Le pot aux roses

Pétro-dollar/pétro-euro
par  M.-L. DUBOIN
Publication : mai 2003
Mise en ligne : 7 janvier 2006

La guerre d’Irak aurait eu pour objectif d’empêcher, impérativement et le plus tôt possible, que le dollar cesse d’être la monnaie largement préférée à toutes les autres dans le commerce international, et d’abord celui du pétrole, pour que les États-Unis ne perdent pas, avec leur prestige, de gros avantages financiers. Cette explication de l’attaque de l’Irak repose sur deux faits : la dépréciation du dollar face à l’euro et le basculement vers l’euro des paiements et des réserves en dollars ; et sur une prévision : les conséquences catastrophiques pour l’économie américaine qu’aurait la généralisation d’un tel revirement.

La situation du dollar

La confiance générale dans le dollar a longtemps été maintenue malgré la montée foudroyante du niveau d’endettement des États-Unis (dette publique, dette des ménages et dettes des entreprises), triplant entre 1964 et 2002, atteignant 30.000 milliards de dollars, soit près du tiers du PIB mondial [1]. Le budget fédéral, positif jusqu’en 2000, est en déficit depuis : on le prévoyait de plus de 300 milliards pour 2003 et de plus de 400 pour 2004, avant de prendre en compte les suppléments qui viennent d’être votés pour la guerre contre l’Irak (le budget militaire s’élève maintenant à plus de 400 milliards). L’endettement des ménages est passé de 200 à 7.200 milliards et fin 2002 le consommateur américain devait en moyenne 40% de son revenu. Quant aux entreprises, avec leur frénésie de fusions/acquisitions financées par emprunt, leur endettement financier intérieur est passé de 53 à 7.620 milliards (672% du PIB). On peut donc dire que personne n’épargne aux États-Unis, les ménages et les entreprises pas plus que l’État, il est devenu normal de vivre à crédit. Y compris vis à vis des autres pays, car depuis 1990 (donc depuis la première guerre du Golfe) les États-Unis importent plus qu’ils n’exportent. Leur déficit commercial accumulé est maintenant tel qu’ils doivent au reste du monde l’équivalent de presque le quart de leur PIB. Si cette tendance se poursuit, c’est l’équivalent de la moitié de leur PIB qu’ils devront dans une décennie.

Ceci n’avait d’abord pas trop inquiété leurs créditeurs puisque l’hégémonie du dollar lui a valu d’être utilisé dans 80% des transactions commerciales internationales et dans 75% des réserves officielles. Cette confiance s’appuyait sans doute sur le pari d’un redéveloppement de l’industrie américaine dans ce qu’on appelle la e-economy, celle des nouvelles technologies de l’information et de la communication (les NTIC). Las... au lieu d’un redémarrage foudroyant, ce fut le flop, rendu public par la chute spectaculaire du Nasdaq, début 2000. Et on sait combien l’économie marche à coups de spéculations. L’économie américaine fut sérieusement affectée, mais ce n’est pas sur-le-champ que le dollar en subit les effets...

Basculements vers l’euro

Saddam Hussein aurait scellé son destin en novembre 2000 lorsqu’il décida de vendre, non plus dans la devise de son ennemi, mais en euros, le pétrole irakien, dont la France et l’Allemagne sont ses principaux acheteurs européens.

Saddam demanda également à l’ONU de convertir en euros son fonds de réserve (“pétrole contre nourriture”) qui était de dix millions de dollars. La nouvelle fut transmise en France par le site internet de l’Humanité le 2 novembre en ces termes : « Le comité des sanctions de l’ONU a autorisé lundi l’Irak à libeller en euros et non plus en dollars ses transactions pétrolières et commerciales. Cette autorisation pourrait être le premier pas vers un changement important dans le monde du négoce pétrolier chasse gardée exclusive du dollar jusqu’à présent... Les États-Unis ont d’ailleurs tenté de bloquer cette opération, mais comme le note un expert de la commission des sanctions de l’ONU, il n’y a pas de base juridique pour bloquer la demande irakienne. Information suivie de ce commentaire : « Pour l’instant, il n’y a aucune réaction officielle à la décision de l’Irak. »

À cette époque, l’euro ne valait que 82 centimes de dollar, par conséquent les analystes s’étonnèrent, sans plus, que, pour une raison de politique internationale, Saddam envisage de perdre des millions sur les revenus du pétrole irakien. Donc, sur le coup, l’Administration américaine ne s’est pas vraiment inquiétée, pensant que Saddam allait faire une mauvaise affaire. Elle décida pourtant de taire l’information, et par conséquent les médias ne la diffusérent pas, par crainte d’altérer la confiance des investisseurs et des consommateurs envers le dollar, comme le commentait récemment sur internet William Clark, étudiant en technologie et sécurité de l’information d’une université réputée de la côte Est des États-Unis.

Or cette attitude “politique bizarre” de Saddam Hussein, selon le journal anglais The Observer du 16 février dernier, fut en réalité, pour l’Irak, une aubaine de plusieurs centaines de millions d’euros... parce que depuis la fin de 2001 l’euro a gagné près de 25% sur le dollar !!

C’est encore grâce à internet qu’on découvre que l’Irak ne fut que l’un des premiers États, mais pas le seul, à avoir remis en question son choix du dollar comme devise internationale.

La Jordanie passa peu après avec l’Irak un accord bilatéral de commerce en euros.

Le Vénézuela a passé des accords de troc avec une dizaine d’autres pays latins en développement, qui n’avaient pas de dollars pour payer, échangeant par exemple avec Cuba du pétrole contre des auxiliaires paramédicaux. À ce propos il faut rappeler que le Vénézuela est le quatrième producteur d’or noir au monde, et que ses ressources pétrolières, qui tentent d’autant plus les compagnies pétrolières américaines qu’elles sont proches, ont l’inconvénient d’être propriété de l’État. Est-ce donc étonnant si Newsday, du 21 avril 2002, y voit une relation avec les révélations rendues publiques par un député uruguayen sur le rôle de la CIA dans le coup d’État manqué contre Chavez, son Président démocratiquement élu ?

L’Arabie Saoudite a un rôle prépondérant au sein de l’OPEP. Or l’ancien Ambassadeur américain dans ce pays aurait déclaré l’an dernier au Congrès : « L’un des faits majeurs dans l’histoire des saoudiens, du fait de leur amitié avec notre peuple, a été d’insister pour que le pétrole continue a être commercialisé en dollars. De cette façon, le Trésor US peut imprimer des billets et acheter du pétrole avec, ce qui est un avantage que ne possède aucun autre pays. Avec l’émergence d’autres devises et des pressions dans les relations internationales, je me demande s’il ne va pas y avoir, comme il y en a déjà eu, des Saoudiens pour se demander pourquoi être si bienveillants envers les États-Unis. »

La zone euro étant le plus grand importateur de pétrole au monde, a tout intérêt à miser sur l’euro si son cours se maintient face au dollar. La Russie, qui vend surtout son pétrole à l’Europe, a entrepris en 2002 des négociations avec l’Allemagne pour établir leurs contrats en euros.

Et en ce qui concerne le Moyen-Orient, un diplomate iranien, Javad Yarmani, a déclaré dans une conférence auprès du Ministère espagnol des finances : « Il est tout à fait possible que le commerce bilatéral entre le Moyen-Orient et l’Union européenne s’accroisse et il se pourrait que le prix du pétrole s’établisse en euros. Ceci aiderait au développement de liens entre ces deux blocs et attirerait vers le Moyen-Orient les investissements européens dont il a grand besoin. »

Les réserves suivent le pétrole

Tous les pays du monde sont concernés par le commerce du pétrole, mais l’hégémonie du dollar va bien au-delà. Parce que les pays importateurs étant obligés de se procurer des dollars pour acheter leur pétrole, ils vendent leurs produits en dollars, et les pays exportateurs utilisent ensuite leurs pétro-dollars pour leur commerce dans les autres domaines.

Donc depuis le début des années 1970, quand les accords entre États-Unis et OPEP ont fixé en dollars le prix du pétrole, tous les pays accumulaient des réserves en dollars.

Or au cours de ces trente années, le dollar n’avait jamais autant baissé qu’en 2002 !!

Conséquence : les uns après les autres, beaucoup de pays se mirent à transposer leurs avoirs de dollars en euros. D’abord la Chine, puis l’Iran (selon une information généralement peu perçue publiée par l’Iran Financial News du 25 août 2002), puis le 1er décembre 2002 “La Corée du nord choisit l’euro” titra sur internet, la correspondante de la BBC à Seoul.

Et Business Week prévînt que la Banque centrale de Russie, la Banque du Canada, la banque Populaire de Chine et la Banque centrale de Taïwan, avaient de plus en plus opté pour la monnaie européenne au cours de l’année précédente.

En janvier 2003, nouvelle chute du dollar !

Inquiétudes

Associated Press rapportait fin janvier l’inquiètude exprimée par un stratège financier de New-York, Marc Chandler : « Les autres banques centrales vont-elles suivre, et quel en serait l’effet sur la possibilité des E-U de financer leur déficit courant ? Ce déficit est proche de 5% du PIB et c’est une corde qui se serre autour du cou du dollar ». Et The Observer le 26 janvier : « Si l’OPEP venait à décider d’accepter des euros pour son pétrole (en supposant un instant qu’il lui serait permis de prendre cette décision) il en serait fini de la domination américaine. Non seulement l’Europe n’aurait plus besoin de tant de dollars, mais le Japon, qui importe plus de 80% de son pétrole du Moyen-Orient jugerait bon de convertir également en euros ses actifs en dollars ... et c’est le Japon qui subventionne le plus les É-U par ses gros investissements en dollars. De l’autre côté, les États-Unis qui sont le premier pays importateur de pétrole au monde, devraient aquérir des euros. Ils auraient à convertir leur déficit commercial en surplus commercial au moment particulièrement pénible où leurs prix de marchés s’effondrent et où leurs approvisionnements énergétiques (pétrole et gaz) sont réduits. Les arguments purement économiques de l’OPEP pour faire la conversion, même provisoire, vers l’euro, sont très solides. La zone euro n’a pas un grand déficit commercial, elle n’est pas lourdement endettée envers le reste du monde comme le sont les États-Unis, les taux d’intérêt y sont nettement plus hauts et sa part du marché mondial est supérieure à celle des É-U : elle est le premier partenaire commercial du Moyen-Orient. Et presque tout ce que vous pouvez acheter en dollars, vous pouvez aussi l’acheter avec des euros, sauf, jusqu’ici, le pétrole. »

Le scénario prévisible

Si cette tendance à remettre en question l’hégémonie du dollar se poursuivait, on peut imaginer quelle catastrophe elle engendrerait outre Atlantique. Tous les détenteurs de dollars présenteraient ces reconnaissances de dette à ceux qui les ont signées, en réclamant leur dù. Ruée mondiale vers les banques américaines, comptes bloqués, faillites, etc. Citons la description qu’en a faite un analyste américain rapportée par l’internaute déjà cité, W. Clark : « les nations consommatrices de pétrole seraient amenées à sortir en masse leurs fonds de réserve (ceux de leurs banques centrales) en dollars pour les convertir en euros. Ceci entraînerait une chute de 20 à 40% du dollar, avec les conséquences qu’on sait quand une devise est brusquement dévaluée (on se rappelle l’exemple récent de l’Argentine). Les fonds étrangers sortiraient en masse des marchés des États-Unis et de tous les avoirs actuellement exprimés en dollars (c’est le Japon qui en a le plus), il se produirait une ruée vers les guichets des banques comme en 1929-33, il serait impossible d’assurer le service de la dette (paiement des intérêts), le budget américain serait en faillite. Bref, le scénario type des crises économiques du Tiers monde. » Cet analyste, que Clark qualifie d’astucieux, conclut :« La vraie raison pour laquelle l’Administration Bush II veut installer en Irak un gouvernement fantoche, ou plutôt, corrige-t-il, la vraie raison pour laquelle le milieu d’affaires militaro-industriel veut un gouvernement fantoche en Irak est qu’il repasserait de l’euro au dollar pour la monnaie de référence et qu’il s’y maintiendrait. Espérant également, ajoute-t-il, un veto contre tout extension vers l’euro de la part des membres de l’OPEP et en particulier de la part de l’Iran qui est le second parmi eux à être en train d’envisager sérieusement un basculement vers l’euro pour ses exportations de pétrole ». Notre internaute se réfère à une information publiée par The Jerusalem Report du 13 janvier dernier pour ajouter : « l’Arabie Saoudite, serait affaiblie par des menaces de troubles civils importants, et pour l’Administration américaine qui est consciente de ces risques encourus par son “État-client”, selon ses termes, c’est une raison de maintenir en permanence une présence militaire dans le Golfe. »

À vous de juger !

Ces informations et ces commentaires confortent bien évidemment notre conviction sur le rôle de la monnaie, ses fonctions et surtout son mode de création (au point que nous doutons que puisse vraiment aboutir toute réforme, même qualifiée de radicale, si elle n’affecte pas ces aspects).

Elles permettent de comprendre l’importance de la décision prise par Saddam Hussein à propos du dollar, et, compte tenu de l’évolution au cours de l’année dernière, qu’il soit brusquement devenu la première cible de Bush II. Et en y réfléchissant, elles expliquent aussi l’attidude de différents pays dans le conflit Irakien, parfois beaucoup plus clairement que bien des déclarations officielles.

Mais il est une chose que nous ne parvenons pas à comprendre, c’est le silence des grands médias, en particulier les français, et même celui du gouvernement qui ne devrait pourtant pas éprouver de honte à vouloir défendre l’euro.

Nous tenons à remercier notre ami Guy qui a levé pour nous ce lièvre tapi sous internet, grâce à un article qui venait de très loin : l’auteur en est un écrivain australien, Geoffrey Heard (adresse : heard@surf.net.au). C’est à l’adresse internet www.indymedia.org que se trouve l’excellent travail de l’informaticien américain W.Clark. Nos lecteurs pourront y trouver, en anglais, celles de la plupart des autres textes évoqués ici, et bien d’autres.


[1Ces chiffres sont cités par l’économiste Frédéric Clairmont, dans Le Monde Diplomatique d’avril dernier.