Vous dites : « intérêt général » ?
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Publication : mars 2018
Mise en ligne : 7 juillet 2018
L’interminable conflit à propos de l’aéroport Notre Dame des Landes (NDDL) illustre une des sources du mal-être des Français. L’indécision sur le projet a duré pendant plus de cinquante ans. Tranché enfin d’une manière qui ne pouvait satisfaire tout le monde. D’un côté, les partisans du soit disant “progrès” et du prétendu développement économique d’une région, et de l’autre, les habitants et les exploitants des terres, dont les activités, les habitudes, le mode de vie se trouvaient définitivement compromis.
Les plus concernés ont été indemnisés par l’achat de leurs terres, mais les voisins, dont la vie quotidienne aurait été dénaturée, n’auraient eu aucune indemnité. Tout ceci au nom de l’intérêt général.
Constatons aussi que les habitants des zones urbaines survolées par le trafic de l’aéroport actuel, dont NDDL laissait espérer la fin de leur supplice, le verront au contraire aggravé. Ils ont bien été consultés par référendum, mais on n’en a pas tenu compte…
Les occasions de détruire notre environnement sont tellement nombreuses qu’elles finissent par pénaliser une grande partie de la population et surtout les moins favorisés. Quand les intérêts particuliers de tous sont lésés, que devient l’intérêt général ?
Car tout se dégrade et bien des sources de nuisances s’accumulent autour de nous : nouvelles voies autoroutières, accroissement insupportable du trafic des poids lourds, passage assourdissant des TGV, zones industrielles pléthoriques, espaces commerciaux répandus sur du bitume, lignes électriques qui balafrent tous nos paysages, déferlement de panneaux publicitaires, multiplication des éoliennes…
D’immenses usines de traitement d’ordures ménagères s’installent un peu partout, l’enfouissement des déchets nucléaires est déclaré d’utilité publique au mépris de la menace qu’il fait peser sur les voisins et de la dévalorisation définitive de leurs biens. Même nos forêts ne sont pas à l’abri de la spéculation de promoteurs de parcs de loisirs.
Les occasions de dénaturer l’environnement de nos vies quotidiennes sont devenues tellement nombreuses que peu d’entre nous y échappent.
Toutes ces dégradations ont un point commun : ceux qui en décident sont rarement ceux qui les subissent. C’était déjà vrai dans les pays en développement, en particulier nos anciennes colonies, riches de leur sous-sol et de leurs productions agricoles. Ce ne sont plus les États qui en décident au moins officiellement, ils sont relayés par de grandes sociétés commerciales internationales qui les mettent en coupe réglée.
Le territoire français n’y échappe pas. Les terres agricoles sont aussi acquises par des grands groupes qui les dévastent par une exploitation intensive.
De même, les exploitants des éoliennes sont souvent des multinationales.
Les nuisances entraînées par ces multiples projets aggravent les inégalités. Par un processus bien réglé, les protections administratives sont réservées aux secteurs dits sensibles, sites ou monuments classés, paysages exceptionnels. Endroits que se réservent les classes dominantes par le seul jeu des valeurs foncières.
En revanche, les sites plus ordinaires ou déjà abîmés sont soumis sans scrupule à toutes les dégradations.
Selon un adage bien connu des Schadoks : « C’est en tapant toujours sur les mêmes que l’on fait le moins de mécontents ». On s’y emploie chez nous avec détermination.
Il y a quelques dizaines d’années, les projets d’aménagement étaient moins prégnants, et leur impact positif dominait sur les dégradations. La mythologie du progrès, de la croissance sans limite, fonctionnait encore à plein. Tout allait de mieux en mieux et s’il fallait supporter quelques inconvénients dus à la fatale évolution du monde, le bilan entre les aspects positifs du progrès et les regrettables mais inévitables dégradations apparaissait presque toujours positif. Les moyens de détruire les sites et paysages étaient moins élaborés que maintenant. En contrepartie, les luttes citoyennes étaient moins répandues. L’exemple du Larzac est resté longtemps assez peu contagieux.
Il n’en est plus de même. La “zone à défendre” de Notre Dame des Landes a fait beaucoup de bruit et engendré une grande inquiétude chez les partisans de la croissance sans limite et du développement économique sans frein, celle de voir se répandre des contestations du même ordre à l’endroit de tous les grands projets.
Le renoncement (relatif) à la force policière est jugé comme un abandon de l’autorité de l’État, la preuve d’un laxisme inexcusable et une approbation de tous les extrémismes.
On se trouve au moment d’une transition : d’un côté subsiste encore dans les milieux économiques la croyance aveugle dans les formes d’activité des siècles précédents. Pour eux, le chômage est la plaie à éradiquer, à n’importe quel prix, et seule la “croissance“ permettra d’en venir à bout.
Notons à cet égard l’étonnement tout neuf de la classe dirigeante en constatant que la reprise, limitée mais réelle, de la croissance française ne s’accompagne pas de la baisse du chômage !! Il faut donc investir plus, favoriser les infrastructures et multiplier les grandes réalisations prestigieuses ! Tant pis si beaucoup se révèlent inutiles et même nuisibles pour la qualité des sites, des paysages et de nos façons de vivre…
Le but affiché se borne à la création d’emplois, peu importe à quoi ils servent et même qu’ils soient très limités en nombre.
Ce n’est pas nouveau, car comme le disait il y a déjà plus de vingt ans, l’économiste Rémy Prudhomme sous le titre Les riches n’ont plus besoin des pauvres [1] « Hier, les riches avaient besoin des pauvres. C’était vrai des familles, des régions et des pays. La richesse des uns reposait au moins en partie sur la pauvreté des autres. « Le tout des riches est la somme du rien des pauvres », disait Victor Hugo. Il y avait de l’emphase et de l’exagération dans ces formules. Mais elles reflétaient des réalités. Le prince prélevait des impôts sur ses sujets. Le capitaliste asseyait son profit sur la plus-value. La métropole s’assurait des marchés et des matières premières dans ses colonies. Marx est le plus célèbre théoricien de ces relations de dépendance et d’exploitation des pauvres par les riches.
Aujourd’hui, dans nos sociétés développées, on peut dire que les vrais pauvres sont ceux qui n’ont pas d’emploi et pas de qualification, pas d’emploi parce que pas de qualification. Les processus de production sont devenus si perfectionnés, si rapides, si changeants, si techniques, qu’ils ont de plus en plus de mal à intégrer les laissés-pour-compte de l’école et de l’entreprise. C’est ce qui rend si dramatique le chômage, et largement vaines beaucoup des solutions proposées. Le partage du travail ? On ne partage pas un emploi nécessitant, par exemple, la connaissance du japonais entre quelqu’un qui connaît le japonais et quelqu’un qui ne le connaît pas. La réduction du coût du travail des chômeurs sans qualification ? Elle aiderait sûrement, mais la plupart des entreprises n’ont tout simplement pas besoin de ces travailleurs-là, même à 6.000 francs [2] par mois ».
Quand le seul impératif consiste à créer des emplois, on n’est pas loin de la célèbre méthode du Sapeur Camembert pour résorber le chômage : fournir une pioche à la moitié des chômeurs pour creuser des trous, et des pelles à l’autre moitié pour les combler. Tous ont ainsi du travail. Que l’on transforme pour rien les champs et prairies en cloaques, peu importe, on a créé des emplois !
L’intérêt général est respecté, même si la terre est dévastée… !
Cependant, de l’autre côté, se développent de multiples modèles d ‘économies locales fondées sur la simplicité, la qualité de vie, la production raisonnée de biens utiles, la création artistique, le partage des connaissances, la solidarité. Ces modèles restent encore confidentiels car peu compatibles avec le productivisme ambiant. Ils sont encore très minoritaires, mais leur potentialité de développement est considérable.
Le monde rural et celui des petites villes se trouvent ainsi à la croisée des chemins :
– soit il subira un dépérissement entraîné par l’exploitation intensive des terres. Le regroupement des propriétés ne laisse la place qu’à une minorité d’industriels de l’agriculture, employant très peu de personnel, détruisant l’humus, les haies et les bosquets à coup de labours trop profonds et d’excès d’engrais et de pesticides ;
– soit se développeront des exploitations plus modestes, respectueuses des terres et des arbres, qui offriront des productions variées, polyvalentes, distribuées sur des circuits commerciaux courts. Bien gérées, - et ces exploitations le sont de mieux en mieux - elles offrent déjà à leurs exploitants un niveau de revenu très convenable, supérieur à celui de bien des salariés des grandes exploitations. Et surtout une qualité de vie très supérieure.
Ces petites exploitations se répandent cependant trop lentement, bridées par l’accaparement des terres agricoles au profit de gros investisseurs, parfois étrangers.
Contrairement à certaines idées répandues, la haute technicité est du côté des petites exploitations. Gestion éclairée des rotations de culture, des apports d’eau, connaissance des marchés locaux et système de vente et de livraison efficace, regroupement en coopératives. Toutes ces pratiques ont pour effet de redynamiser les anciens équipements locaux, scolaires, culturels et commerciaux.
Mais ce tissu rural plein d’avenir est menacé par les grands travaux d’équipement décidés de l’extérieur au nom d’un soit disant intérêt général.
Ce fut le cas à Notre Dame des Landes et l’arrêt du projet doit servir d’exemple.
L’intérêt général se confond avec celui des nantis !
Car l’intérêt général se confond de plus en plus avec celui des nantis. Ils habitent les grandes villes et ignorent le monde rural, en dehors de quelques contrées prestigieuses où ils possèdent leurs résidences secondaires (le Lubéron ou les bords de mer par exemple). Mais dans la majeure partie de la France tout est permis au nom de l’intérêt général, y compris de la saccager ! Les grandes infrastructures ferrées traversent les zones rurales, mais ne les desservent plus.
Cette France à deux vitesses traduit l’aggravation des clivages au sein de la société française. Comme l’a montré Christophe Guilly, les tenants du pouvoir résident dans les grandes métropoles. C’est là que se décide le sort de toute la France, l’intérêt général se résume à celui des dirigeants, habitants des grandes villes.
Certes la démocratie donne, en principe, les mêmes droits à tous les citoyens et des procédures de concertations existent. De multiples échelons décisionnels sont prévus dans les textes, mais dans la pratique, ils ne font que retarder le déroulement des opérations sans les remettre en cause. L’approbation des projets échappe le plus souvent aux populations locales.
Parmi les atteintes à l’environnement, le déferlement des aérogénérateurs sur certains départements illustre bien l’impuissance des populations concernées à se faire entendre des administrations, trop souvent à l’écoute des lobbies des constructeurs.
Il n’est que de regarder les études sensées éclairer les prises de décisions. Notamment les études d’impact. Financées par les opérateurs, il n’est pas étonnant qu’elles concluent toujours en leur faveur ! Elles suivent un canevas normalisé où la survie des espèces animales menacées apparaît souvent comme prioritaire par rapport à celle l’espèce humaine. Pour pallier les récriminations des habitants ulcérés par les nuisances qu’ils subissent, telles que le bruit ou la destruction des paysages, les opérateurs proposent des “mesures compensatoires” qui ne compensent rien du tout, mais donnent bonne conscience aux décideurs et satisfont les lobbies.
En revanche, les études d’impact oublient la dépréciation foncière du voisinage. Une maison soumise aux nuisances d’une voie autoroutière, ou d’une ligne à grande vitesse, ou d’un champ d’éoliennes, peut perdre jusqu’à la moitié de sa valeur, voire devenir invendable.
Dans les faits, ce sont les riverains de ces infrastructures (rarement les plus riches !) qui en financent la grande partie. Et cela n’apparaît dans aucune étude, car tout le monde se moque de l’appauvrissement des victimes, au nom du sacro-saint “intérêt général”.
Ces observations font partie des clivages croissants entre les Français, clivages mis en évidence par Christophe Guilluy entre la France des métropoles et celle des petites villes et du milieu rural : « Cette “France périphérique”, invisible et oubliée, est celle où vit désormais la majeure partie de la population. C’est sur ces territoires, par le bas, que cette contre-société se structure en rompant peu à peu avec les représentations politiques et culturelles de la France d’hier. Des Bonnets rouges à Hénin-Beaumont, des zones rurales aux espaces “péri-urbains subis”, la France des oubliés, celle des plans sociaux, est en train, par le bas, de remettre en cause l’édifice. Sûres de leur choix, les classes dominantes croient encore à la pertinence du modèle économique et sociétal. Elles oublient qu’on ne fait pas société en tenant à l’écart les plus modestes, c’est à dire la majorité de la population » [3] .
De quelque côté que l’on se tourne, l’image de la France est donc coupée en deux. Les inégalités de patrimoine et de revenus se retrouvent dans l’occupation de l’espace. Les riches et les pauvres ne cohabitent plus. Ni dans les banlieues (ou les “quartiers”) ni dans les grandes métropoles, ni ailleurs. Car tout s’achète, même la qualité de vie. Il faut être financièrement à l’aise pour vivre dans les endroits épargnés par les grands équipements et les grands travaux. À l’inverse, tout est permis, sans état d’âme, au nom de “l’intérêt général”, lorsque la “sensibilité du paysage” est considérée comme faible. Sensibilité mesurée sans pudeur dans les études pré-décisionnelles, en particulier les études d’impact. “Sensibilité faible” signifie simplement que tout est autorisé dans les endroits suffisamment dégradés pour que « un peu plus, un peu moins » qu’importe ! Les décideurs imposent leur choix ; ceux qui s’en plaignent sont taxés de ne défendre que leur “intérêt personnel”.
Mais la colère gronde et des associations de défense se créent un peu partout, de plus en plus nombreuses et combatives. L’exemple de Notre Dame des Landes devrait faire réfléchir la classe dirigeante, car le succès remporté pourrait faire école.
Changement de mode de vie, et changement de système économiques s’imposent
La dégradation de la France des pauvres impose un changement de mode de vie et de système économique. Le vieux système de relance économique par la création d’infrastructures nouvelles est périmé.
Et pourtant on engage toujours des investissements dont ne profitent que les classes dirigeantes. Beaucoup de grands travaux sont des gouffres financiers dont l’utilité n’est pas évidente. Sous prétexte de “désenclaver” les métropoles, de faire gagner quelques minutes de trajet aux cadres des grandes entreprises qui migrent en permanence d’une métropole à l’autre, on lacère la France d’innombrables infrastructures, aéroports, autoroutes, voies ferrées à grande vitesse. Le tout en oubliant de desservir la France rurale, en consommant de plus en plus d’énergie, alors que l’on proclame dans les discours la nécessité impérieuse de l’économiser, en dégradant durablement par l’imperméabilisation des sols l’équivalent d’un département français tous les dix ans…
Alors qu’il faudrait faire des économies de toute nature, dans les déplacements, dans l’usage des terres agricoles, dans la généralisation des systèmes d’informations. Elles devront périmer dans les années futures bien des systèmes de productions industrielles, trop éloignés des lieux de consommation. Rendre ainsi caducs nos modes de transports, fléaux de nos vieilles économies, dont la première victime est la France périphérique.
C’est toute une transformation qui devrait se mettre en place, mais la France des métropoles est incapable de s’y résoudre, enferrée qu’elle est dans le vieux système économique, celui de la croissance, de la concurrence, et de la politique de l’offre.
Il faudrait pour cela que la classe dominante cesse de se considérer comme unique détentrice de “l’intérêt général”, qu’elle renonce au système productiviste condamné à plus ou moins long terme, et qu’elle s’inspire un peu plus de l’exemple de la “France périphérique“ beaucoup plus soucieuse de sobriété, seule garantie d’un avenir encore vivable.
[1] Le Monde éco, du 29/11/1994.
[2] Ce qui correspond à 1.700 euros de 2018.
[3] La France périphérique, Christophe Guilly, éd. Flammarion, 2014.