Le rabotage égalitaire des retraites : une réforme menée au pas de crabe

Courrier des lecteurs
par  P. VINCENT
Publication : juillet 2016
Mise en ligne : 2 novembre 2016

Si l’on en croyait les Shadoks, « pour qu’il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes ». Mais si, tapant sur les mêmes, on tape toujours les mêmes, ça ne rapporte pas assez. Il faudra donc taper sur tous, les uns après les autres, si possible en s’aidant des uns pour taper sur les autres, sauf sur ses amis.

Edouard Balladur avait d’abord ménagé les fonctionnaires et les salariés du secteur public, obtenant de cette façon la passivité peu glorieuse de leurs syndicats. Ce qui lui permit de sabrer impunément les régimes de retraite des salariés du privé, disséminés entre des centaines de milliers d’entreprises, peu syndicalisés et incapables de se défendre de façon collective.

Quelques années plus tard, s’adressant à ces mêmes salariés du privé, ses compères de droite dénonçaient, indignés, l’injustice dont ils étaient victimes : « Comment pouvez-vous supporter ce privilège qu’ont les fonctionnaires et les salariés du secteur public de partir en retraite cinq ans avant vous. Est-ce admissible ? ». Assurés de leur approbation, ils firent alors subir un sort semblable aux soi-disant “nantis” du secteur public.

Après ce rabotage en deux temps, chez les uns puis chez les autres, de quelques-uns de leurs avantages sociaux, obtenait-on davantage d’égalité entre les deux secteurs ?

Je me souviens que Claude Danthony, maître de conférences en mathématiques, dénonçait, en bon arithméticien, des additions de choux et de carottes, de torchons et de serviettes, et signalait des inégalités, peut-être sciemment conservées, qui permettraient, le moment venu, de lancer une nouvelle campagne « contre les privilèges », cette fois ceux du privé, et de se livrer à leur rabotage avec le soutien des fonctionnaires et des salariés du secteur public. Par exemple, dans le calcul de ses annuités de cotisation, une mère bénéficiait d’une bonification d’un an seulement chez les fonctionnaires, au lieu de deux ans dans le privé. Se plaçant d’un point de vue purement comptable, cela semblait d’une injustice évidente et indéfendable. On n’irait pas chercher qu’une mère fonctionnaire est assurée de retrouver son poste et que sa maternité ne nuirait pas à sa carrière, alors qu’il n’en va pas de même dans le privé, ce qui peut expliquer, en partie, la grande disparité hommes-femmes qui existe au niveau des cadres. Ainsi, l’opération de rabotage pourrait donc continuer.

Revenons sur une autre réforme à prétention égalitaire. Ministre de la Santé et médecin de garde pendant le mois d’août 2004, Philippe Douste-Blazy, faute de canicule, avait, pour s’occuper, rédigé un décret sur les retraites qui devait rendre plus équitable l’accès aux pensions de réversion. Y auraient droit désormais les ex-conjoints remariés qui en étaient jusqu’ici exclus, ceci malheureusement au détriment du conjoint survivant. Mais il avait fixé un plafond de ressources, fort controversé et revu depuis, de peur que ces éventuels accédants à une pension de réversion ne deviennent de nouveaux “nantis”. En fait, ayant souvent une bonne situation de fin de carrière, ou déjà une retraite correcte, et en plus les apports de leur nouveau conjoint, beaucoup n’y avaient pas droit. Est-ce à dire que dans ce cas le conjoint survivant et les ex-conjoints non remariés recouvraient leurs droits antérieurs ? Pas du tout : il me fut aimablement indiqué par la CNAV que la part de la pension de réversion à laquelle avait droit théoriquement l’ex-conjoint remarié allait alors dans ses caisses !

Exit l’État défenseur de la veuve et de l’orphelin !

Un acharnement pour l’égalité qui fait peur

Pour soutenir l’opération d’alignement de la retraite des fonctionnaires sur celles du privé, un qui fit très fort à l’époque, c’est Denis Jeambar.

Dans son éditorial de L’Express du 17 octobre 2002, prenant parti contre les “nantis”, il dénonça cette terrible injustice : « Un fonctionnaire peut espérer de cinq à sept années de vie de plus qu’un salarié du secteur concurrentiel : une donnée qui en dit long sur la pénibilité comparée du travail dans ces deux univers ».

J’avais alors écrit à L’Express pour lui faire part de ma perplexité : « Je viens d’avoir sous les yeux votre éditorial du 17 octobre qui contient une révélation terrifiante pour les salariés du privé. Retraité à 67 ans de ce secteur défavorisé, je me réjouis, quant à moi, d’avoir déjà survécu bien au-delà de la moyenne, mais je souhaiterais néanmoins, comme vous, la disparition de cette scandaleuse injustice.

Dans mon esprit, cela devrait passer par une amélioration de ces conditions de travail dans le privé auxquelles vous attribuez des effets mortifères, pires que ceux de l’alcool ou du tabac, alors qu’il est plus difficile de se passer de travailler, ce que personne d’ailleurs ne recommande.

Ce qui m’inquiète dans votre plaidoyer pour davantage de justice, c’est que vous y dénoncez essentiellement la vie trop belle faite aux fonctionnaires et semblez vouloir aligner en tous points leurs conditions sur celles du privé. Devront-ils renoncer aussi au privilège de vivre plus longtemps ? »

Je n’ai pas eu de réponse, mais nous avons vu depuis, notamment par l’exemple de FranceTelecom, que le passage au privé a des conséquences fatales pour certains, ce qui y fait encore baisser la durée de vie moyenne, et creuse l’écart avec le secteur public. Sur le plan économique, personne ne s’en plaint, puisque cela réduit la masse salariale au même titre que les licenciements, et en plus soulage les régimes de retraite. Par contre, la pénibilité du travail a aussi pour effet d’accroître le nombre des arrêts maladie et des accidents. Le gouvernement s’en est heureusement ému et, sinon pour réduire le nombre d’accidents, du moins pour les rendre moins coûteux, il a eu la bonne idée d’imposer les pensions d’invalidité !

Du passé faisons table rase !

La tactique évoquée ci-dessus me rappelle l’histoire du bricoleur qui entreprend d’égaliser les pieds d’une table bancale et qui, à force de les raboter l’un après l’autre, se retrouve avec une table basse … sans pied du tout. De celui-là, qui ne l’aura pas fait exprès, on dira que c’est un malhabile ou un maladroit.

Mais nos hommes politiques ne sont pas des maladroits, ils sont au contraire vraiment très habiles.