À la chasse aux mythes !
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Publication : mars 2016
Mise en ligne : 25 mai 2016
L’aveuglement des économistes aux réalités actuelles ne date pas d’hier. Comme le rappelle Pierre Rimbert, dans Le Monde Diplomatique de ce mois, Jacques Duboin le dénonçait déjà en 1934 en faisant découvrir l’Abbaye de Sainte Économie à son fameux personnage, Kou l’ahuri.
Si seulement le catéchisme de la religion libre-échangiste, établi dans cette obscurité, y était resté confiné ! Mais hélas, il s’est universellement propagé : il dirige la conduite de ceux qui nous gouvernent, il dicte leurs discours et ceux des journalistes, et c’est finalement toute l’opinion publique qui y croit et par conséquent s’y soumet. Au point que le néolibéralisme passe maintenant dans les esprits comme étant une loi de la nature. Que la démocratie est devenue une chimère puisque si un peuple exprime sa volonté, on lui répond : non, ce n’est pas possible pour des raisons économiques que vous ne pouvez pas comprendre. Tout projet personnel est borné par des impératifs venus on ne sait d’où, mais savamment qualifiés “d’économiques”. Et, alors que l’humanité est à un tournant de son Histoire, il n’est surtout pas question de présenter un projet de société vers un avenir meilleur : imaginer une alternative, c’est être hérétique !
Voilà pourquoi on ne nous entend pas quand on suggère de substituer une économie de partage à cette économie perverse de l’échange marchand. Cette idée de bon sens est a priori jugée irréalisable, venue forcément de gens qui ignorent tout de la “Science” économique ; en d’autres termes, elle ne mérite aucune attention parce qu’elle vient de doux rêveurs… ou de pire encore, allez savoir !
Devant la faillite, de plus en plus évidente, de ce qu’on dénomme “notre civilisation”, il est d’autant plus urgent de dénoncer les mythes qui paralysent ainsi les imaginations que même les militants les plus révoltés par la situation actuelle n’y échappent guère. La majorité d’entre eux s’obstine encore à réformer, à chercher “des rustines” pour réduire certaines des nuisances du système du marché, mais sans que ses mécanismes pervers soient franchement dénoncés. C’est, en économie comme en écologie, « regarder par la fenêtre quand la maison brûle ! ». Cette politique de l’autruche, mue par la peur d’être traité “d’utopiste”, aide, en fait, le système à perdurer.
Pour espérer sortir de l’impasse, il faut d’abord vaincre cette peur en montrant que le “économiquement correct” est construit sur des postulats faux. C’est ce qu’a entrepris J.Duboin, il y a plus de 80 ans, et que nous continuons. Des milliers de personnes l’ont compris, et c’est beaucoup pour des affirmations allant à contre-courant de ce que, avec bien plus de moyens, l’ensemble des médias n’a cessé de diffuser.
On peut espérer que les yeux s’ouvrent devant l’évidence : parce que trop c’est trop, le projet Medef-El Khomri de casse du code du travail, a suscité une pétition de plus d’un million de signatures en quelques jours, malgré un enfumage très soigné, ça ne s’était encore jamais vu !
Mais ça ne suffit pas. Parce que le public est si bien conditionné qu’il faut que la contestation vienne des économistes eux-mêmes, puisqu’ils sont réputés incarner la vérité dans leur domaine. Hélas, pour un économiste, remettre en question tout ce qu’il a appris, tout ce qu’il enseigne, tout ce qu’il écrit, depuis longtemps, donc tout ce sur quoi s’est établie sa propre notoriété, c’est scier la branche sur laquelle il est assis ! Seuls des économistes d’exception ont eu, jusqu’ici, un tel courage, par exemple, André Gorz et Bernard Maris…
Et si leur pensée n’avait pas été enterrée avec eux ? Un espoir est apporté par la sortie d’un petit livre, moins de 100 pages, à peine signalé, l’autre matin sur France Culture, par un entretien avec son auteur. Ah, si tous nos “responsables” politiques, se donnaient deux heures pour le lire ! Car non seulement il est très clair, et contient une foule de réflexions judicieuses, mais il-est-écrit-par-un-économiste ! L’auteur, Éloi Laurent, de Nos mythologies économiques, est économiste à l’OFCE, il enseigne à Sciences Po et à l’Université de Stanford ! Je ne résiste pas à l’envie de citer quelques extraits pour inciter tout le monde à le lire (il côute 12 euros) : D’abord dans le prologue : « L’économie est devenue l’impératif social que ceux qui nous gouvernent ne sont plus capables d’imposer par la force ou la persuasion […] Plus que jamais “lugubre”, l’analyse économique se voit ainsi réduite à un culte de la fatalité, mettant en scène un univers pénible d’obligations, de refus, de punition, de renoncements et de frustrations. […] Elle signe la fin des alternatives alors que sa vocation est justement d’ouvrir dans le débat public l’éventail des possibles […] Du coup, qui veut paraître important de nos jours “fait l’économiste” […] L’économie, c’est son paradoxe premier, est une mythologie qui désenchante le monde […] Le discours économique s’est incrusté dans l’opinion publique, et c’est là qu’il faut aller le déloger pour le remettre à sa place. […] Ce livre… veut redonner au lecteur le goût du questionnement économique, dont la disparition progressive est lourde de menaces pour notre débat démocratique. »
Le premier chapitre décrit la mythologie néolibérale, qui : « s’est insinué(e) dans les esprits comme le discours économique normal, celui dont la contestation relève de la déviation, sinon de la déviance ». Il en dénonce quelques contre-vérités, dont la première est celle-ci : Une économie de marché dynamique repose sur une concurrence libre et non faussée, dont il écrit : « La vraie question, occultée par l’écran de fumée mythologique, est : qui assume les risques et les coûts de l’économie de marché ? Qui en possède les rentes ? et plus loin : « La puissance économique de l’État est parfaitement intacte, elle a simplement été mise au service d’une autre cause que le progrès social ». La deuxième contre-vérité qu’il dénonce dans ce chapitre est : « Il faut produire des richesses avant de les redistribuer » alors qu’au contraire, pour lui, « Il faut s’interroger sur la primauté donnée à la production sur la répartition » et, après avoir montré combien les inégalités sont coûteuses, il conclut que « L’égalité est économe ». Les autres “fausses évidences” qu’il dénonce dans ce même chapitre concernent la gestion de l’État (pas la même que celle d’un ménage), l’affirmation que les régimes sociaux sont financièrement insoutenables et qu’augmenter la compétitivité est la clé de la prospérité. Je laisse à nos lecteurs le soin de découvrir les autres chapitres concernant les mythologies “social-xénophobe” et “écolo-sceptique”, mais je tiens à souligner ces lignes extraites de l’épilogue : « Le pouvoir économique, depuis l’avènement de la société industrielle […]utilise la mythologie pour pénétrer et coloniser les imaginaires. Ces mythes ont pour fonction principale de détourner l’attention des citoyens des véritables enjeux dont ils devraient se soucier et débattre. »
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Forts d’un tel soutien, continuons notre chasse aux mythes :
• Les agriculteurs sont furieux. Ils ont été poussés à s’endetter et à pratiquer des méthodes dont les résultats sont désastreux, ils ont augmenté le volume et baissé la qualité de ce que nous mangeons, et la façon dont les animaux sont traités est une honte [*].
Ils n’imaginent toujours pas remettre en question la loi du marché … mais ils exigent que le gouvernement intervienne… sur les prix !
Suggérez-leur d’être au service de l’État, chargés d’assurer une nourriture saine aux habitants en entretenant aussi la santé de la terre et des animaux. Ils répondent que c’est leur proposer d’être fonctionnaires, et pour eux, c’est une insulte !
Ils veulent pouvoir vivre décemment de la vente de leurs produits… mais ils acceptent sans état d’âme, de recevoir des subventions !
• C’est au prolétariat qu’on doit le progrès social qui a été obtenu de haute lutte dans le passé. Ce n’est pas une raison pour croire qu’il va mener la même lutte quand tout est à refaire. Le chômage fait fondre cette classe. Les travailleurs qui ont un CDI passent maintenant pour des “nantis” dont le premier souci est de le conserver, à tout prix. C’est donc sur la classe “émergente” des CDD, le précariat, qu’il faut compter pour exiger le bon changement.
Deux autres articles abordent ci-dessous un domaine plus proche de la psychologie.
• Bernard Blavette s’appuie sur le cours au Collège de France de P. Bourdieu pour montrer la construction symbolique de l’État, bâti sur la croyance que le bon peuple a besoin d’être dirigé, d’être guidé par un être supérieur, par un meneur (mot traduit en allemand par Führer…). Tout l’éclat spectaculaire qui entoure, selon les époques, le sacre du chef, qu’il soit déclaré de droit divin ou bien issu d’élections bien “organisées”, entretient cette soumission mythique. Et la dictature de la finance, aujourd’hui, passe d’autant mieux inaperçue.
• François Chatel fait appel aux résultats de recherches scientifiques récentes pour démolir un mythe très incrusté, consciemment ou non, dans les esprits : l’être humain doit se battre pour vivre. En réalité, ce n’est pas dans la rivalité, dans la lutte sans fin de tous contre tous qu’il peut s’épanouir. Bien mieux que dans la concurrence, c’est dans la coopération que sa personnalité se développe, pour gagner l’estime, la confiance, l’amour des autres, dont il a un très profond besoin…
[*] Si H-C Matton évoque ci-après un livre paru en 2013, c’est parce qu’il n’avait pas vu sur internet, il y a quelques jours, un film tourné sur le vif dans l’abattoir du Vigan : une horreur inimaginable ! À se demander comment le photographe a pu se retenir de l’envie de faire subir à leurs auteurs le traitement qu’il les voyait faire subir aux animaux ! Il semble que le choc a été tel que l’abattoir a été fermé…