Le rebelle et le réformateur
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Publication : juillet 2016
Mise en ligne : 2 novembre 2016
La mort de Michel Rocard a déclenché bien des commentaires sur son rôle dans la politique française. Par son témoignage, Patrick Viveret, qui a été longtemps très proche de lui, rend hommage à son courage et à la rigueur de sa pensée :
Je connais Michel Rocard depuis 1967, date à laquelle je suis entré au PSU. Mes parents étaient mendésistes et Rocard incarnait le mieux cette exigence de rigueur face à une classe politique adepte de la langue de bois et capable de discours révolutionnaires dans l’opposition et de soumission aux pressions des possédants une fois arrivés au pouvoir.
Dans ma génération, j’avais 19 ans à l’époque, celui qui incarnait l’envers de cette rigueur était Guy Mollet. Le “molletisme” était l’expression de ce double langage et la manière dont, élu pour faire la paix en Algérie en 1956, il avait retourné sa veste pour accentuer la guerre en rappelant le contingent, puis en couvrant les actes de torture, signé la déchéance du politique et la faillite morale de « la gauche de gouvernement » de l’époque. Rocard, c’était le contraire : la prise de risque, avec son rapport sur la torture en Algérie qui pouvait ruiner sa carrière de haut fonctionnaire, l’engagement dans le parti qui s’était construit pour créer une alternative à la SFIO molletiste de l’époque, le parti socialiste autonome, puis le PSU, mais aussi l’exigence de vérité, de justice et de responsabilité, trois mots qui m’avaient frappé sur les affiches de sa première campagne électorale, menée dans les Yvelines. À l’instar de Pierre Mendès-France, sa volonté de rigueur économique était au service d’un réel projet de transformation sociale et son refus de la démagogie courante de la gauche officielle dans l’opposition, la garantie contre ses retournements de veste une fois arrivée au pouvoir.
J’étais séduit par sa radicalité décentralisatrice … et par son implication pendant et après mai 68, pour construire avec Edmond Maire et la Cfdt de l’époque un pôle autogestionnaire tout à la fois politique, social et culturel, que nous avions cherché à théoriser avec Pierre Rosanvallon avec notre livre Pour une nouvelle culture politique, approche reprise par Michel Rocard dans son célèbre discours du congrès socialiste de Nantes sur « les deux cultures politiques de la gauche ». Ce fut l’origine d’un long compagnonnage et d’une vraie amitié, notamment lorsqu’il me confia, quand il était Premier Ministre, la mission d’engager en France une évaluation des politiques publiques au nom, écrivait-il dans la lettre de mission qu’il m’avait adressée, de la nécessaire rénovation « de nos outils d’intelligence politique ».
Ce compagnonnage et cette amitié ont été aussi traversés par certains désaccords, mais toujours respectueux de l’écoute d’autrui.
Ce fut le cas en particulier lorsqu’il avait prononcé une phrase qui m’avait meurtri comme beaucoup de militants engagés dans la solidarité internationale : « la France ne peut accueillir toute la misère du monde ! ». J’avais été lui dire mon incompréhension et même ma colère. Et je l’avais trouvé lui aussi meurtri par le fait que cette phrase avait été amputée de sa suite : « mais elle (la France) doit y prendre toute sa part » et coupée de son contexte puisque c’était un discours prononcé devant la Cimade, association bien connue d’accueil des demandeurs d’asile. Je me souviens de Michel s’exclamant : « mais enfin Patrick si j’avais effectivement prononcé cette phrase tronquée devant la Cimade, je me serais fait huer alors que rien de tel ne s’est passé car ils en ont bien compris le sens ».
C’est d’ailleurs à cette occasion que j’ai commencé à m’intéresser à ce que j’ai appelé plus tard la nécessaire « construction de désaccord » afin de repérer ce qui fait vraiment débat et peut être source d’enrichissement démocratique de ce qui relève du malentendu avec son cortège toxique de soupçons et de procès d’intentions. Je dois dire d’ailleurs que chaque fois que j’ai eu l’occasion de discuter avec Michel Rocard de ce que je pensais être des désaccords potentiels je découvrais une pensée, et une pratique, plus proche de ce que l’on appelle l’altermondialisme que de celle que l’on présente abusivement comme ses héritiers tels Manuel Valls ou Emmanuel Macron…
Quant au plan militaire il oeuvrera jusqu’à ses derniers jours, je peux en témoigner comme Edgar Morin Mireille Delmas Marty ou René Passet membres du « collegium éthique, politique et scientifique » qu’il présidait, au combat non seulement contre la prolifération nucléaire mais aussi pour le désarmement. Il avait même prôné une renonciation unilatérale de la France à l’arme nucléaire pour appuyer cette approche.
Concernant son approche économique, s’il se voulait exigeant sur le refus de la démagogie, il était d’une sévérité extrême à l’égard du monétarisme, de la marchandisation non régulée et de la faillite d’une certaine « science économique » autoproclamée et incapable de voir venir les grandes crises financières, écologiques et sociales de ces dernières décennies.
Si l’on veut se convaincre que la rigueur économique dont parle Rocard n’a rien à voir avec une résignation devant l’économisme dominant et la logique des marchés financiers il suffit de relire son livre Suicide de l’occident, suicide de l’humanité ? qui est probablement son testament majeur infiniment plus large et profond que ce que les medias présentent comme « son testament politique ».
En voici quelques extraits significatifs :
« Il y a donc un problème particulier de l’économie, une situation qui lui est propre, et qui découle de la conjonction entre l’influence extrême qu’elle a su prendre sur l’autorité politique et l’erreur majeure de prescription et de pronostic qu’elle a commise en ne voyant venir ni n’annonçant aucune des grandes catastrophes ayant frappé le monde depuis Seconde Guerre mondiale : pérennité d’un chômage et d’une précarité du travail aussi massifs l’un que l’autre, chaos monétaire des crises financières majeures tous les cinq ou six ans, dégradation profonde et sous des formes multiples de la niche écologique qui, depuis des millénaires et jusqu’ici, protégeait la vie, y compris la nôtre à nous les humains. »
Et encore ceci, qui vise la critique de la marchandisation de la richesse et sa traduction dans le PIB, sujet que j’ai été conduit à traiter dans mon rapport Reconsidérer la Richesse et pour lequel il m’a apporté, tout au long de la mission que j’ai conduite à l’époque, un appui précieux : « Il y a pourtant à cette disparition de toute connotation éthique ou morale dans l’exercice de la pensée économique des conséquences qui méritent considération. La première est la disqualification de la quantité globale mesurée (le produit brut d’un pays ou du monde) comme approche du bien être ou du bonheur des humains considérés. L’augmentation du produit brut, principalement à partir de l’industrie d’armement ou du crime n’est pas une finalité acceptable. La recherche de la croissance de cet agrégat et sa mesure ont à l’évidence besoin d’autres instruments. »
J’ajouterais volontiers : Pan sur le cocorico de la vente de nos Rafales !
Et ce vibrant hommage de Michel Rocard à un économiste contemporain : « Comment ne pas saluer ici le monumental travail de René Passet, “Les Grandes Représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire” ? » René Passet, qui n’est pas spécialement un partisan de l’économie dominante ou du “social-libéralisme” !
Il y a un point révélateur qu’il ne faut pas oublier pour comprendre Michel Rocard. C’est le choix de son pseudonyme quand il fut secrétaire national du PSU. Ce pseudonyme était Georges Servet. Pourquoi ? - En hommage à Miche Servet, ce protestant doublement hérétique puisqu’il s’opposa à la dictature théocratique instaurée par Calvin à Genève et fut condamné à mort par lui. Un rebelle au carré en quelque sorte, comme son grand ami Stephane Hessel qu’il vient de rejoindre dans les étoiles : Rocard le gestionnaire rigoureux, Rocard, le transformateur, était aussi un rebelle.
Salut Michel !