrer avec une nouvelle vigueur, le taux de croissance annuel de son PIB étant de l’ordre de 4% alors que celui de l’Euroland traîne autour de 1,6% ? - Parce que c’est ce que veulent ses industriels pour conquérir d’autres marchés. Déjà en 2002, la National Association of Manufacturing (NAM) [2], s’était engagée dans une bataille avec le Trésor américain contre la politique du dollar fort. Elle se plaint maintenant de concurrence déloyale de la part de la Chine et demande au gouvernement américain d’intervenir pour que la Chine réévalue sa monnaie. Tant que celle-ci reste liée au dollar, la baisse du dollar entraîne automatiquement celle du yuan, l’industrie chinoise devient extrême concurrentielle et exporte massivement ses produits dans le monde entier, au grand dam des États-Unis. Mais la Chine ne veut rien entendre car, comme l’a déclaré son Premier ministre : « un taux de change fixe pour le renminbi [3] bénéficiera à la stabilité et au développement de l’économie chinoise, mais aussi à celles des pays voisins et du reste du monde ». La situation est d’autant plus délicate pour les États-Unis que la Chine est devenue le deuxième investisseur en titres du Trésor américain [4], juste après le Japon, et finance ainsi les déficits américains. Mais le secteur du textile américain ayant perdu 300.000 emplois depuis 2001, année où la Chine a été admise à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et a pu ainsi exporter massivement une trentaine de produits “libérés”, les industriels américains ont demandé à G.W. Bush de réimposer les quotas qui existaient avant l’entrée de la Chine à l’OMC. Il est vrai que dans cette trentaine de produits, les importations américaines ont crû de manière exponentielle : la part du marché américain conquise par les Chinois est passée de 9 à 45%, non seulement au détriment des producteurs locaux mais aussi des importateurs d’autres pays d’Amérique latine ou d’Asie. Le lobby du textile américain demande donc à bénéficier de la clause de sauvegarde prévue par l’OMC. Ce qui n’est pas du tout du goût des Chinois qui, bien que continuant à refuser de réévaluer leur monnaie, avaient, en compensation, promis d’acheter plus de produits américains. C’est ainsi que dans la semaine du 10 au 16 novembre, une première délégation chinoise avait passé des commandes de près de 6 milliards de dollars à General Motors, General Electric et Boeing. Une deuxième mission d’acheteurs devait suivre la semaine suivante, mais elle a été annulée par les Chinois à l’annonce de la demande de quotas sur le textile.

Jointe à l’embargo sur les importations d’acier, condamné par l’OMC, la mise en application de ces quotas apparaîtrait aux investisseurs comme une nouvelle faiblesse de Washington.

Comme quoi la libéralisation des échanges, si chère aux néo-libéraux, ça ne marche que dans un sens !

Le jeu de la Russie

Mais les problèmes financiers des États-Unis ne se bornent pas à leur différent avec la Chine. Vladimir Poutine veut rétablir l’indépendance économique de son pays, qui, entre autres ressources minières importantes, possède les seconde réserves mondiales de pétrole de la planète. Il a déjà réussi à rembourser avant terme les dettes de la Russie au FMI et a annoncé à l’occasion de la visite de Raffarin à Moscou, le 6 octobre, qu’il rembourserait avant la fin de l’année les 41 milliards de dollars dus au Club de Paris [5]. Qui plus est, le 9 octobre, au cours du sommet gouvernemental russo-allemand, il a déclaré que l’État Russe entendait reprendre le contrôle de ses ressources nationales de gaz et de pétrole et qu’il comptait organiser ce marché en euros. Ces projets ont fortement inquiété l’administration Bush qui a réagi immédiatement en faisant intervenir les “oligarques”, c’est à dire d’anciens responsables soviétiques qui se sont facilement enrichis en un temps record en profitant des privatisations lancées par Eltsine dans les années 90 et qui sont très liés aux grands groupes américains. La Russie compte ainsi dix-sept milliardaires en dollars et, rien qu’au cours du premier trimestre 2003, 10% des Russes les plus riches se sont partagé 29,6% des revenus contre 2% pour les 10% les plus pauvres. Bref, rien que de très normal dans une économie capitaliste... et rien d’étonnant si les oligarques sont très impopulaires auprès d’une partie importante de la population. À tel point, qu’à la question « à qui appartient le vrai pouvoir en Russie ? », 33% des Russes répondent « aux oligarques » et 23% seulement « au président » [6].

Parmi ces oligarques, Mikhail Khodorkovsky, jouait, jusqu’avant son arrestation fin octobre, un rôle particulièrement important. C’était le patron de Ioukos, premier groupe pétrolier Russe, représentant 3% du PIB du pays, et en voie de devenir la quatrième compagnie pétrolière du monde après sa fusion avec Sibneft, autre pétrolier russe. Les compagnies américaines Exxon-Mobil et Chevron-Texaco se disputaient pour prendre une participation de 25 à 40% dans le capital de Ioukos. (British Petroleum a, pour sa part, déjà investi 6,8 milliards de dollars dans la compagnie russe TNK, contrôlée par l’oligarque Mikhaïl Fridman). Pas fou, Khodorkovsky a protégé sa compagnie et ses intérêts personnels en créant à Gibraltar [7] un trust off-shore, le Menatep Group, et en nommant des pétroliers américains aux postes de responsabilité de Ioukos, ce qui, espère-t-il, lui permettra d’obtenir le soutien de l’administration Bush en cas de pépin.

Mais, apparemment, cela n’a pas été suffisant. En effet, Poutine qui, malgré la Tchéchénie, jouit encore d’une cote de popularité de 74% parmi la population russe, ne pouvait laisser plus longtemps s’échapper la manne pétrolière vers des intérêts privés. L’arrestation de Khodorkovsky, accusé d’escroquerie et d’évasion fiscale, est un avertissement très clair adressé à l’ensemble de l’oligarchie russe, qui investit de plus en plus à Londres, capitale de la haute finance et du négoce des matières premières. Bien sûr, l’arrestation de Khodorkovsky a plongé dans l’inquiétude les milieux financiers internationaux qui se demandent si l’affaire Ioukos ne va pas déboucher sur une offensive générale contre les grandes entreprises privatisées, et la Bourse a baissé de 20%. Le département d’État américain a fait savoir que le gel des titres de Ioukos « soulève de nombreuses questions sur la façon dont les lois sont appliquées en Russie [...] et que cela fait naître des préoccupations parmi les investisseurs quant au respect des droits de propriété en Russie ».

La Russie va continuer à maintenir le cap de l’économie de marché, a répondu Poutine qui a annoncé une plus grande ouverture aux investisseurs étrangers du capital du géant gazier Gazprom qui suscite bien des convoitises. Mais là encore, les transactions se feront-elles en dollar ou en euros ? La question continue à tourmenter les économistes [8].

Autres menaces

D’autres menaces pèsent sur l’hégémonie des transactions commerciales en dollars. Depuis deux ans la Malaisie a signé une série d’accords bilatéraux avec des pays voisins pour régler ses échanges non plus en dollars mais en or. Son ancien président, Mohammad Mahatir, constatant que le système fonctionne bien, a proposé de l’étendre aux 57 États membres de la Conférence islamique mais, jusqu’à présent, l’Arabie Saoudite s’y était opposée. Les choses viennent de changer avec le refroidissement des relations entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Si bien que la Malaisie a convaincu la Banque islamique de développement qu’il était possible, en généralisant les échanges en or, de créer un choc monétaire semblable au choc pétrolier de 1974, qui permettrait de vaincre l’Empire américain. Il a donc été convenu qu’au prochain sommet islamique qui doit se tenir au Sénégal, les États membres institueraient un système multilatéral de “Gold based Trade Payment Arrangement” [9] (GTPA). Vladimir Poutine, qui assistait au sommet à titre d’observateur, a poussé en coulisse à l’abandon du dollar sur le marché du pétrole. Il n’est donc pas étonnant que les cours de l’or aient fortement augmenté depuis quelques semaines.

*

Par contre, ce qui l’est plus, c’est le silence persistant des journalistes français sur ce possible rééquilibrage entre euro et dollar sur les marchés financiers. Une exception toutefois : l’article [10] de Quentin Domart remarquant que « les investisseurs asiatiques, arabes et russes - les arbitres des évolutions à venir - se dirigent à nouveau vers la zone euro, qui constitue aujourd’hui un recours sérieux face à la zone dollar. [...] À l’image des États-Unis, peut-on espérer à terme un financement par l’étranger de la croissance européenne ? »


[1Le Monde Économie, 25/11/2003.

[2Association nationale des entreprises industrielles américaines.

[3Littéralement « monnaie du peuple », autre nom donné au yuan.-

[4En mai 2003, la Chine détenait 121,7 milliards de dollars en titres du Trésor américain (plus que l’ensemble de l’Union européenne).

[5Créé en 1956 et spécialisé dans le traitement de la dette publique, le club de Paris réunit les États créanciers désireux de définir en commun les facilités de paiement qu’ils pourront accorder à un débiteur en difficulté.

[6Sondage effectué en septembre par l’institut Russe Vtsiom-A.

[7Gibraltar, colonie britannique, accueille plus de 60.000 sociétés off-shore, soit 2 par habitant, ce qui assure sa prospérité.

[8David Howell, ancien ministre britannique, The JapanTimes, 27/10/2003.

[9Accord commercial de paiement en or.

[10Le Monde Économie, 25/11/2003.