Mérite, quand tu nous tiens ! - 2e partie


par  F. CHATEL
Publication : mai 2017
Mise en ligne : 30 septembre 2017


« …l’idéologie du mérite, indissociable de l’utilitarisme, débouche sur une déshumanisation radicale en extirpant de l’activité humaine la logique du don, de l’action et de la reconnaissance ».
Dominique Girardot [1]

Le social bafoué

Cette reconnaissance, que nous recherchons en temps que membre de la société, se mute, dans le système néolibéral, en aspiration au mérite, en une concurrence généralisée, soumises aux calculs et aux rapports pervertis qui défont toutes les solidarités et toutes les possibilités de coopération.

La rétribution qui mesure l’apport utilitariste d’un individu délie celui-ci du lien inconditionnel avec les autres desquels il doit tant. Toute moralité est ainsi bafouée puisque la conduite vis-à-vis des autres peut se justifier désormais par le bénéfice calculé qu’on peut en espérer. Tout lien social naturel se trouve utilisé comme moyen pour parvenir à cette fin individualiste de rétribution au mérite. Et cette relation perverse va baigner dans une rivalité constante puisque les autres représentent la source de ce qui nous empêche de faire constater notre mérite personnel. Ces conditions de refus de considérer l’apport des autres dans sa formation et ses réalisations ont pour conséquence de classer la civilité et le respect au rang des futilités. Ainsi, tout ce qui échappe à la maîtrise de l’individu, nous dit Hannah Arendt, ne le concerne pas puisque cela se situe au-delà de l’estimation de son mérite.

Alors se répand une culture de l’indifférence, du mépris et de l’inconséquence. L’homme ordinaire, qui représente la grande majorité des membres d’une société, devient interchangeable. Tel un objet, il se voit ôter toute dignité par des hommes que le positionnement, comme rouages de la grande nécessité productiviste et marchande, rend insensibles. Il peut même s’estimer heureux si, comme les exclus, il n’est pas présenté comme un fardeau. L’exclusion, la banalisation des individus et leurs souffrances, sont justifiées au nom de la rationalisation et de l’efficacité. Les droits qui leur sont octroyés permettent de soulager sa conscience, de s’en désolidariser à bon compte.

Cette idéologie du mérite, en rétribuant chacun comme on achète un objet, suivant une mesure technique de l’effort et du résultat obtenu, détruit la dimension politique qui relie les hommes entre eux, supprime cette véritable reconnaissance de l’autonomie et de la dignité de chacun, qui est certes discutable, toujours mouvante et souvent remise en question, mais tellement humaine…

En fonction de cette sacro sainte liberté individuelle (dont on nous rebat les oreilles alors qu’elle reste à démontrer), il nous semble alors évident que nous méritons notre sort  : comment s’attribuer un mérite sans en assumer la pleine responsabilité  ?

Cet individualisme exacerbé par l’idéologie du mérite connaît le revers de sa soi-disant médaille. En effet, si le “mérite” récompensé favorise l’orgueil et la vanité et laisse penser que les succès et le bonheur nous appartiennent, l’inverse est également vrai  : il nous rend coupable des échecs, de la souffrance, de l’accident, de la solitude, et même de nos maladies. La vie se résume donc à des succès obtenus grâce à des efforts et à des choix judicieux et à des ratages en raison de mauvais calculs. De là peut s’installer ce manque d’estime de soi dont souffre une partie de la population qui s’affuble de la responsabilité de sa vie considérée comme médiocre. Au nom de l’intérêt collectif qui est surtout celui des possédants, les méritants peuvent se partager la plus grande part du gâteau en proportions de leurs “mérites”, aux inaptes, les restes.

La vérité est pourtant toute autre. Il serait temps de rappeler à tous qu’ils ne maîtrisent pas complètement le cours de leur vie, que tout ce qui leur arrive n’est pas lié à leur volonté et à leurs choix. Mais cette évidence ne peut s’inscrire dans l’air du temps. Elle passe pour un vulgaire préjugé sentimentaliste, qui fait obstacle à la rationalité nécessaire face aux défis économiques actuelles. Au nom de la liberté individuelle, considérée comme la racine du progrès, il n’y a plus ni malchance ni contingences néfastes, il n’y a que des défis à relever, des situations à maîtriser. Alors comment expliquer les atteintes successives envers la sécurité sociale, sinon par l’application de la notion de mérite qui « responsabilise » le malade vis-à-vis de la maladie, en l’affublant de négligence et de paresse  ? Même les règles élémentaires de la sociabilité sont ainsi oubliées au nom du réalisme, d’un soi-disant contrat social qui institue l’obéissance de chacun aux règles économiques de la société.

« Dis-moi combien tu gagnes, je te dirais combien tu vaux… » [2]. Cette notion du mérite, plutôt floue, non rationnelle et douteuse, retrouve toute son affirmation à l’aide d’arguments tels que l’argent et la médiatisation people. Ces références effacent tous les doutes et présentent les preuves irréfutables du mérite puisque celui-ci devient visible. « “Je le vaux bien” se traduit par “je vaux tant” » [3]. D’où la consommation de luxe et les exhibitions à la télévision… D’où l’importance de porter des vêtements de marques et la fameuse montre Rolex prônée par Jacques Séguéla pour preuve de réussite. En prétendant mesurer la valeur humaine en montres Rolex et en traitements VIP, on en arrive à de nouvelles sortes d’indulgences  ! La mesure du mérite par manque d’arguments conduit à la vulgarité.

La reconnaissance bafouée

En réalité, cette notion du mérite n’est qu’une déformation malveillante, à des fins utilitaristes, du besoin de reconnaissance, en exacerbant la liberté individuelle.

Nier les relations abondantes et vitales entre l’individu et son milieu social ne fait qu’engendrer une société inhumaine dans laquelle les traumatismes infligés au sens moral naturel conduisent à des comportements déraisonnables et malsains [4].

Par la reconnaissance, c’est une relation continue avec la société que l’individu attend. Pas une mesure froide du mérite, en forme de sanction. C’est une attente permanente et parfois inconfortable, mais c’est le lot pour devenir soi et construire son autonomie. La vérité n’existe pas en soi mais entre nous. Certes, la maîtrise de nos actions nous échappe, notre liberté est toute relative, et la chance joue avec nos intentions, mais nous avons absolument besoin d’en connaître les conséquences et l’opinion d’autrui à leur sujet. De même que nous avons besoin de reconnaître, d’estimer et juger les actions d’autrui. Cette réciprocité est constructive. Nous ne sommes que dépositaires de nos qualités, pas propriétaires, c’est pourquoi nous avons tant besoin des autres pour nous les révéler et les exprimer. Il ne s’agit pas d’une rétribution qui nous serait due, mais d’une aspiration. Chacun amorce la réciprocité par le don, par son action, où se mêlent générosité et intérêt. La reconnaissance respecte l’homme en tant que singularité, en tant qu’être unique alors que le mérite avec ses mesures et ses évaluations, produit des individus interchangeables, rangés par catégories.

Individu et société

Comme l’exprime Hannah Arendt, « le sens de la vie humaine se situe sur un point d’intersection entre singularité et pluralité. Vivre pour un être humain c’est vivre parmi » [5]. Elle précise qu’agir pour un homme manifeste la valeur qu’il accorde au fait de vivre ensemble. L’idéal humain se concentre sur le fait de montrer qui nous sommes, de réaliser l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et de la communauté humaine. Il faut dépasser l’opposition, longuement entretenue, entre individuel et collectif et prendre conscience que l’autonomie n’est pas indépendance mais interdépendance, parce qu’on a besoin des autres pour être reconnu, pour être soi.

L’autonomie n’est pas non plus aliénation puisque la relation aux autres produit de la coopération et permet l’expression politique.

Il ne s’agit pas, comme on y est incité, de s’en tenir en priorité à l’efficacité économique.

La société humaine n’est pas celle des fourmis ou des termites.

Il s’agit d’accorder autant d’importance aux valeurs morales, esthétiques, sociétales et relationnelles.

Comment ?

Il faut reconnaître à l’individu des besoins d’appartenance, de réalisation de soi et de reconnaissance. Et l’humanité doit considérer comme un lot commun l’ensemble des aptitudes et des tares, des sorts heureux et malheureux de tous les individus. Pour concilier ces deux points de vue incontestables, il faudrait toujours revenir à ces piliers de l’organisation sociale que sont l’économie et la politique, la première en est le socle, la seconde en est le paradigme.

Nous constatons combien le capitalisme, d’autant plus sous sa forme néolibérale actuelle, est inadapté. Et que la notion de mérite ne fait que l’enferrer dans son incompétence.

L’économis distributive, que nous défendons dans ces colonnes, se préoccupe de reconstituer cette relation essentielle entre l’individu et le collectif, dans une conception de la société que l’on pourrait rapprocher de la définition de “socialisme libertaire”donnée par Noam Chomsky. La société est un concept trop sérieux pour être considérée comme un stade où se jouent des compétitions. Ou qu’elle doit être organisée comme une usine de production. C’est pour cela que l’idéologie du mérite n’y a pas sa place.

Sortons de ce poncif injurieux selon lequel il faudrait que les hommes soient menacés d’être privés de tous moyens d’existence pour qu’ils acceptent de participer à l’œuvre commune  !

Enfin nous, les occidentaux, nous comblerions notre retard sur les peuples ancestraux en ce qui concerne l’organisation d’une vie sociale sereine si nous étions capables de faire toute confiance en l’être humain, dès lors que lui sont assurés l’accueil, la reconnaissance et les moyens de sa réalisation personnelle. Donner la priorité au don, c’est enclencher un processus qui s’autoalimente, celui du donner/recevoir /rendre. C’est reconnaître la valeur accordée à l’autre. Car donner c’est toujours à la fois se donner et se lier.

C’est s’identifier par ce mouvement, tant du côté de la société que de celui de l’individu  :
• Pour la société, donner correspond à l’accueil de l’individu, au respect qui est accordé au simple fait d’être humain  ; recevoir indique que le sujet accepte le don et l’accueil, ce qui le met au défi de rendre, par besoin de justice, mais aussi pour obtenir la reconnaissance qu’il recherche.
• Pour l’individu, donner montre qu’il s’identifie au groupe, qu’il accepte la société proposée  ; recevoir indique que la société est en accord avec ce qu’elle l’entérine, ce qui la met au défi de rendre, en accordant sa reconnaissance et les moyens pour une réalisation de soi.

L’application du don réciproque, au-delà du progrès social qu’il fait entrevoir, permet de rester réaliste quant aux ambivalences humaines, en tenant compte de ces contradictions telles que, par exemples, l’intérêt égoïste et l’empathie, le calcul et le désintéressement, l’être et le paraître, la bienveillance et l’agressivité.

En conclusion

La sélection au mérite est élaborée comme moyen fallacieux destiné à utiliser le peuple, à lui faire admettre qu’il faut qu’il coopére au bon fonctionnement du système néolibéral, défenseur du productivisme et du pouvoir de la finance pour permettre la suprématie et les privilèges d’une caste. Elle n’est rien d’autre. Comment compter jalousement ses mérites alors que chacun doit tout aux autres  ?

Il serait temps, pour l’avenir de notre civilisation, que soit reconnu ce lien qui nous unit tous et que soit enfin construite une société axée sur le vivre ensemble.

La vie humaine partagée entre autonomie et dépendance, passant de soi aux autres pour exister, se révéler, trouve sa véritable voie dans l’engagement politique et le don réciproque, toujours incertains, toujours à entretenir et à peaufiner. Tout le contraire du mérite individuel évalué tel une marchandise !

L’égalité des conditions économiques par le revenu universel inconditionnel est une des bases d’une véritable démocratie et un moyen de se rapprocher de l’égalité des chances, non pas pour se lancer dans la compétition sociale, mais pour réaliser son projet personnel de vie. Ce revenu permettrait de réaliser notre projet de société qui est de partager entre tous les moyens d’une vie décente, démocratiquement définie.


[1Dominique Girardot, La société du mérite, page 17, éd. Le bord de l’eau.

[2Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite  ?, éd. Gallimard (p. 283).

[3idem, p. 284.

[4François Chatel, Le sens moral fait du bien, GR 1182.

[5D. Girardot, La société du mérite, page 212, éd. Le bord de l’eau.