La dangereuse revanche des oubliés
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Publication : décembre 2016
Mise en ligne : 2 mars 2017
Ce n’est qu’en dernière minute* que nous avons évoqué, dans La Grande Relève de novembre, un événement extrêmement inquiétant : l’élection de D. Trump à la présidence des États-Unis. Depuis, au fur et à mesure qu’on apprend quels sont les responsables qu’il choisit pour appliquer sa politique, l’inquiétude ne cesse de se confirmer et il est urgent de tirer la leçon d’un événement qui, bien qu’il ait eu lieu aux États-Unis, nous concerne tous.
Dans le dossier consacré par Le Monde Diplomatique à cette élection, deux journalistes de ce pays, Jerome Karabel et Thomas Frank apportent d’utiles éclaircissements : ils décrivent clairement, citations à l’appui, d’une part la stratégie stupide du parti démocrate qui a, avec l’aide de la presse et du Washington Post en particulier, systématiquement rejeté en le dénigrant, le sénateur du Vermont, Bernie Sanders qui, sinon, avait toutes chances de l’emporter, et d’autre part, la dépendance au pouvoir financier d’Hillary Clinton et son mépris pour la masse des déshérités.
Il apparaît bien que le vote “des petites gens”, comme les nomme aimablement M.Valls, ne manifeste aucun enthousiasme pour la droite, mais leur profonde déception de la politique menée par les “sortants”. Quand on a perdu tout espoir, on s’accroche à ce qui se présente, fut-ce le pire. Et le discours des “populistes” joue fort bien sûr la détresse de la foule des déçus en promettant tout et son contraire comme, à la fois, diminuer les impôts et développer les services publics. D’autant plus facilement que tout est fait pour que le plus grand nombre d’électeurs soient suffisamment mal informés, et même désinformés, pour ne pas être en mesure de juger du sérieux des promesses électorales.
Une bonne information est en effet le plus difficile problème que la démocratie doit parvenir à résoudre.
Mais en fait, la vraie raison du triomphe de l’oligarchie est que ceux qui prétendent s’y opposer sont dans l’incapacité de mener une véritable politique sociale. Pour venir à bout du chômage, les décideurs n’envisagent, aveuglément, obstinément, qu’une seule solution : aider les entreprises. Les revendications des populations, aussi légitimes qu’elles soient, sont écartées pour ne pas nuire à la prospérité des entreprises. Et quand celles-ci sont florissantes, c’est la preuve pour eux que tout va très bien !
Tel est le raisonnement de ceux qui, comme François Fillon (voir l’article ci-après de Michel Berger), veulent suivre l’exemple de ce qu’ils appellent les “réussites” de Mrs Thatcher au Royaume-Uni, où prolifèrent les “jobs à 0 heure”, et de G. Schröder en Allemagne, avec ses “jobs à un euro”, ces jobs aléatoires, sans garantie et mal payés, qui sont désignés, avec raison, par “boulots de merde”. Mais pour eux, qu’importe ce développement du précariat dès lors que le 18ème rapport annuel de Proxinvest annonçait, le 9 novembre (cf. Le Monde Éco&Entreprise du 9/12/16) que la rémunération des dirigeants des grandes entreprises a encore augmenté de 20% cette année « s’inscrivant ainsi dans la continuité ».
“Ceux qui prennent l’autobus” (cette fois, c’est le terme d’E.Macron) attendaient des “progressistes” qu’ils développent des services publics efficaces et bien entretenus, une assistance santé performante exercée par un personnel ayant les moyens de travailler dans de saines conditions, un enseignement conçu pour former des citoyens aptes à développer leurs aptitudes en exerçant au mieux des activités utiles, et puis qu’ils entretiennent les voies ferrées pour réduire les transports routiers polluants et dangereux, qu’ils reprennent la gestion de l’eau, favorisent une agriculture saine, encouragent et financent les arts, la recherche fondamentale, etc. Pourquoi ont-ils fait tout le contraire ? Pour la simple raison que c’est le marché qui règne, qui décide de toute l’économie du monde, et que les emplois créés par une politique “sociale” sont pour lui “des charges”. Par contre, il “valorise“ beaucoup trop d’emplois inutiles et nuisibles, dans la publicité, dans l’obsolescence programmée, dans les conseils pour échapper à la fiscalité, dans le luxe démesuré et les gadgets qui se transforment en déchets, et ce qui est encore plus grave, dans le commerce lucratif des drogues et des armements, dont les conséquences sont dramatiques.
On peut débattre indéfiniment, on peut accumuler les preuves qu’il est urgent de reconvertir tous ces emplois vers la transition énergétique, l’agriculture saine, des services publics bien entretenus, ces transformations ne se font pas parce qu’elles ne sont pas suffisamment rentables. C’est aussi bête que ça.
La seule issue réaliste est de repenser toute l’activité humaine pour qu’elle cesse d’être dévoyée par “la main invisible” de l’échange marchand, et l’orienter délibérément, raisonnablement, en fonction des besoins de tous les humains, en commençant par les plus vitaux, puis par les moins indispensables dans la mesure où les moyens disponibles le permettent. Mais c’est admettre que ce n’est plus au marché de décider de la “valeur” de l’activité humaine, c’est donc sortir du salariat et de son prolongement logique, le précariat. Or pareille évolution restera impensable tant que les esprits resteront imprégnés de l’idée stupide que l’emploi fait partie des lois de la nature. Il est vrai que l’abolition de l’esclavage a été longtemps tout aussi inimaginable.