Histoire de Brut

Dossier : le pétrole
par  M.-L. DUBOIN
Publication : mai 2003
Mise en ligne : 7 janvier 2006

La guerre en Irak ? « Elle n’a rien à voir avec le pétrole, littéralement rien à voir avec le pétrole » a affirmé le Ministre de la défense des États-Unis [1], ce qui fut répété le 6 février par le porte-parole de la Maison Blanche, A.Fleischer et par le Premier ministre Tony Blair aux parlementaires britanniques [2]. Et ni Bush, dans son message sur l’état de l’Union en janvier dernier, ni Colin Powell dans son discours au Conseil de sécurité de l’ONU, n’ont prononcé une seule fois le mot “pétrole”. Et pourtant...

Un souci constant

Le contrôle des ressources pétrolières du Moyen-Orient a toujours été une priorité stratégique pour les États-Unis. Dans son célèbre discours de 1947 inaugurant la guerre froide le Président Truman faisait déjà intervenir « les importantes ressources naturelles » du Moyen-Orient parmi les considérations qui motivaient la guerre contre le communisme.

En 1974-75, en pleine escalade des prix du pétrole et de menace par l’OPEP d’une extension de l’embargo, l’Administration américaine menaça d’intervenir militairement contre les pays producteurs de pétrole.

En 1979, après la chute du Shah d’Iran (que la CIA avait contribué à installer en 1953), les États-Unis devinrent de plus en plus sensibles aux menaces contre leurs intérêts dans cette région.

Dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 1980, le Président Carter prévint que « toute tentative par une puissance étrangère de prendre le contrôle de la région du Golfe persique serait considérée comme une agression contre les intérêts vitaux des États-Unis et serait repoussée par tous les moyens y compris la force militaire. » Il expliqua que cette nouvelle politique était nécessitée par « l’écrasante dépendance des nations occidentales des fournitures en pétrole du Moyen-Orient ».

Après la première guerre contre l’Irak en 1990, Dick Cheney, alors Secrétaire à la défense, disait déjà : « Quiconque contrôle le flux pétrolier du Golfe Persique dispose du pouvoir de mettre une corde au cou de l’économie américaine. » Image reprise récemment par l’académicien M.T.Klare disant qu’en dominant le Golfe les Américains maintiennent une corde au cou des autres nations et empêchent tout rival d’atteindre un standing égal à celui des États-Unis [3]. En 1997, un rapport [4] sur la sécurité énergétique des États-Unis soulignait que le pays risquait de plus en plus de manquer de pétrole à cause de l’incapacité des producteurs de pétrole à satisfaire la demande mondiale. Le rapport insistait sur la menace que faisaient peser l’Irak et l’Iran sur la liberté d’approvisionnement en provenance du Moyen-Orient.

Dans son programme électoral G.W. Bush avait fixé deux priorités : le développement, en les modernisant, des capacités militaires et l’acquisition de nouvelles réserves pétrolières [5] auprès de sources étrangères. Dès son investiture, il confia la première au Ministre de la défense, D.H Rumsfeld, qui dispose à cette fin, pour l’année fiscale 2003, d’un budget de 379 milliards de dollars (en augmentation de 45 milliards de dollars par rapport à 2002 et auxquels il faut maintenant en ajouter 75 pour la guerre en Irak). Il confia la seconde au Vice-président Dick Cheney, qui, dans le rapport [6] qu’il a rédigé en mai 2001 pour le National Energy Policy Development Group, a présenté la stratégie destinée à répondre à l’augmentation des besoins en pétrole des États-Unis au cours des 25 prochaines années. Actuellement les États-Unis consomment 40% de la production mondiale et importent 52% de leurs besoins. En 2020, leur dépendance en pétrole étranger sera de 66%, ce qui signifie que, compte tenu de l’augmentation totale de la consommation, ils devront en importer 60% de plus. En d’autres termes, leur consommation qui est aujourd’hui de 10,4 millions de barils par jours (mbj) passera a plus de 16. Ce rapport n’évoque que très superficiellement la possibilité de mettre en place des mesures d’économies d’énergie [7].

Pour satisfaire leurs besoins croissant en pétrole, les États-Unis doivent persuader leurs fournisseurs étrangers d’augmenter leur production et de leur en livrer une plus grande quantité. Or dans leur grande majorité, ces pays ne disposent pas des moyens financiers nécessaires pour développer leurs capacités de production. C’est pourquoi le rapport cité propose premièrement d’augmenter les importations venant des pays du Golfe (ce qui implique de faire un gros effort diplomatique pour convaincre l’Arabie Saoudite et ses voisins de confier à des entreprises américaines la modernisation de leurs infrastructures) et deuxièmement de diversifier géographiquement les sources d’approvisionnement en augmentant les importations en provenance du bassin de la mer Caspienne [8], de l’Afrique subsaharienne (Angola et Nigeria) et de l’Amérique latine (Colombie, Mexique et Venezuela). Or, ces pays sont loin d’être disposés à laisser un pays étranger fixer les conditions de production de leur pétrole.

Et il s’avère que les ressources en hydrocarbures des pays du bassin de la Caspienne ont été surévaluées... En tout cas, l’administration Bush est décidée à s’assurer le contrôle de la production pétrolière de ces pays, à tout prix. D’où la nécessité de disposer, dit G.W.Bush [9], de forces armées « mobiles, meurtrières et faciles à déployer avec un minimum de soutien logistique ».

L’approvisionnement immédiat, à bas prix, des États-Unis, est donc bien un objectif de la guerre d’Irak, après celle d’Afghanistan (et peut-être avant celle d’Iran). Mais le bref historique [10] qui suit montre qu’elle dissimule des objectifs à plus long terme.

Une histoire tourmentée

À la fin de la seconde guerre mondiale, grâce à de nouvelles techniques de production, de nombreux gisements furent découverts dans les pays du Golfe persique. Dans le même temps se développait dans les pays occidentaux l’usage de l’automobile et du tracteur dans l’agriculture ; le pétrole était de plus en plus utilisé pour produire l’électricité et donnait naissance à de nouvelles industries basées sur ses dérivés (matières plastiques, tissus synthétiques, détergents, engrais chimiques,...). Les investissements nécessaires pour satisfaire la demande croissante des pays occidentaux étaient énormes. Les compagnies américaines California Standard et Texaco qui, depuis 1933, bénéficiaient du monopole d’exploitation du pétrole de l’Arabie Saoudite, se mirent donc à la recherche de nouveaux associés. En 1948, naissait ainsi l’Aramco (Arabian American Oil Company), consortium comprenant outre California Standard et Texaco, la Standard Oil de New-York (devenue Mobil) et la Standard Oil du New Jersey (appelée ensuite Esso puis Exxon).

De 21 mbj à la fin de la guerre, la production passa à 143 mbj en 1948, et continua à augmenter au rythme de 19% par an.

Du côté des gouvernements arabes, l’idée commença à germer que les pays producteurs avaient droit à une plus grande part du gâteau que celle prévue dans les accords initiaux de 1933. En 1950 la concession de l’Aramco fut renégociée : désormais, les profits sur chaque baril de brut seraient également partagés entre la compagnie pétrolière et l’Arabie Saoudite. Cet accord servit de modèle aux autres gouvernements de la région du Golfe. La production continua à croître et les prix baissèrent pour le plus grand bien des pays occidentaux où l’inflation régnait pour tous les autres produits. Mais les prix étaient entièrement fixés par les grandes compagnies pétrolières devenues sept (les “Sept Sœurs” : Aramco pour l’Arabie Saoudite, Gulf Oil pour le Koweit, British Petroleum pour le Koweit, l’Irak, l’Iran et le Sultanat d’Oman) selon des modalités qu’elles seules connaissaient et qui négligeaient totalement les gouvernements des pays concernés. La répartition moitié-moitié prévue par les accords se calculait après déduction des frais des compagnies pétrolières, frais que les gouvernements ne pouvaient vérifier parce que l’accès aux livres de comptes des compagnies leur était tout simplement interdit ! Deux baisses de dix cents en dix-huit mois sur le prix du baril, décidées arbitrairement par les Sept Sœurs provoquèrent une perte de 30 milliards de dollars, rien que pour l’Arabie Saoudite.

C’en était trop ! À l’initiative de l’Arabie Saoudite, les représentants de l’Iran, de l’Irak, du Koweit et du Venezuela (représentant ensemble 80% de la production mondiale de pétrole) se réunirent et annoncèrent le 9 septembre 1960 la création de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Dans une déclaration commune, les pays membres exigèrent des compagnies pétrolières le maintien de prix stables. Mais ne disposant pas de moyens suffisants pour faire valoir cette politique, les résolutions de l’OPEP ne restèrent que vœux pieux pendant plus de dix ans.

En 1973, alors que la guerre entre l’Égypte et Israël venait d’éclater, l’OPEP exigea des compagnies pétrolières qu’elles portent de 3 à 5 dollars le prix du baril. Les compagnies n’acceptèrent qu’une augmentation de 15 cents. Et la décision des États-Unis d’accorder une aide de 2,2 milliards de dollars à Israël provoqua l’indignation des pays producteurs, qui décidèrent l’embargo sur les livraisons de pétrole à tous les pays soutenant Israël. La panique s’empara des pays occidentaux quand les prix du pétrole montèrent jusqu’à près de 20 dollars le baril. L’OPEP leva son embargo en mars 1974 lorsque les États-Unis s’engagèrent à prendre des initiatives pour accélérer la fin de la guerre. Peu à peu les pays producteurs reprirent leurs concessions et en 1980 le ministre saoudien Yamani déclara avec soulagement : « L’époque coloniale est définitivement révolue. Nous sommes les maîtres de nos propres affaires et c’est nous qui déciderons ce qu’il convient de faire de notre pétrole ».

Cette vision optimiste du monde est sérieusement remise en cause par les projets actuels de l’administration américaine [11] :

Objectifs cachés

Contrairement au plan envisagé par les néo-conservateurs sous la houlette du Secrétaire adjoint à la défense, Paul Wolfowitz, et qui consiste à augmenter au maximum et le plus vite possible la production irakienne afin d’inonder le marché mondial du pétrole et faire ainsi fortement baisser les prix pour relancer la croissance, il semble que la famille Bush, qui a des liens étroits avec les petits producteurs de pétrole indépendants (Texans pour la plupart), veuille au contraire maintenir un cours élevé pour leur permettre de survivre. Comme n’ont pas manqué de le souligner les lobbies “patriotiques”, les États-Unis deviendraient encore plus dépendants du pétrole étranger si ces compagnies, qui exploitent essentiellement le sous-sol américain, venaient à disparaître. Qui plus est, les dernières estimations des experts du Pentagone ont révélé que la remise en état des infrastructures et les investissements nécessaires pour accroître les capacités de production de l’Irak atteindraient des coûts exorbitants. Il semble donc que la théorie du clan Bush prévaudra et que les Américains se contenteront, dans un premier temps, d’un redémarrage normal de la production Irakienne sous la responsabilité... des techniciens Irakiens actuels (qui appartiennent pour la plupart au parti Baas de Saddam Hussein !) Mais, bien sûr, les proconsuls américains resteront sur place pour veiller au grain.

Il est tout aussi évident que les sociétés américaines occuperont une place prépondérante dans le secteur de la sous-traitance des services. C’est déjà le cas de la société Halliburton, dont le Vice-président Dick Cheney a été le PDG, et de la firme Betchel, première entreprise de travaux publics aux États-Unis, très liée depuis longtemps aux Républicains.

Objectifs à long terme

L’objectif à plus long terme de l’administration américaine est de s’assurer le contrôle de 70 à 80% des réserves mondiales de pétrole et des oléoducs qui permettent son acheminement.

Il ne s’agit pas seulement d’assurer la pérennité de leur approvisionnement, mais aussi et surtout d’en tirer le profit maximum lorsque la Chine, l’Inde et la Corée deviendront à leur tour de très gros consommateurs. Enfin, outre la main mise sur les principales réserves du monde, les États-Unis veulent imposer les “valeurs américaines”, c’est-à-dire assurer la primauté de l’entreprise privée. Ce qui signifie, par exemple, qu’Exxon redeviendrait, comme dans les années “idylliques” de l’après-guerre, propriétaire du brut qu’elle extrait. Les réserves appartiendraient à des compagnies américaines au lieu d’être louées ou prêtées sous condition par les pays où sont les gisements. C’est déjà ce qui se passe en Russie où le pétrole a été privatisé, et partagé par moitiés entre une compagnie privée russe et des compagnies privées étrangères, dont British Petroleum (BP) par exemple, qui achètent les réserves en terre et peuvent les inscrire à leur bilan.


[1.Donald Rumsfeld, CBS News, 14/11/2002

[2London Times, 15/01/2003.

[3Nick Beams, Information Clearing House, février 2003.

[4de l’Institut James A. Baker de Politique Publique, Université Rice.

[5Ne pas oublier que le clan Bush (D.Cheney, C.Rice, D.Evans, S.Abraham, C. Cooper, par exemple) a de gros intérêts dans le pétrole. Relire à ce sujet “L’entourage très pétrolier de George W.Bush”, dans Le Monde du 13/11/2001.

[6Ce rapport a déclenché une polémique dès sa sortie d’abord parce qu’il recommande d’effectuer des prospections dans le parc national de l’Alaska et ensuite parce que ses auteurs ont eu de nombreux contacts avec le courtier en énergie Enron dont la faillite retentissante a défrayé la chronique.

[7Les propositions d’économie d’énergie de Ralph Nader et celles contenues dans le rapport du Baker Institute ont été complètement laissées de côté par l’Administration Bush.

[8Les États-Unis disposent de bases aériennes dans la plupart de ces pays.

[9Dans le discours qu’il a prononcé en septembre 1999, à l’école militaire Citadel (Charleston, Caroline du Sud)

[10Tiré en grande partie de L’Arabie, Éd. Time-Life, 1985.

[11Voir Yahya Sadowski, Le Monde Diplomatique, avril 2003.