La révolte de la "classe anxieuse"
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Publication : janvier 2016
Mise en ligne : 12 avril 2016
L’irruption fracassante des technologies numériques est en train de changer à toute vitesse le monde du travail, Jean-Pierre Mon l’évoquait dans “Vers le règne des robots” le mois dernier, en donnant des exemples qui, pour la plupart, concernaient les États-Unis, pays pionnier dans la mise en œuvre des technologies. Il montre ici que, comme on pouvait s’y attendre, c’est dans le monde entier que cette maladie” s’est répandue :
D’après un rapport récent [1] de l’ONU « en 2015, 204 millions de personnes étaient sans travail, dont 74 millions de jeunes, selon les chiffres officiels. Environ 830 millions de personnes dans le monde sont des travailleurs pauvres (vivant avec moins de 2 $ par jour) et plus d’un milliard et demi ont des emplois précaires, manquant généralement de conditions de travail décentes, d’un droit de parole adéquat et de sécurité sociale. Les inégalités de revenu, de richesse et de chances continuent de croître. À l’heure actuelle, 80% de la population mondiale ne possède que 6 % de la richesse mondiale. La part du 1 % le plus riche dépassera probablement 50 % d’ici à 2016 ». (En 2014, la richesse moyenne de “l’élite” mondiale (les 1%) s’élevait à 2,7 millions de dollars par adulte). Par contre, « dans le monde du travail, les salaires restent en deçà de la productivité et les parts du revenu versées aux travailleurs ne cessent de baisser ».
Le développement humain
Le “développement humain” est défini comme « le processus qui élargit l’éventail des possibilités offertes aux individus, en s’intéressant à la richesse des vies humaines plutôt qu’à celle des pays ». Le rapport insiste sur le fait que « le travail, pierre angulaire de ces deux richesses, est cependant souvent conceptualisé en termes économiques plutôt qu’en termes de développement humain » et qu’en réalité, « il n’y a pas de lien automatique entre le travail et le développement humain, certaines formes de travail pouvant même être très nuisibles » [1]. Dans l’optique du développement humain, la notion de travail est, à juste titre, plus générale que la notion d’emploi qui exclut une multitude de formes de travail : travail de soins non rémunéré, travail bénévole, travail créatif, notamment écriture, peinture… et, bien sûr, les travaux ménagers.
Tout en soulignant les progrès impressionnants réalisés en un quart de siècle, le rapport 2015 insiste sur les difficultés qui continuent à faire obstacle au développement humain : pauvreté persistante, inégalités criantes, changement climatique, viabilité environnementale, conflits… « Tous ces facteurs s’érigent en autant d’obstacles à l’épanouissement des individus par le travail décent et font qu’un énorme potentiel humain reste inexploité, un constat particulièrement alarmant pour les jeunes, les femmes, les personnes handicapées et d’autres personnes pouvant être marginalisées… » Il ne manque pas de souligner l’inégalité criante entre hommes et femmes dans le monde du travail, rémunéré ou non, et s’interroge sur les nouveaux problèmes posés par la métamorphose ultra rapide que subit ce monde du travail sous la double impulsion de la mondialisation et de la révolution technologique : gains pour certains, pertes pour d’autres, nouvelles opportunités et nouveaux défis, comme le travail de courte durée, irrégulier, asymétriquement réparti entre travailleurs très qualifiés et non qualifiés.
• La mondialisation a profondément modifié les modèles d’échanges commerciaux, d’investissement, de croissance, de création et de destruction d’emplois, ainsi que les réseaux dédiés au travail créatif et bénévole par l’interdépendance quasi planétaire qu’elle a induite.
La production, principalement de biens et services intermédiaires, est désormais organisée en procédés fragmentés et dispersés dans le monde entier, coordonnés par des multinationales et englobant plusieurs secteurs ; les entreprises délocalisent ou sous-traitent (ou un peu des deux) certaines fonctions et activités auxiliaires dans des pays à plus bas coûts. (Apple, en est l‘exemple type : elle n’emploie que 63.000 des plus de 750.000 personnes qui conçoivent, vendent, fabriquent et assemblent ses produits dans le monde entier).
« Au cours des 10 dernières années, le commerce mondial des biens et services a presque doublé, atteignant près de 24.000 milliards US$ contre 13.000 milliards en 2005 et “la connaissance” est devenue essentielle à la production. Même dans l’industrie manufacturière, la valeur des produits finis est de plus en plus dérivée de la connaissance qu’ils représentent. En 2012, le commerce de biens à forte intensité de connaissances, estimé à près de 13.000 milliards de dollars, a progressé 1,3 fois plus vite que le commerce des biens à forte intensité de main-d’œuvre » [1].
• La révolution technologique est en train de transformer rapidement nos modes de travail et nos activités, comme nous l’avons longuement évoqué dans les numéros précédents de la GR.
« La révolution numérique, lit-on dans le rapport, était porteuse d’une promesse implicite d’augmentation de la productivité de la main-d’oeuvre qui entraînerait une hausse des salaires. Ni l’un, ni l’autre effet ne semble s’être concrétisé : la productivité n’a pas atteint les niveaux attendus, et peu des gains se sont traduits en hausse des salaires. La forte augmentation de la rémunération des plus hauts salariés a profité à une minorité, qu’il s’agisse des 10 %, 1 %, voire même 0,1 % supérieurs ».
Rappelant que 27 % seulement de la population mondiale bénéficient d’une protection sociale complète, le rapport propose que, pour améliorer la situation, les politiques publiques devraient :
• mettre en place des mesures législatives et réglementaires concernant la négociation collective, l’assurance chômage, le salaire minimum, la protection des droits des travailleurs et la sécurité au travail ;
• faire des droits et de la sécurité des travailleurs une question transfrontalière ;
• promouvoir l’action collective et le syndicalisme ;
• adapter les programmes de protection sociale ;
• garantir un revenu minimum vital.
Le rapport précise qu’il s’agirait d’un revenu minimum vital pour tous, indépendant du marché du travail, distribué au moyen de transferts monétaires et qu’une telle politique contribuerait à faire du travail non rémunéré une option plus viable et plus stable.
C’est là la seule proposition originale, qu’il importe bien sûr bien préciser. Elle devient de plus en plus urgente pour éviter de dangereuses aventures politiques, un peu partout dans le monde.
Un sentiment d’abandon
Jean-Pierre Masseret, sénateur PS, ancien président du Conseil régional de Lorraine, qui, contre l’avis du PS, s’est maintenu au second tour des dernières élections régionales, écrit : « Je vois la difficulté qu’ont beaucoup de gens à envisager leur avenir au delà du 20 du mois, je mesure la haine qu’ils nourrissent à l’égard des élus. C’est vachement violent. Ils attendent des solutions qu’on ne leur apporte pas et ce sentiment d’abandon nourrit le FN » [2]. La France est loin d’être un cas particulier. Le sentiment d’être abandonné par la classe politique se retrouve dans de nombreux pays, en Europe comme aux États-Unis. Dans son blog du 16 décembre, Robert Reich [3] expliquait pourquoi la grande majorité de la classe moyenne américaine est devenue une “classe anxieuse”, prête à se révolter, à se jeter dans les bras d’un “homme fort”. Elle est d’abord inquiète parce qu’elle se rétrécit [4] et parce que beaucoup d’entre les siens appartiennent maintenant à la “nouvelle classe” des travailleurs à la demande, qui sont employés aléatoirement, lorsqu’on a besoin d’eux, payés irrégulièrement, quand et selon ce qu’ils trouvent. Deux tiers des Américains vivent ainsi au jour le jour et la plupart peuvent perdre leur emploi à tout instant, surtout lorsqu’ils n’ont pas de diplôme universitaire. Ils ont peur de sombrer dans la pauvreté. La classe moyenne se sent vulnérable face à une “force” sur laquelle elle n’a aucun contrôle, et elle pense qu’elle ne peut pas compter sur le gouvernement pour la protéger. Le sentiment d’impuissance est tel que la plupart des gens qui perdent leur emploi ne s’inscrivent même pas à l’assurance chômage. Ils pensent en effet que le gouvernement se désintéresse de leur sort, qu’il s’occupe des puissants et des riches, des “copains” capitalistes qui financent les candidats aux élections et qui, en retour, obtiennent des faveurs.
Reich raconte : « Lorsque je suis allé cet automne dans les États “rouges” [5], j’ai entendu des gens en colère, accusant le gouvernement d’être à la solde des banquiers de Wall Street, sûrs d’être indemnisés en cas de pertes… J’ai rencontré des gens en colère contre les grandes entreprises qui embauchent une main d’œuvre bon marché et contre les milliardaires qui ne paient pas leurs impôts grâce aux paradis fiscaux ». Il pense que le sentiment d’abandon que ressent la classe moyenne américaine n’est pas imaginaire et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle se révolte. « Les gens, dit-il, voteront pour un homme fort qui promettra de les défendre contre le chaos, qui empêchera que leurs emplois partent à l’étranger, qui plaquera Wall Street,… qui les débarrassera des étrangers qui sont ici illégalement, qui bloquera l’entrée des terroristes en Amérique. Bref, un homme fort qui rendra à nouveau l’Amérique forte, c’est-à-dire qui sauvera la classe laborieuse …Pourtant, ajoute-t-il, j’ai entendu pendant des années le grondement de la classe anxieuse. J’ai écouté sa colère croissante dans les locaux syndicaux et les bars, dans les mines de charbon et dans les salon de beauté de Main Street… J’ai entendu les griefs et le cynisme, les théories du complot et les indignations de ces gens. La majorité d’entre eux sont de braves gens, ni bigots ni racistes. Ils travaillent dur et ont un grand sens de l’honnêteté. Mais leur monde s’est lentement défait. Ils sont effrayés et ils en ont marre.
Quelqu’un arrive maintenant qui est même plus brutal que ceux qui pendant des années les ont maltraités économiquement, politiquement, socialement… Son attrait est compréhensible même s’il est peu judicieux. Si ce n’est pas Donald Trump, ce sera quelqu’un se montrant comme un homme fort. Si ce n’est pas lors de la prochaine élection, ce sera lors de la suivante. La révolte de la classe anxieuse vient tout juste de commencer ».
C’est aux États-Unis, …mais c’est inquiétant pour le monde entier.
[1] Rapport 2015 de l’ONU sur le développement humain.
[2] Le Magazine du Monde, 02/01/2016.
[3] Robert Reich, secrétaire d’État au Travail, (1992-97) dans l’administration Clinton, actuellement professeur à l’Université de Berkeley.
[4] The American Middle Class Is Losing Ground, Pew Research center, 09/12/2015
[5] Les Etats qui sont gouvernés par le parti Républicain.