L’élevage français en révolution

Actualité
par  H-C MATTON
Publication : mars 2016
Mise en ligne : 3 juin 2016

Voilà de nouveau nos agriculteurs-éleveurs dans la rue. Et avec quelle rage, quel désespoir dans la violence de leurs actions ! On sent des gens aux abois, aux prises avec des problèmes ingérables. On ne sait pas si les pouvoirs publics mesurent l’ampleur de la crise, en tout cas, ils ont du pain sur la planche. Car enfin, nous pataugeons au cœur d’un marché mondialisé et force revient au producteur d’y adapter ses coûts de production. L’État ne peut rien à l’affaire, sauf à se fendre, comme d’habitude, de mesurettes dites structurelles qui ne vont pas aller bien loin. L’agriculture se débat depuis plus d’un demi-siècle avec ce genre d’aides structurelles qui compensent les aléas du marché. Les syndicats agricoles, notamment la FNSEA, ont accompagné et largement soutenu cette situation qui entérinait le système concurrentiel, pas toujours régulier pour des agricultures du Sud qui subissaient de plein fouet la concurrence des surplus générés à des coûts de dumping. Sont arrivés les quotas laitiers et la politique agricole commune qui allaient dans le sens de la compensation. La PAC avait pour objectif officiel de garantir un prix de base en limitant les volumes de production au sein de la zone euro, notamment pour le lait en surproduction endémique, et permettre aux agriculteurs d’accéder à des structures telles qu’elles offrent aux producteurs les moyens d’entrer bravement sur le marché concurrentiel, comme le marchand de lessive ou de machines à laver.

Les effets de la concurrence

Mais les producteurs français, restés attachés à l’agriculture familiale même largement mécanisée, sont maintenant en face de producteurs étrangers qui ont largement dépassé ce stade. Au début des manifestations, le présentateur d’Antenne 2 enfonçait le clou en soulignant la réalité de structures de production bien supérieures aux nôtres chez nos concurrents, notamment les allemands. Dernièrement, à propos du marasme sur le marché porcin, un reportage effectué en Espagne y montrait la présence, et la mainmise sur la production, de grandes sociétés de capitaux plus ou moins rattachées aux firmes d’aliment du bétail et aux abattoirs. Ces sociétés mettent en place d’énormes conglomérats de production et un personnel sous payé qui leur permettent de produire à des coûts bien inférieurs à ceux de nos producteurs. Le reportage s’attardait complaisamment sur une de ces usines de production de porcs à l’engrais, où les animaux sont entassés sur des caillebotis au-dessus d’immenses fosses à lisier, dans un état de saleté repoussant. Je m’attendais à un commentaire sur l’inconfort animal… mais le seul qui vint fut l’étalage de l’efficacité économique qui renvoyait nos producteurs à repenser totalement leur mode de production, le leur étant définitivement hors-jeu !

Impossible, en voyant ce montage, de ne pas penser au roman d’Isabelle Sorrente, 180 jours qui décrit dans le détail un élevage industriel. C’est l’histoire de Martin, un prof de Faculté marié à une journaliste, qui est envoyé par son directeur du Département philo dans une porcherie industrielle pour y préparer une session sur les conditions de vie dans les élevages industriels. Il y est accueilli par le patron, qui le dirige vers le chef d’élevage. Et Martin découvre la réalité de l’élevage industriel : conception, maternité, post-sevrage, et engraissement de quinze mille porcs charcutiers produits sur 180 jours, dans sept bâtiments comprenant verrats et truies gestantes. Des animaux qui ne voient jamais la lumière du jour. C’est dans ces bâtiments que Martin va effectuer plusieurs séjours avec la petite équipe de porchers parfaitement rôdés. Jour après jour, il découvre l’horreur d’un monde concentrationnaire  : le déclenchement hormonal des saillies, les cages de maternité, les porcelets éliminés (un peu comme les poussins, qui, en d’autres lieux, sont jetés vifs dans le broyeur), les caillebotis sur lesquels vivent les animaux, jusqu’à l’immense fosse à lisier. La noria des camions qui emmènent les animaux vers les abattoirs. Pour les porchers, c’est aussi, au contact de Martin, la rude épreuve de la révélation du désordre qui s’installe, la truie qui se révolte en tuant les porcelets qu’elle met au monde, le rejet d’un monde qui a perdu tous ses repaires… Un roman, certes, mais parfaitement documenté sur l’élevage porcin moderne tel qu’il a été mis en place depuis quelques décennies en visant le maximum d’efficacité au détriment des animaux.

La démesure

Nos producteurs s’affolent, ils manifestent devant les projets démesurés comme celui des mille vaches, ce dernier, en effet, a fait tache ces dernières années, mais il n’a, sur le plan des techniques de production, rien de révolutionnaire par rapport à ce que l’on connaît, sinon la taille : conduite du troupeau et système d’alimentation sont rigoureusement identiques. Compte tenu de la pression de sélection, l’âge moyen des animaux en production n’excède pas 6 à 7 ans. La productivité est un critère fondamental qui conditionne la rentabilité. Au niveau alimentaire, les animaux qui peuplent les troupeaux laitiers ont des capacités d’ingestion décuplés, ce qui leur permet de consommer des quantités bien plus élevées que ceux dont la ration de base était le foin de prairie, environ 50% supérieur pour le système dorénavant classique à base de maïs complémenté de soja. Ce régime alimentaire hautement productif fait que les animaux flirtent constamment avec les troubles métaboliques.

C’est dire que nous avons lieu de nous interroger sur le bien-fondé d’appliquer les normes de productivité qui sont celles de la production de biens matériels, dans un domaine aussi sensible que celui d’êtres vivants qui ressentent la douleur comme nous-mêmes. Ces normes aboutissent à des situations de stress animal, que ce soit dans le domaine de la production laitière ou dans celui, encore plus sensible, de la production porcine (pour laquelle les implications éventuelles sur la qualité de la viande ont été mises en évidence).

Réfléchir et résister …

Le comble est que cette application ne résout pas le problème actuel de nos agriculteurs. Bien que largement aussi compétents que leurs homologues étrangers, ils n’ont pas les capacités financières de leurs concurrents.

Alors, amis éleveurs, poursuivre de votre vindicte le chef de l’État, les pouvoirs publics, et l’Europe, même si tous portent de grandes responsabilités dans la situation actuelle, ne changera rien à votre affaire.

Il faut réfléchir, envisager un autre cadre de production. Un cadre intégrant le respect de la vie animale et la mise en vente de vos productions, sans subir la concurrence de structures de plus en plus énormes, capables, elles, de satisfaire la grande distribution peu regardante sur la qualité des produits. C’est de là que peut venir votre salut, non seulement au plan économique, mais aussi sur le plan d’une nouvelle relation homme-animal, qui s’est tellement dégradée depuis un demi-siècle.

Des modes de production plus respectueux de la vie animale existent, ceux qui les utilisent sont probablement moins stressés que ceux qui ont cru que la seule productivité leur garantirait une vie décente.

… Pour ne plus mépriser ni les animaux ni notre santé

Ce sont probablement des mesures structurelles qui pourraient permettre, à la fois, une reconversion et la mise de produits de qualité sur un marché de proximité.

Les éleveurs d’aujourd’hui sont les successeurs de ceux qui ont enclenché le grand mouvement de modernisation de l’agriculture dans la seconde moitié du siècle dernier. Ils seraient bien inspirés de se rapprocher de ce qui avait fait de l’agriculture française un modèle, avec ses particularismes régionaux, ses relations au monde vivant, hors d’atteinte de ces élevages industriels démesurés que les financiers sont en train de promouvoir, au mépris des animaux et de notre santé.