Fuites sur fuites

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : novembre 2017
Mise en ligne : 28 janvier 2018

Quand le gouvernement veut nous faire croire que c’est pour empêcher la fuite des capitaux qu’il supprime l’ISF, il nous prend pour des démeurés. Comme cet électeur du FN qui m’a affirmé qu’il fallait supprimer le RSA parce que les pauvres trichent tous. C’est vouloir cacher la forêt derrière un fétu de paille !

Des fuites (en anglais leaks) d’informations prouvent et montrent comment une masse de capitaux sont cachés pour échapper à tout impôt depuis que les gouvernements ont décidé leur libre circulation.

Rappelons brièvement ce que ces informations ont révélé.

En novembre 2008 éclate l’UBS Leaks. On apprend que la justice états-unienne poursuit l’Union des Banques Suisses (UBS) pour avoir, entre 2000 et 2007, permis à des dizaines de milliers de riches citoyens américains de placer la bagatelle de 20 milliards de dollars à l’abri du secret bancaire  : les banques suisses démarchaient activement des clients, illégalement par-dessus les frontières, pour qu’ils ouvrent auprès d’elles des comptes non déclarés afin d’échapper au fisc de leur pays. Ce qui est confirmé par le fait que pour éviter une inculpation et conserver les licences des banques suisses, l’UBS a accepté, l’année suivante, de payer 780 millions de dollars d’amendes et de fournir à l’administration américaine les noms de plus de 4.000 de ses clients américains. En 2012, la justice française se saisissait de l’affaire et mettait en examen la filiale française d’UBS pour avoir proposé à des clients français d’ouvrir des comptes non déclarés.

C’est en avril 2013 que le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ), basé à Washington, commence à publier les résultats d’une enquête qui est menée avec une quarantaine de médias du monde entier (dont Süddeutsche Zeitung, The Guardian, Le Monde, Asahi Shimbun, Washington Post)  : les Offshore Leaks dévoilent les montages financiers utilisés par des entreprises ou des particuliers pour transférer leurs avoirs dans des sociétés extraterritoriales, dites “off shore”, qui sont des paradis fiscaux.

Le 5 novembre 2014 éclate le grand scandale financier des “Luxembourg Leaks” (en abrégé LuxLeaks). On apprend que l’administration fiscale du Luxembourg a, en secret, conclu plusieurs centaines d’accords fiscaux en faveur de sociétés internationales, dont les très grandes comme Amazon, Apple, Ikéa, Pepsi… Il ne s’agit plus cette fois de banques privées, mais de l’administration d’un État, celui du grand Duché du Luxembourg. Et il ne s’agit plus de comptes personnels, mais des impôts dus par de nombreuses entreprises de la finance, des télécommunications, de la grande consommation, etc. La publication de 28.000 pages de “fuites” prouve que ces “tax rulings” conclus entre 2002 et 2010 ont permis à 340 entreprises ne pas payer plusieurs milliards d’euros par an d’impôts à différents États. Ces accords fiscaux recouvraient des opérations d’ampleurs et de natures très différentes, souvent très complexes, mais qui, toutes, n’avaient qu’un seul objectif : acquitter le moins possibled’impôts, voire même bénéficier d’une exonération totale. Ces entreprises, qui étaient toutes “clientes” du cabinet de conseil et d’audit PricewaterhouseCoopers, transféraient dans des filiales créées pour cela au Luxembourg (où les règles fiscales sont particulièrement souples), les profits qu’elles avaient, en fait, réalisés dans d’autres États, dont elles lésaient ainsi les budgets.

La présence au Luxembourg des “Grandes”, les multinationales américaines, et leurs manœuvres d’optimisation fiscale étaient connues depuis longtemps. Mais ces documents en ont dévoilé l’ampleur et montré d’une part que le Luxembourg n’est qu’un maillon d’une chaîne, aux côtés des centres financiers off shore et, d’autre part, que de grands groupes européens étaient aussi concernés (par exemple en France, Axa et le Crédit Agricole,…).

En avril 2016, donc moins de deux ans plus tard, éclate l’affaire dite des Panama Papers (les papiers du Panama) : la fuite de plus de 11,5 millions de fichiers confidentiels issus du cabinet d’avocats Mossack Fonseca. Le siège de ce cabinet est au Panama mais il a une quarantaine de bureaux dans le monde dans lesquels travaillent plus de 500 employés, au service des grandes fortunes. Ces documents ont été envoyés en 2015 au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung par un lanceur d’alerte anonyme (connu sous le nom de John Doe) qui aurait déclaré qu’il ne travaillait ni pour un État ni pour un service de renseignements mais parce que selon lui, « les sociétés offshore créées par Mossack Fonseca auraient servi à faire de la fraude fiscale, mais aussi à commettre d’autres crimes ». Et il aurait précisé  : « J’ai décidé de démasquer Mossack Fonseca parce que je pense que ses fondateurs, ses employés et ses clients doivent répondre de leur rôle dans ces crimes ». Le quotidien allemand les ayant partagés avec le ICLI, déjà cité, ces documents constituent la plus grosse fuite d’informations jamais révélées, dont certaines remontent aux années 1970. Elle a pu être exploitée par les rédactions de 108 journaux dans 76 pays, une partie en a même été mise sur internet ! Ont ainsi été rendus publics des détails concernant plus de 214.000 sociétés off shore, dont les noms des actionnaires de ces sociétés-écrans que le cabinet panaméen a aidé à créer en travaillant avec les plus importantes banques du monde (dont, en France, la Société Générale). Selon un journal australien, « utilisant un système complexe de sociétés écran et de trusts fiduciaires, les services de Mossack Fonseca permettent à ses clients d’opérer derrière un mur de secret presque impénétrable. Son succès repose sur un gigantesque réseau de comptables et de banques prestigieuses qui embauchent la firme pour gérer les finances de leurs clients les plus fortunés. Les banques sont les principaux moteurs derrière la création de sociétés difficiles à tracer, basées dans les paradis fiscaux. L’essentiel du travail du cabinet est légal et anodin. Mais pour la première fois, la fuite nous emmène au cœur de son fonctionnement intrinsèque et nous offre un aperçu rare sur des opérations offrant à ses clients véreux une grande liberté de manœuvre ».

En d’autres termes les procédés employés peuvent être légaux, mais leur objectif et leur résultat ne le sont pas.

Parmi les personnes qui, par l’intermédiaire de ce cabinet d’avocats, ont dissimulé leurs actifs pour échapper à des sanctions internationales, figurent, outre des milliers d’anonymes, des célébrités, des milliardaires, des responsables politiques et de grands sportifs (la FIFA)… et des criminels internationaux. Sont même directement compromis des chefs d’État ou de gouvernement de six pays, dont le Royaume-Uni, l’Islande et l’Ukraine, des membres de leurs gouvernements, des proches et des associés des chefs de gouvernement de plus de quarante autres pays dont la Chine, le Brésil, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, etc.

En ce qui concerne la France, parcourir ces millions de fichiers c’est relire trente ans de notre histoire judiciaire car 130 personnalités sont concernées  : on y retrouve les traces de l’Angolagate et de l’affaire Elf, les soupçons de fraudes dans les campagnes électorales du Front National, et y figurent les noms de Balkany, de Cahuzac… Ce dernier est passé par Panama, par les iles Samoa et par les Seychelles pour dissimuler sa fortune au fisc du pays… dont il était ministre du budget : un comble !!

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Après de telles révélations, que s’est-il passé ? Les “responsables” politiques du monde se sont empressés de déclarer vouloir mettre fin à ces manœuvres, des associations comme Attac ont dit qu’il suffisit de taxer les transactions financières, le premier ministre islandais et le ministre espagnol de l’industrie ont été forcés de démissionner… et le recteur de la faculté d’économie du Panama a déclaré « les affaires du cabinet Mossak Fonseca, un cabinet comme il en existe tant d’autres, sont parfaitement légales ». Ledit cabinet d’avocats a porté plainte auprès du Parquet panaméen, affirmant avoir été victime d’un piratage informatique dans une de ses filiales à l’étranger. Et un informaticien de son antenne genevoise, suspecté de violation du secret d’avocat, a été arrêté et mis en détention…

Résultat ? — En ce mois de novembre, voici les Paradise Papers : un nouveau scandale vient d’éclater, prouvant que responsables politiques, personnalités richissimes et grandes entreprises multinationales continuent à ne pas payer leur juste part des impôts. Leurs conseillers fiscaux et les banques connaissent les lois et savent comment les contourner par des pratiques antidémocratiques qui aggravent les déficits publics. Et les gouvernements, au lieu de revenir sur la liberté de circulation des capitaux, choisissent d’imposer austérité, démantèlement des services publics et réduction de la protection sociale.

Alors, comment s’étonner qu’ils soient discrédités et qu’une montée de fascisme soit sensible partout  ?

Les riches contre les peuples

Tel est le titre de l’introduction, par Jean Ziegler, de la récente édition de la revue thématique Les autres voix de la planère (AVP), consacrée ce semestre aux “fonds vautours”.

Le sociologue Jean Ziegler, auteur de Les Nouveaux Maîtres du monde, en 2002, de L’Empire de la honte, en 2005, de Destruction massive, en 2011, n’a cessé de se battre en faveur des droits de l’homme et de la paix, contre la faim et la malnutrition, dans le cadre de ses nombreuses missions, dont celle de vice-président du Comité Consultatif du Conseil des droits de l’homme à l’ONU.

Cet auteur explique clairement que « le plus puissants des moyens de domination est aujourd’hui le service de la dette », et il rappelle que le préambule de la Charte des Nations Unies, signée le 26 juin 1945, s’ouvrait en ces termes : « Nous, les peuples des Nations Unies » et affirmait que « c’est à lONU qu’incombe la tâche de protéger et de garantir les intérêts collectifs des peuples, le bien-être universel ». Or ces intérêts, poursuit Jean Ziegler, sont aujourd’hui attaqués de toutes parts par la classe des plus riches… Les États …se sont fait, en quelque sorte, mettre K.O. par les détenteurs du capital financier mondia­lisé ».

Il constate, en effet, que « les peuples des pays pauvres se tuent au travail pour financer le développement des pays riches… Le service de la dette maintient les peuples en esclavage et pillent leurs ressources ».

« Cette spoliation, poursuit-il, s’est encore aggravée, ces dernières décennies, avec l’apparition des fonds vautours ». Et il dénonce l’action criminelle que mènent les fonds d’investissements spéculatifs, enregistrés dans les paradis fiscaux, qui se sont spécialisés dans le rachat, largement en dessous de leur valeur nominale, de dettes souveraines, pour en tirer d’énormes profits. Les mécanismes de ces procédés sont clairement expliqués dans cette édition d’AVP, en montrant bien la rapacité des moyens employés. C’est cette rapacité qui vaut à ces fonds d’être ap­pelés vautours… fort justement mais à ceci près toutefois, que c’est une injure envers les vrais vautours parce qu’eux, ils ont un rôle utile, ils évitent des épidémies en nettoyant les carcasses de bêtes mortes dans les savanes.

Jean Ziegler résume : « ces fonds sont la propriété d’individus extrêmement riches qui comptent parmi les plus terribles prédateurs du système capiltaliste. Ils disposent de trésors se chiffrant en milliards de dollars, ils commandent à des bataillons d’avocats capables d’engager des procédures sur les cinq continents et pendant dix ou quinze ans s’il le faut ».

Et il commente : « La prospérité des fonds vautours illustre de manière caricaturale la puissance des riches : l’accumulation de très grandes richesses entre les mains de quelques uns et l’inégalité qui en résulte ne sont possibles que grâce à …l’abolition du contrôle des banques, à l’institution de monopoles privés, à la prolifération des paradis fiscaux, etc. L’inégalité en question conduit inexorablement à la destruction du lien de confiance entre les citoyens et leurs dirigeants. Lorsque les États défaillent, les oligarques sans foi ni loi gouvernent la planète, un ordre meurtrier se subitue à l’état de droit. »

Et il cite J. Habermas : « L’éviction de la politique par le marché se traduit par le fait que l’État perd progressivement sa capa­cité à recouvrer les impôts… Confrontés au risque de voir s’enfuir les capitaux, les gouvernements s’engagent dans une course folle à la dérégulation… les conditions sociales d’une large participation politique sont détruites… ».

On ne peut qu’approuver : c’est bien l’organisation économique fondée sur le marché libre et le profit maximum qui a conduit le monde à l’inhumanité de sa situation actuelle.