La social-démocratie a-t-elle un avenir ?

Réflexion
par  J.-P. MON
Publication : juillet 2016
Mise en ligne : 2 novembre 2016

Par les changements sociaux qu’elle implique, toute révolution industrielle ou technologique impose, à plus ou moins long terme et plus ou moins brutalement, d’importantes modifications dans la doctrine des partis politiques. L’effondrement brutal des systèmes sociaux mis en place dans les pays occidentaux après la seconde guerre mondiale annonce-t-il la fin de la social-démocratie ?

Le terrorisme frappe partout, les inégalités s’accroissent, la démesure règne dans tous les domaines… « Partout l’emploi va s’effondrer. Les acteurs économiques le dissimulent mais ils ne voient pas d’issue, ils ne savent plus comment solvabiliser le système… cela produit une angoisse économique majeure » [1] .

Convertis au néolibéralisme, les partis sociaux-démocrates se montrent incapables d’apporter des solutions innovantes. Ils sont en train d’en faire les frais électoraux et nous plongent ainsi dans une crise profonde ouvrant la voie aux partis totalitaires.

Peuvent-ils encore survivre, sans nouvelles “utopies” à la rupture du système actuel ?

Adieu la social-démocratie ?

C’est à cette question que tentait de répondre l’ancien ministre des finances grec, Yanis Varoufakis, lors d’une interview accordée au journal britannique The Economist, le 31 mars dernier.

La social-démocratie, rappelait-il, était le résultat de la scission de la “Seconde Internationale” entre les tenants de la ligne communiste, selon laquelle le capitalisme ne pouvait pas être “civilisé“ sans révolution, et ceux qui, au contraire, pensaient que c’était possible grâce à des élections et à la liberté du marché. Oui, disaient les sociaux-démocrates, il y a bien une lutte des classes, un conflit entre les profits et les salaires mais c’est le rôle de l’État d’arbitrer, de réguler, d’instaurer un contrat social, d’imposer au capital de lui reverser une partie de ses revenus, afin d’en assurer une redistribution sociale. (Même les Conservateurs britanniques acceptaient cette économie mixte dont certains domaines devaient être laissés au marché libre et d’autres contrôlés par l’État !).

C’est ce projet social-démocrate qui fut mis en œuvre dans les années 1950 dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest, notamment grâce aux accords de Bretton Woods (1944) dont l’objectif principal était de mettre en place une organisation monétaire mondiale afin de faciliter la reconstruction et le développement économique des pays touchés par la guerre.

Mais avec la fin de la convertibilité du dollar en or, décidée en août 1971 par les États-Unis pour mettre un terme à la formidable inflation provoquée par leurs énormes dépenses de guerre au Vietnam, les accords de Bretton Woods sont rapidement abandonnés : le système des taux de change fixes s’écroule définitivement et fait place au régime de changes flottants, c’est-à-dire aux forces du marché.
C’est le début de la descente aux enfers.
Le monde entre dans l’ère de la financiarisation.

Lassés d’avoir à se battre constamment contre les milieux d’affaires et les industriels pour les taxer un peu plus, harassés par leurs critiques incessantes et celles de la presse à leur solde, les Premiers ministres sociaux-démocrates Callaghan puis Blair au Royaume-Uni, Schröder en Allemagne,… abandonnent peu à peu leurs pouvoirs aux marchés financiers. En renonçant à leur rôle de médiateur entre travail et capital, ils se détournent de la lutte des classes. Dès lors s’amorce la fin de la social-démocratie, « cette croyance qu’un parti peut imposer dans un pays qu’elle gouverne des lois qui assurent la primauté du travail sur le capital » [2].

Aujourd’hui, la social-démocratie est en crise dans le monde entier : totalement balayée en Grèce, en chute libre en Allemagne (où, selon un sondage récent2, son électorat ne totalise qu’environ 20% des voix, alors qu’il atteignait presque 50% en 1998), … et en voie d’effondrement rapide en France.

« Sa crise n’est pas cyclique mais existentielle, enracinée dans les profonds changements culturels et technologiques qui embrasent la planète. Elle est destinée à rejoindre le “communisme” en tant que dénomination politique d’intérêt uniquement historique » [3]. Ce n’est pas encore ce que pensent de nombreux sociaux–démocrates.

L’illusion allemande

Le SPD est le plus vieux parti politique d’Allemagne, où il est resté longtemps le seul parti de gauche de taille notable. Aujourd’hui, il participe une fois de plus au gouvernement de coalition de la Chancelière Merkel qui appartient à la CDU (Union Chrétienne Démocrate). On peut se demander comment il envisage de survivre à sa crise. Pour cela, un de ses vice-présidents, le député Thorsten Schäfer-Gumblel, a exposé en décembre 2014 au Forum Culturel Social-démocrate de Berlin le programme qu’il imagine pour s’adapter à la révolution numérique [4].

Rappelant que les sociaux-démocrates appartiennent au “parti du progrès social et technologique”, il dit que « la gauche doit désormais considérer la numérisation des technologies comme un problème politique afin que ses valeurs traditionnelles de liberté, de justice et de solidarité continuent à s‘appliquer au domaine numérique tout comme elles s’appliquaient jusqu’ici à nos “vies analogiques”. En espérant qu’il n’est pas déjà trop tard, il faut agir vigoureusement car la nouvelle forme que doit prendre l’économie sociale de marché, les règles générales qui la gouvernent, les relations entre pouvoir et liberté individuelle sont modifiées par les technologies numériques ». Schäfer-Gümbel s’interro­ge : « Où en sommes nous ? Actuel­lement l’Internet favorise plus les entreprises que les citoyens. Les entreprises de l’Internet savent ce que nous lisons, qui nous rencontrons, où nous sommes… Pour elles, le “citoyen transparent” est une réalité. Le capitalisme des données est omniprésent. Non seulement ce que nous envoyons ou ce que “tweetons” est enregistré, mais Amazon sait aussi quelles sont les pages que nous avons lues trois fois sur notre tablette et comptabilise les morceaux de musique que nous avons piratés, Foursquar [5] sait quel est mon café préféré et qui est assis à côté de moi. L’individu est ainsi transformé en un ensemble de données et de liens. Son “identité numérique“, vraie ou fausse, devient plus importante que son identité réelle. Ce n’est plus un être culturel mais une marchandise ». Qui plus est, « la configuration actuelle du réseau restreint les possibilités que nous avons d’exercer une influence démocratique. Ce qui soulève la question de savoir qui possède le pouvoir. Nous, hommes politiques, nous ne fixons plus les règles du jeu » et « ce que nous constatons là, c’est l’asymétrie du pouvoir dans le monde moderne et on doit se demander comment on peut le démocratiser sans compromettre les facilités que l’Internet nous offre. […] Pour reconquérir la liberté, la justice, la solidarité qui étaient les nôtres, il faut faire reculer Internet en lui donnant une autre forme et donner à tous la possibilité de se connecter, d’acquérir une bonne formation au numérique à l’école, à l’apprentissage ou au travail afin qu’ils connaissent bien les pièges de l’informatique d’aujourd’hui pour ne pas devenir des “citoyens transparents”. […] Nous avons besoin de diversité et non de monopôles, nous devons promouvoir des “start-up“ pour recréer le “bon Internet” ».

Schäfer-Gümbel conclut : « Ce ne sont pas là de simples visions mais des avancées réelles qui ont pour objectif clairement défini d’assurer le pouvoir des citoyens. Tout pouvoir émane du peuple. Il n’y a rien de plus démocratique que ça. Il faut passer du citoyen transparent au citoyen souverain. Nos données nous appartiennent. Nous devons faire en sorte que ce soit toujours le cas dans le futur… Nous devons être sûrs que nous n’avons pas peur de l’Internet mais que nous avons confiance en lui. Il ne peut y avoir progrès que dans ce sens ». Ce n’est pas un tel programme qui ressuscitera la social démocratie allemande. Il semble tout ignorer des problèmes soulevés par la robotisation planétaire en cours, robotisation dont l’industrie allemande est une grande bénéficiaire. Une fois encore, les sociaux-démocrates sont en retard d’une révolution. Ils sont restés au vingtième siècle !

Un bouleversement technologique majeur

« Ce que nous affrontons aujourd’hui c’est un bouleversement technologique majeur au sein du capitalisme mondial, dans lequel les anciennes conceptions du capital, du travail (et du combat qu’ils se livrent) sont fortement perturbées par l’entrée dans le “troisième ou quatrième âge de la machine” » explique Varoufakis dans son interview à The Economist [6]  « et le grand danger qui nous menace maintenant, c’est l’existence d’un nombre croissant de personnes qui n’ont qu’une faible valeur économique. C’est un baril de poudre placé dans les fondements de la société ». Il faut donc tout faire pour que la grande création de richesse que le capital est capable de produire « n’allume pas la mèche ». Pour l’éviter Varoufakis estime que l’instauration d’un revenu de base est absolument essentielle. Mais, fait-il remarquer, cette approche ne fait pas partie de la tradition social–démocrate. « N’oublions pas que le consensus d’après guerre c‘était la sécurité sociale, pas le revenu de base. Mais aujourd’hui nous devons choisir : soit nous instaurons un revenu de base qui régule notre nouvelle société, soit nous allons affronter de très gros conflits sociaux que la xénophobie et les migration envenimeront ».

En fait, Varoufakis pense que la social-démocratie n’a pas les capacités analytiques pour comprendre ce changement (même Keynes n’y avait pas pensé…). Qu’elle n’est pas consciente du fait que la classe ouvrière n’est plus un monobloc, mais qu’elle est devenue un millefeuilles dont chaque couche a des intérêts différents, des conflits spécifiques, et a subi des évolutions variées…

Que devons-nous donc faire pour retrouver l’espoir, le rêve des années 50 et 60 d’une prospérité partagée, que même les milieux conservateurs britanniques acceptaient ? Varoufakis répond en substance que c’est « l’approche revenu de base » qui peut redonner cet espoir à condition (et j’insiste là-dessus) que l’on sache expliquer d’où viendra l’argent, que ce n’est pas qu’une simple dette de plus, mais que nous le financerons par une grande partie des nouvelles richesses qui seront générées. « Mais, nous, la Gauche, nous ne devons pas avoir peur ! » affirme-t-il.

Pour bien marquer que le revenu de base qu’il soutient est bien un revenu universel, il raconte qu’il a fait, il y a quelque temps, une conférence aux États-Unis au cours de laquelle il a dit : « oui, nous devons payer, nous tous, les surfeurs californiens. Nous pouvons ne pas aimer ça, nous pouvons peut-être même sentir que ce sont des glandeurs, mais ils ont droit eux aussi à un revenu de base. OK, ils ne le méritent pas, mais ils doivent avoir un revenu de base parce que c’est le moyen de stabiliser la société » [7] .

Pour convaincre du bien-fondé de cette position, Varoufakis ajoute qu’il faut des hommes politiques capables d’aller plus loin et d’expliquer : « Vous voyez, là, ce paumé paresseux que vous détestez ? Nous devons le nourrir et nous devons être sûrs qu’il a un toit. Parce que s’il n’a pas de maison et qu’il tombe malade,… ce sera encore plus embêtant pour nous. Et s’il y en a beaucoup comme lui et que les innovations technologiques en créent beaucoup d’autres, cela deviendra macro-économiquement insoutenable. Ceux d’entre nous qui veulent travailler – parce que ça leur plait et qu’ils en ont la possibilité – disposent de la technologie pour produire autant de richesses qu’il nous en faut pour entretenir les surfeurs ».

L’allocation universelle

Revenons une fois de plus sur ce concept, connu sous diverses appellations [8], dont certaines donnent lieu à des interprétations fantaisistes ou malveillantes. Rappelons que suivant la définition donnée par BIEN et que nous avons adoptée depuis longtemps, l’allocation universelle est « une allocation monétaire d’un montant suffisamment élevé pour assurer à chacun son existence matérielle et sa participation à la vie sociale. Elle est inconditionnellement garantie à tous par la loi sur une base individuelle sans justification de moyens ni obligation de travail ou de service de quelque sorte ». Elle revient en force dans l’actualité : des journaux comme The Guardian, The Economist, The Wall Street Journal, The Financial Times, The New York Times, El País, Der Spiegel, Le Monde, Alternatives Economiques et beaucoup d’autres publications, dans le monde entier, en ont longuement débattu… pour, contre, ni pour ni contre, les uns bien informés, les autres mal, certains se croyant bien informés sans l’être, etc…

Ce regain d’intérêt a de nombreuses causes : le référendum suisse du 5 juin, la prise de position de Varoufakis en sa faveur, son introduction dans les programmes électoraux de certains partis. Mais pour Daniel Raventos, président du réseau espagnol pour un revenu de base, il est dû, avant tout, à la situation dans laquelle se trouve une grande partie des classes moyennes, appauvries par les politiques économiques d’austérité mises en place à partir de 2008. Cette détérioration des conditions de vie et d’emploi fait apparaître l’allocation universelle à de nombreux citoyens comme un moyen rationnel et juste de remédier rapidement aux conditions sociales déplorables que subissent dans l’Union européenne plusieurs millions de personnes. Mais bien plus encore que de réduire les inégalités, l’allocation universelle, telle qu’elle est définie plus haut, assure à chacun sa liberté (notamment celle de refuser un travail).

La question de son financement est évidemment elle qui est le plus souvent invoquée par ses opposants. Le réseau Renta Basica de Barcelone a montré comment il était possible de l’assurer pour toute l’Espagne sans remettre en cause les services publics existants par une simple modification du barème des impôts sur les revenus [9]. Cela pourrait se faire aussi très simplement par création de “monnaie hélicoptère” [10] de plus en plus souvent envisagée [11]. Nous serions alors pratiquement en économie distributive.


[1B. Stiegler, Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ?, éd. Les Liens qui libèrent, 2016.

[2Neal Lawson, Social Democraty Without Social Democrats ? How Can The Left Recover ?, Social Europ, 13/05/2016.

[3Le Point, 10/05/2016

[4Shaping a Social Democratic Digital revolution (=Façonnons une révolution numérique social-démocrate), Social Europ, 29/07/2015.

[5Foursquar est un media social de géolocalisation à but commercial.

[6E. Brynjolfsson et A. Mcafee, Le deuxième âge de la machine, (voir GR 1151, de mars 2014).

[7Varoufakis reprend là la célèbre controverse des années 80 entre Philippe van Parijs, philosophe, économiste, professeur à l’Université de Louvain la Neuve, fondateur de BIEN, et John Rawls, (1922-2002), philosophe politique, Professeur dans plusieurs universités américaines.

[8Voir GR 1094, avril 2009.

[10Lire Un hélicoptère qui s’envole, par M-L Duboin, dans GR 1174.

[11Info@positivemoney.org, 26/06/2016.