Les faux arguments du programme Fillon

Actualité
par  M. BERGER
Publication : décembre 2016
Mise en ligne : 2 mars 2017

À l‘heure où j’écris ces lignes, l’éventualité de voir élu François Fillon à la présidence de la République Française devient possible, voire probable. L’austérité est à nos portes et on peut s’étonner qu’un tel programme puisse attirer une partie des électeurs dont beaucoup appartiennent aux classes moyennes et modestes. Plus qu’une conviction, leur vote à droite est la conséquence de l’échec d’un quinquennat prétendu de “gauche”. Ils se jettent alors à corps perdu dans le piège de l’austérité libérale dont on connaît tous les dégâts qu’elle a entrainés dans d’autres pays.

D’abord, le chômage

F. Fillon a pour premier objectif la résorption du chômage. En cela il ne se démarque pas de tous les hommes politiques qui se sont succédé depuis une trentaine d’années à la tête du pays  ! Sur les moyens à employer, il suit la tendance du moment qui n’est pas favorable à une extension du rôle de l’État. Le libéralisme, et l’extinction partielle du secteur public, sont au goût du jour : par exemple, le programme du futur président des États-Unis conduira, s’il correspond bien aux annonces préélectorales, à une dérégulation massive des initiatives privées et à leur substitution progressive aux services publics. Car, pour les libéraux, les emplois privés sont de bons emplois alors que les emplois publics sont par nature coûteux et inefficaces. C’est ainsi que l’on devrait accepter sans discuter des mesures dont la cohérence et l’efficacité sont plus qu’incertaines : par exemple comment le fait de diminuer de 500.000 le nombre de fonctionnaires peut-il contribuer à réduire le chômage  ? Il en est de même du recul de l’âge de la retraite  : il aura pour effet, en première analyse, de limiter les embauches des jeunes, alors que le taux de chômage de cette catégorie est un des plus élevé en France.

Mais le simple bon sens ne semble pas être un outil efficace pour juger du bien fondé d’un programme électoral. Pour en rester à la partie économie, c’est un exercice complexe dont les circonvolutions ne sont pas toujours évidentes. Mais on aimerait que la justification des mesures proposées soit un peu plus convaincante.

Comparaison n’est pas raison

Dans le meilleur des cas, la justification du programme de F. Fillon se borne à des comparaisons avec des pays étrangers, le plus souvent l’Allemagne. Sans préciser que bien des données n’y sont pas comparables avec les nôtres, la démographie, en particulier. Contrairement à la France, l’accroissement naturel y est trop faible pour renouveler la population, ce qui diminue, par rapport à la France, le nombre des jeunes qui pénètrent chaque année sur le marché du travail. Ce n’est certes pas la seule raison pour laquelle le taux de chômage y est plus bas que chez nous. La structure des activités, la taille des entreprises y sont aussi pour beaucoup.

En réalité, l’Allemagne manque de main d’œuvre. Elle se trouve contrainte, à la fois, de faire appel à l’immigration et de conserver ses séniors plus longtemps en activité. Contrairement à ce que l’on nous rabâche, ce n’est pas le recul de l’âge de la retraite qui permet de diminuer le chômage. Ce serait plutôt l’inverse : c’est la relative faiblesse du chômage de l’Allemagne qui l’oblige à augmenter la durée d’activité. La recette proposée par François Fillon consiste donc à prendre les effets pour les causes. Retarder le départ en retraite de 62 à 65 ans, tout en proclamant haut et fort l’objectif de réduction du chômage, est une imposture qui risque, au contraire, de le renforcer.

Comme l’a signalé Guillaume Duval, dans un interview sur BFM, l’Allemagne a su mettre en place une gestion participative des entreprises avec les syndicats et les représentants du personnel, allant jusqu’au droit de véto sur certaines décisions patronales. Ce mode d’intervention, loin de pénaliser la compétitivité des entreprises allemandes, l’aurait au contraire galvanisée. Or le programme de F. Fillon propose au contraire de réduire l’influence de la représentation salariale, on peut donc craindre que cette mesure risque d’être contraire aux objectifs annoncés.

L’histoire aussi a joué un rôle. Après la guerre, en 1945, les pays occidentaux ont largement aidé l’Allemagne à moderniser son industrie, ce dont elle tire encore bénéfice. Elle a pu investir dans un marché en pleine expansion, celui, entre autres, des machines outils, ce qui lui a permis d’acquérir une compétence reconnue dans ce domaine, dont elle a tiré profit pour faciliter son implantation sur les marchés internationaux. En particulier, l’expansion de la robotique y est désormais très en avance sur la nôtre. Et l’étendre est une obligation pour les industries du futur, même si elle conduit inévitablement à faire disparaître bon nombre d’emplois. Pendant cette période de fort développement industriel, la France s’épuisait dans des guerres sans lendemain. Nous étions alors contraints d’investir dans des industries de défense, en particulier celles liées à la bombe atomique. Certes, nous en avons tiré une certaine avance dans le domaine du nucléaire civil, encore un de nos fleurons industriels. Mais les balbutiements de l’EPR et la découverte récente de criminelles malfaçons dans les pièces métalliques de certaines de nos centrales ne nous aident pas  ; à quoi s’ajoute le refus croissant de ce mode d’énergie de la part de populations traumatisées par les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima.

Que dire aussi de l’abandon des 35 heures, seule mesure qui a eu dans les années récentes une relative efficacité dans la réduction du chômage ? On peut admettre, certes, que l’application trop uniforme de cette mesure, en particulier dans certains secteurs d’activité, ait été une source de difficultés, car il y a des activités qui demandent une présence durable, difficilement partageable. Mais on a pu observer aussi que la diminution du temps hebdomadaire du travail a souvent été liée à une augmentation de la productivité individuelle, restée en France une des meilleures du monde. Alors, en quoi faire travailler jusqu’à 39, voir 48 heures par semaine, les salariés qui ont un emploi, permettrait-il de réduire le taux de chômage ? Là encore, on suit mal le fil du raisonnement  !

Les négociations sociales

Autre proposition brutale du programme de Fillon  : la suppression des accords de branche au profit d’accords d’entreprise. Cette proposition, en apparence, paraît pertinente puisque les salariés sont consultés sur leur sort à l’intérieur même de l’entreprise et que rien ne peut être décidé sans leur acceptation majoritaire. Mais c’est là une vision idéale d’une négociation entre partenaires sociaux. Elle ne serait convenable que si ces derniers étaient à égalité, ce qui n’est évidemment pas le cas. Les salariés seront toujours en état d’infériorité en face du patronat. On imagine bien toutes les pressions et menaces qu’ils pourront subir : « ou vous acceptez nos propositions, ou, en cas de refus de votre part, nous serons contraints de licencier une partie du personnel ». Pressions éliminées, en partie, si les accords de branche dominent sur les accords d’entreprise, comme c’est encore le cas maintenant.

Passage du public au privé

Autre promesse majeure du programme de Fillon : le démantèlement de la Sécurité Sociale. Reporter sur les assurances privées une grande partie des remboursements de frais est une de ses mesures phare. On en voit mal la raison, sinon l’idée que le secteur public est toujours moins bon gestionnaire que le secteur privé. Cet argument traîne dans les esprits de tous les libéraux. En ne réservant au premier que les seules activités dites régaliennes : armée, police, gendarmerie, avec un minimum de fonctions éducatives et sanitaires, la population serait censée se porter mieux. Et la majeure partie des activités nécessaires au fonctionnement de la société se trouverait reportée sur le secteur privé. C’est oublier une pratique très ancienne en France, dont la référence est Colbert, et qui avait vu naître toute une série d’activités et de compétences dont la gestion était confiée à des fonctionnaires d’État, dûment formés pour cela. C’est ainsi qu’avaient été créés, sous la monarchie et l’empire, et plus récemment sous les premières républiques, les grands corps de l’État et les grandes écoles qui leurs étaient associées, telles que Ponts et Chaussées, École des Mines, Polytechnique, et, plus récemment, École Nationale d’Administration. Or, par une déviance de plus en plus courante, la plupart des anciens élèves de ces écoles quittent le service public le plus tôt possible, après quelques mois ou années de présence, pour se consacrer à la gestion de grandes entreprises privées ! Mystère difficile à élucider  : ces gestionnaires seraient mauvais quand ils sont au service de l’État, et ils deviendraient excellents lorsqu’ils passent dans le secteur privé ?

La sécurité sociale

Pour en revenir à la Sécurité Sociale, le programme Fillon envisage de limiter au strict minimum les remboursements des actes médicaux, dont la majeure partie serait reportée sur les mutuelles et assurances privées.

C’est ouvrir la porte à une médecine à deux vitesses, au profit des plus aisés qui pourront sans difficulté s’acquitter de cotisations élevées. Car, contrairement à ce qu’affirment beaucoup de libéraux, le coût de gestion de la sécurité sociale est beaucoup plus faible que celles des assurances médicales du secteur privé. Il ne dépasse pas 4% des sommes collectées pour le volet maladie, et même beaucoup moins pour la Caisse d’Allocation Familiale (2 à 2,5%) et seulement 1% pour l’assurance vieillesse. À l’inverse, le coût de fonctionnement des assurances privées atteint 20 à 25% des sommes collectées  ! Ce qui s’explique aisément : salaires plus élevés des gestionnaires, frais de publicité importants engendrés par la concurrence entre les compagnies et, bien sûr, dividendes versés aux actionnaires  !

Une mesure économique évidente consisterait au contraire à nationaliser les assurances privées et à les intégrer à la Sécurité Sociale. On ferait ainsi l’économie d’un double système de gestion, quitte à surveiller de près les éventuels abus. Encore qu’en la matière on voit mal d’improbables malades imaginaires profiter de remboursements indus de frais de santé exagérés ! On est rarement malade par plaisir ! Admettons qu’il y ait des économies à faire dans la distribution des médicaments, dont une grande partie finit dans des placards en attendant les dates de péremption. Mais cela ne justifie pas la condamnation du système de répartition à l’origine de la Sécurité Sociale.

On objectera alors qu’il faudrait augmenter sensiblement le budget de la Sécurité Sociale. Mais comment le financer  ? Augmenter les charges sur les salaires n’est pas la bonne solution  : comme elles sont insuffisantes dans le système actuel, le régime général a déjà, en grande partie, recours à la CSG. Une légère augmentation de celle-ci serait possible. Impôt supplémentaire à la charge des ménages, dira-t-on. Mais il serait compensé par l’économie sur les cotisations d’assurance privée, devenues inutiles si les mutuelles étaient rattachées au régime général. Le pouvoir d’achat des ménages n’en serait donc pas affecté, au contraire, et la solidarité entre riches et pauvres mieux affirmée.

Les inégalités et l’ISF

Dans la même ligne de pensée d’une société à deux vitesses, le programme libéral renonce à réduire les inégalités, tant des patrimoines que des revenus.

La suppression de l’impôt sur la fortune en est l’emblème. Sous le prétexte qu’il conduirait à une fuite massive des capitaux investis en France. Même si cette pratique existe, elle est largement surestimée. Elle est en fait assez limitée et en plus, difficile à estimer, les paradis fiscaux et les banques étrangères étant opaques par nature.

La majorité des Français (68%) est opposée à la suppression de l’ISF. Même certains économistes libéraux la condamnent. L’argument majeur justifiant cette disposition du programme libéral de Fillon porte sur une soi-disant réduction des possibilités d’investissement, qui serait la conséquence de l’exil des grandes fortunes, les plus susceptibles d’investir, et donc, selon une conviction répandue sur laquelle je reviendrai, de créer des emplois. C’est oublier une disposition de la loi de Finance qui permet de déduire du patrimoine imposable à l’ISF les sommes investies dans des PME. Or les petites et moyennes entreprises sont les plus nombreuses et les plus pourvoyeuses d’emplois. Donc, loin de réduire les capacités d’investissement des fortunes privées, l’ISF fonctionnerait dans l’autre sens, comme une incitation à investir. Ce qui fait tomber un des arguments majeurs en faveur de sa suppression. Le lien est-il d’ailleurs automatique entre investissement et création d’emploi ? C’est une affirmation répandue aussi bien à gauche qu’à droite et qui n’est jamais remise en question. Alors que le mécanisme de “destruction créatif”, ou du “déversement” cher aux économistes, n’est pas aussi immédiat que l’imaginait Schumpeter, au moins à court terme. L’investissement est créateur d’emplois pour les industries innovantes, mais il en est, au contraire, plus souvent destructeur lorsqu’il se porte sur des activités existantes. Beaucoup de PME n’investissent que pour augmenter leur productivité en diminuant leurs besoins en main-d’œuvre. Et dans ce cas l’investissement est, au contraire, destructeur d’emplois.

Ce mécanisme du “déversement”, selon lequel les activités déclinantes seraient remplacées par de nouvelles, fonctionne-t-il encore comme ce fut le cas aux 19ème et 20ème siècles ? Pendant cette période, les activités agricoles ont été remplacées par l’industrie, alors en fort développement. De nos jours, ce sont les activités tertiaires qui se substituent à grande vitesse aux activités secondaires. Ces nouvelles activités représentent un vaste “fourre-tout” dans lequel on trouve des services, de la recherche, des activités commerciales, etc. dont l’utilité sociale n’est pas toujours évidente et qui peinent à créer des emplois en nombre suffisant pour compenser les pertes issues de l’extinction des anciennes activités.

Certes, parmi ces activités nouvelles certaines sont encore consacrées à des productions industrielles, mais aujourd’hui elles sont confrontées à l’épuisement des ressources naturelles, ce qui est nouveau. Les instruments numériques, répandus sur un marché très étendu grâce à la mondialisation, et fabriqués dans des ateliers de plus en plus mécanisés, ont besoin de matériaux dont les ressources sont limitées (les terres rares, par exemple). D’où des limites écologiques qui inciteraient au retour vers des économies plus conviviales et plus proches de la nature, moins centrées sur des productions matérielles.

Toutes ces évolutions pourraient être positives si on acceptait de s’affranchir de l’exigence du plein emploi, de la dépendance directe entre les revenus et le travail, pour s’orienter davantage vers une économie du partage. Et non de la compétition car, contrairement au credo libéral, la concurrence exacerbée, prônée comme seule capable de faire baisser les prix de vente, conduit en fait à un gaspillage du travail : les innombrables agents commerciaux, soutenus par une publicité devenue de plus en plus envahissante, luttent en réalité les uns contre les autres… sans produire aucune richesse ! Et ces activités conduisent à une augmentation des prix … !

C’est l’investissement public qui doit être favorisé et non l’investissement privé. C’est-à-dire le contraire de ce qui sous-tend toute la philosophie du programme Fillon.

La TVA “sociale”

La TVA dite “sociale” ! Encore une annonce provocante ! Augmenter de deux points le montant de la TVA se traduirait, comme chacun sait, par une amputation du pouvoir d’achat qui toucherait en priorité les plus faibles revenus, ceux qui sont entièrement consommés par les ménages les plus modestes dont la capacité d’épargne est faible ou nulle.

Avec un correctif annoncé : son augmentation permettrait de réduire les charges sociales sur les salaires, à la fois sur la part payée par les entreprises et sur celle payée par les salariés ; de ce fait, le pouvoir d’achat de ces derniers serait en principe conservé. Mais en revanche, les produits importés subiraient la majoration sans compensation, ils arriveraient donc un peu plus cher sur le marché français. Ainsi, nos produits deviendraient un peu plus compétitifs sur le marché intérieur, et nos exportations seraient favorisées, puisque les produits français, exemptés d’une partie des charges sociales et vendus hors taxe, verraient leur prix diminuer à l’étranger. …Tout ceci à condition que les entreprises répercutent les baisses de charges sur leur prix de vente et n’en profitent pas pour augmenter leurs marges ! À condition aussi que les pays avec qui nous échangeons n’interprètent pas cet accroissement de la TVA comme un droit de douane supplémentaire déguisé et, par rétorsion, n’augmentent pas eux-mêmes ceux qui affectent nos exportations.

Et que d’inconnues !

À toutes ces incohérences s’ajoutent beaucoup d’inconnues. Quelles sont les convictions et les intentions de Fillon dans le domaine de l’écologie ? Le sujet a été peu traité dans les débats de l’élection primaire. Nous savons simplement qu’il entend prolonger la durée de vie des centrales nucléaires… Sujet complexe sur lequel on peut lui laisser pour l’instant le bénéfice du doute. En revanche, pratiquement rien n’a été dit dans les débats publics sur la transition énergétique, sur les économies d’énergie, sur les transports, sur les aménagements urbains. Or ces domaines sont primordiaux pour l’avenir de la France et du monde.

De même, que propose Fillon sur le fonctionnement de l’Europe ? Là encore, sur cette question primordiale, les débats ont été discrets.

Noires perspectives De ce que l’on sait et de ce que l’on ignore du programme Fillon, on retire un goût d’austérité amère, celle qui a mis à bas de nombreux pays comme la Grèce. Alors qu’en sera-t-il lors des élections nationales ?

La volatilité des sondages ne facilite pas les prévisions. Pour l’instant le duel le plus probable du second tour se déroulerait entre François Fillon et Marine Le Pen, sauf si la gauche parvient à dominer ses divisions et à mettre sur orbite un candidat solide, imaginatif et fédérateur qui proposerait un programme sérieux et exaltant pour les générations futures. Pour l’instant, la multiplicité des candidats, aussi bien pour la désignation au titre d’une consultation primaire que pour la présence au premier tour des élections nationales, n’incite pas à l’optimisme. Même si le désistement de François Hollande a eu le mérite de clarifier un peu la situation, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir…