Chefs d’œuvre en péril

Réflexion
par  M.-L. DUBOIN
Publication : juillet 2016
Mise en ligne : 10 décembre 2016

En lisant Le cerveau endommagé, traduction d’un livre de Barbara Demeneix, j’ai d’abord été étonnée du niveau des connaissances acquises aujourd’hui dans un domaine pour moi inconnu !

Il est devenu banal de s’émerveiller sur le fait que l’intelligence humaine est capable d’expédier bien au-delà de notre galaxie des engins porteurs d’instruments qui transmettent de si loin leurs observations. On n’est pas plus étonné que soient reeçues des images à haute résolution de la surface de Pluton que d’apprendre qu’est en préparation le projet d’envoyer des êtres humains sur Mars ! Or, vers l’autre infini, celui de l’infiniment petit, les découvertes récentes sont au moins aussi formidables : c’est époustouflant, par exemple, ce que l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (l’IRMf) permet de découvrir de l’incroyable complexité du cerveau et de la prodigieuse organisation de son fonctionnement ! Et dans un autre domaine, avec d’autres procédés, voici que les chercheurs sont capables de déceler le rôle joué sur tout le corps humain par un seul atome, par exemple au sein d’un gène ou d’une glande comme la thyroïde !

Le titre anglais du livre cité est Losing our minds, dont le sens pourrait s’exprimer par Nous sommes entrain de perdre notre intelligence et son auteure est une sommité en matière d’endocrinologie. Elle montre que des chercheurs sont parvenus à comprendre à quel point, pendant la formation d’un cerveau (et dès les trois premiers mois de la gestation), la présence d’un seul atome d’iode, en un site bien précis de la molécule d’une hormone thyroïdienne, est déterminante. Ce sont en effet ces hormones qui, chez tous les vertébrés, régulent le métabolisme énergétique, contrôlent les fonctions de nombreux organes et d’abord… le développement du cerveau. De sorte que l’absence d’un simple atome d’iode entraîne des malformations, définitives parce qu’irrémédiables, et aussi graves que le crétinisme ou l’autisme.

À la suite de ces découvertes, l’Organisation Mondiale de la Santé s’était fixé la mission d’avoir, en 2000, achevé d’éliminer les carences en iode et les déficiences mentales qu’elles provoquent. La consommation de sel iodé a donc été développée et celle des fruits de mer, recommandée.

Malgré cela hélas, non seulement ces carences existent toujours, mais elles augmentent dans certains pays industrialisés, y compris en Europe !

À l’appui de cette information, un article du Monde Science et médecine du 13 juillet dernier vient justement de publier des chiffres éloquents sur la croissance du nombre d’enfants autistes diagnostiqués : en France, le nombre de personnes touchées est évalué à 600.000, il y aurait 8.000 cas nouveaux chaque année  ; aux États-Unis, alors qu’en 1970, un enfant sur 2.500 était touché, on en signale maintenant en moyenne un sur 45, soit plus de 55 fois plus ! Or pas plus de la moitié de cette croissance ne peut être expliquée par les progrés dans le diagnostic.

L’autisme n’est qu’un symptôme parmi d’autres, même si c’est celui qui connaît la plus rapide expansion dans le monde. On constate une nette augmentation de toutes sortes d’anomalies du neurodéveloppement : troubles du comportement tels que déficit de l’attention et hyperactivité (TDA/H), troubles de l’apprentissage, pertes permanentes des capacités intellectuelles : la chute moyenne du QI (quotient intellectuel) est manifeste : une baisse de 2% en dix ans a été observée dans six pays occidentaux, dont la France.

Titulaire en 1995 de la chaire de physiologie de notre Muséum national d’histoire naturelle, Barbara Demeneix lance l’alerte : c’est à un problème global que l’humanité doit faire face : l’attaque de ses facultés mentales.

Il faut de toute urgence, trouver comment l’enrayer, la stopper.

Cela fait plus de trente ans que des spécialistes défendent, « année après année, l’idée selon laquelle la pollution environnementale affecte le potentiel intellectuel et le comportement des enfants. » Barbara Demeneix en cite quelques uns, à commencer par le neurotoxicologue Bernard Weiss, qui, étudiant les effets du mercure (après la catastrophe de Minamata au Japon) et ceux d’additifs et de colorants alimentaires, fut « l’un des premiers à avoir démontré l’existence d’un lien entre certains troubles comportementaux et plusieurs facteurs environnementaux aussi inutiles qu’aisément évitables. » Elle évoque les écrits de Rachel Carson, qui dès les années 1960, dénonça les ravages des pesticides sur la biodiversité et alerta sur leurs effets possibles sur les humains.

Elle montre que les recherches en endocrinologie ont permis de comprendre que le fonctionnement des hormones thyroïdiennes (HT) peut être perturbé par de très nombreux facteurs. Elle décrit longuement, avec précision et beaucoup de détails techniques, les travaux qui ont montré de quelles lourdes pathologies sont responsables les perturbateurs endocriniens (PE), en particulier sur les HT. Elle donne un chiffre éloquent : les pathologies dues à seulement trois de ces PE (un pesticide, un plastifiant et un retardateur de flamme) coûtent chaque année la bagatelle de 157 milliards d’euros à l’UE. Et pourtant, elle constate que depuis dix ans, le financement de la recherche pour trouver des causes environnementales à l’autisme a été 250 fois inférieur à celui des travaux destinés à démontrer que cette maladie a une origine génétique. Elle suggère une raison à ce choix des décideurs, scientifiques ou politiques : s’il était démontré que l’autisme est transmis par les gènes, on pourrait évacuer l’idée qu’il s’agit d’un problème collectif. Hypothèse pourtant contredite par les découvertes récentes qui ont établi que « les hormones thyroïdiennes sont un pont direct entre l’environnement et l’expression génétique » : la synthèse des protéines, donc l’expression des gènes, peut être durablement modifiée par des facteurs chimiques, physiques ou microbiens de l’environnement.

L’endocrinologue anglaise, qui obtint en 2014 la médaille de l’innovation du CNRS, souligne l’importance des recherches sur les systèmes de contrôle que l’évolution a élaborés pour régir la distribution des hormones thyroïdiennes que les perturbateurs endocriniens peuvent affecter, et sur les modes d’action de la pollution de produits chimiques. Elle fait le point des connaissances établies au sujet de certains de ces derniers, tels que les dioxines et les PCB (très persistants, d’origine industrielle ims sont proches des dioxines produites par l’incinération des déchets), les composés perfluorés, les phtalates, le mercure (encore utilisé par des dentistes), les filtres ultraviolets, les retardateurs de flamme bromés ou non (dont on apprend ainsi qu’ils sont utilisés depuis des décennies sous plusieurs formes dans les équipements électroniques, les plastiques, les jouets, les peintures et les textiles divers tels que la mousse, les coussins, les moquettes et dont la production mondiale se serait élevée à 150.000 tonnes dès les années 1990), et tous les pesticides : dans la liste des 47 substances les plus dangereuses dressée par la convention de Roterdam (adoptée en 1998 par 152 pays), 33 étaient des pesticides…

Dans le Monde Science et médecine, l’article déjà cité ajoute à la liste des perturbateurs endocriniens chimiques et autres pesticides, des médicaments, en premier lieu le valpoate qui est prescrit contre l’épilepsie.
Un autre article signale que ces mêmes perturbateurs endocriniens tels que les PCB, BPA et dioxine, sont probablement responsables d’une nouvelle maladie (la MIH), inexistante avant 1980, qui touche 15 à 18% des enfants de 6 à 9 ans et se manifeste par des taches sur les premières dents permanentes. Or pour soigner les caries, dont celles provoquées par cette maladie, les matériaux utilisés dans les résines et amalgames dentaires peuvent contenir du BPA (les dentifrices aussi) ou des amalgames du mercure : c’est un cercle vicieux, d’autant plus que les fabricants ne sont pas obligés d’informer les professionnels sur ce que contiennent ces produits ainsi mis en bouche.

Ces résultats sont déjà suffisants pour montrer l’urgence d’intervenir pour mettre fin à la prolifération de ces nuisances.

Barbara Demeneix évoque donc des mesures qui ont été prises au niveau international.

Par exemple, elle rappelle que la convention de Stockholm, que 159 États ont ratifiée, s’est fixé pour objectif d’avoir réussi à éliminer les PCB d’ici 2028. Pendant dix ans, leur concentration a un peu diminué  : en 2010, 35 pays (seulement) avaient fait état de progrès en ce sens. Mais maintenant c’est fini, cette concentration est stable, et malgré l’interdiction, il y a des stocks massifs de PCB, en plus des décharges des usines de traitement des déchets, qui contaminent l’air, l’eau et les aliments, dans le monde entier.

Ainsi, les chercheurs scientifiques ont joué leur rôle, ils sont parvenus à situer les causes et les menaces d’un problème global, et ils ont lancé l’alerte, montré l’urgence et la gravité du danger qu’ils ont décelé.

C’est donc maintenant à nos “décideurs” d’y faire face en prenant les mesures urgentes et efficaces qui s’imposent.

En d’autres termes, il faut qu’ils déclarent l’“état d’urgence” sur ces questions sanitaires, et pas seulement à titre provisoire !

Mais, apparemment, mener des recherches extrêmement difficiles sur des phénomènes aussi complexes est encore plus facile qu’obtenir des décideurs qu’ils assument leurs responsabilités quand de gros enjeux financiers sont concernés…

Barbara Demeneix note qu’il suffit de trois mois pour obtenir la permission de commercialiser une substance aux États-Unis, mais qu’il faut plusieurs dizaines d’années pour obtenir qu’elle soit retirée du marché !

Elle rappelle par exemple qu’il a fallu une cinquantaine d’années pour vérifier que des maladies comme diabète, cancer et obésité sont favorisées par une exposition maternelle à certaines substances. Elle cite les effets des PCB, du DDT et ceux du distilbène : ce dernier a été prescrit pendant 20 ans aux femmes enceintes avant que soit publiquement reconnue sa forte incidence sur leurs enfants.

Alors dans un ultime chapitre, elle propose d’en finir « avec le scénario du Joueur de flûte ». C’est un conte bien connu qu’elle évoque en ces termes, celui d’un musicien, qui, par son don de charmeur de rats, perd tous les enfants d’une ville en les entraînant hors les murs. Ce qu’elle commente en rappelant la raison qui a poussé le joueur de flûte : le conseil municipal, pour faire des économies, avait refuser de lui payer son dû. Ainsi conclut-elle, « les enfants avaient été sacrifiés sur l’autel du gain financier ».

C’est bien ce qui se passe !

On vient en effet d’annoncer qu’au lieu d’interdire les néonicotinoïdes, avérés ultra toxiques pour la santé humaine, pour les abeilles et pour l’environnement, la Commission Européenne a proposé de multiplier par 4 le seuil de résidus de l’insecticide thiaclopride actuellement autorisé dans le miel !

Un autre article du Monde Science et médecine du 13 juillet, dénonçait la pression de subordination de Monsanto sur le comité éditorial de la revue “scientifique” (ou pas ?) Food and chemical Toxicology (en français : Toxicologie alimentaire et chimique) pour lui faire rétracter la publication d’une étude faite à l’Université de Caen qui montrait la toxicité d’un maïs transgénique de …Monsanto.

On peut bien, à titre personnel, quand on a le chance d’être informé d’un danger particulier, prendre certaines précautions, quand c’est possible, par exemple consommer du sel iodé (et pas du sel de mer parce qu’il ne contient pas d’iode, et en ajoutant le sel iodé dans les aliments après cuisson et non pas avant, il s’évaporerait !). Mais on voit combien c’est loin, très très loin d’être suffisant si la course au profit reste la loi suprême qui dirige les activités économiques ! C’est cette motivation qu’il faut éradiquer des esprits.

Ce que, dans un dernier chapitre, Barbara Demeneix exprime en ces termes : « il est urgent de mettre en place des actions collectives pour contrer l’inertie des élus et des législateurs, et la collusion des groupes de pressions des industriels. »


P.S. Il n’y a pas que ces produits qui empêchent le développement des cerveaux humains : la télévision empêche celui de l’imagination, les calculettes dispensent de l’entraînement du calcul mental, téléphone portable, écriture digitale et correcteur orthographique priveront les générations prochaines de savoir écrire, voire de parler correctement au moins une langue, Google dispense de faire le moindre effort pour développer la mémoire, etc.

Quand la machine automatisée est utilisée pour dispenser l’homme d’efforts physiques qui l’épuisent ou le déforment, cela peut être un plus à condition de lui permettre d’avoir d’autres activités, dont celle de décider et de faire des choix, et qu’il sache développer ses muscles par la pratique intelligente d’exercices physiques.

Par contre, si la machine automatisée est utilisée sans réflexion, et commercialisée avec d’autres objectifs, le risque est grand pour l’humanité d’une régression catastrophique de ces formidables possibilités intellectuelles qui lui ont permis d’arriver au niveau de ses connaissances actuelles.

À première vue, le réflexe optimiste peut consister à dire : le cerveau humain est si puissant que ce sont d’autres facultés qu’il inventera et qui se développeront : l’imprimerie n’a pas empêché l’écriture. C’est faire preuve d’une croyance a priori qui n’st pas soutenable parce que c’est tenir pour négligeable une différence essentielle : l’imprimerie ne pouvait pas empêcher le développement du cerveau, tout au contraire : en augmentant la diffusion des connaissances et des idées elle a même permis de le développer encore plus.