L’oracle de Wall Street et l’emploi
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Publication : novembre 2015
Mise en ligne : 11 février 2016
Non seulement la société de demain peut se fonder sur le partage et la solidarité, mais c’est aussi pour elle une nécessité puisqu’il ne sera plus possible d’assurer les moyens de vivre par un salaire en échange d’un travail, c’est ce que confirme N. Roubini, “l’oracle de Wall Street” :
Nouriel Roubini, professeur à la New York University, est, dit-on, devenu l’oracle de Wall Street [1] parce qu’il fut l’un des premiers à prédire lors d’une conférence organisée par le FMI en septembre 2006, la crise financière qui allait bousculer la planète en 2008. C’était deux ans avant la faillite de la banque Lehman Brothers. Personne n’y croyait. « Ses prévisions ne sont appuyées sur aucun modèle mathématique » avait tranché péremptoirement l’économiste Anirvan Banerji [2] approuvé par la majorité de ses collègues. En fait, la prévision de Roubini était le fruit d’un très long travail d’étude des crises financières antérieures, sur l’émergence desquelles il a consacré vingt ans de sa vie. (Un économiste qui préfère se baser sur des faits plutôt que sur des modèles mathématiques, ça ne se rencontre pas tous les jours ! )
Mais Roubini n’est pas uniquement un spécialiste des crises financières. Il s’intéresse aussi aux conséquences du développement des nouvelles technologies numériques sur l’avenir de l’emploi [3]. « Les concepteurs de nouvelles technologies et les managers des grandes entreprises, écrit-il, sont aujourd’hui littéralement pris de vertige lorsqu’ils s’interrogent sur ce que le futur leur réserve, car les progrès constants de la robotique et de l’automatique ont considérablement accru la productivité et le rendement des processus de fabrication, ce qui permet aux entreprises de réaliser d’importants profits ». D’où « l’excitation fiévreuse » qui s’est emparée des “décideurs” car tout montre que nous sommes entrés dans ce que certains appellent la “Troisième Révolution Industrielle”. Roubini résume les caractéristiques des avancées technologiques qui composent cette nouvelle ère :
– forte intensité en capital (qui favorise ceux qui possèdent déjà des capitaux) ;
– nécessité pour les travailleurs d’avoir des compétences accrues (ce qui favorise ceux qui ont déjà acquis un niveau technique élevé) ;
– réduction du nombre d’emplois non qualifiés ou semi-qualifiés.
Dans un tel contexte, Roubini se pose évidemment la question de savoir si on peut en attendre la croissance des offres d’emplois ? Il estime que cette croissance ne sera possible que si des politiques adaptées sont mises en place par les pouvoirs publics car « le risque est grand qu’avant que les poussières de la troisième révolution industrielle se soient dissipées, la robotique et l’automation aient fait glisser de nombreux travailleurs dans le statut de “col bleu” [4] ». Il explique que le développement rapide de programmes informatiques “intelligents“, les nouveaux logiciels, les technologies d’impression 3D,… qui ont été les facteurs déclenchants de la nouvelle révolution industrielle ouvriront, bien sûr, la voie à des travailleurs qui ont acquis une formation suffisante pour y participer, mais pour tous les autres la révolution numérique semblera avoir eu lieu dans un autre monde car « l’usine du futur risque, schématiquement, de n’être qu’un millier de robots commandés par un seul homme ! » Il ajoute que « même ceux qui espérent un simple emploi de balayeur seront déçus car les ateliers pourront être nettoyés mieux et moins cher par un Roomba robot [5] que par n’importe lequel d’entre eux ». Il en tire ce constat : nous ne sommes plus dans un monde où les pertes de main d’œuvre industrielle étaient compensées par les emplois créés dans le secteur des services, comme ce fut le cas au cours des trente dernières années lorsque les manufactures des pays en développement d’Asie ont remplacé les vieilles usines d’Amérique du Nord et de l’Europe de l’Ouest. Il reste cependant optimiste car ce n’est pas la première fois que le monde affronte de tels problèmes et il pense que l’expérience passée nous aidera à les résoudre : « Ainsi, à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, les responsables politiques ont cherché à minimiser les pires inconvénients de l’industrialisation : le travail des enfants a été aboli dans les pays développés, la durée du travail a été réduite et ses conditions améliorées, des systèmes de protection sociale ont été instaurés pour protéger les travailleurs vulnérables et stabiliser la macro économie, souvent fragile ». Mais maintenant que l’on commence à chercher une solution adaptée aux défis posés par la Troisième Révolution Industrielle, il voit que c’est un nouveau problème se pose : celui de canaliser les gains apportés par la technologie vers une partie de la population plus large que celle qui en a bénéficié jusqu’ici. Ce qui impose d’abord un effort de formation majeur car, pour créer une prospérité largement répartie, il faut que les travailleurs acquièrent les compétences nécessaires pour participer au “Meilleur des mondes” [6] qu’implique une économie numérique. « Mais, conclut Roubini, toutes ces dispositions ne seront peut-être pas suffisantes et il sera alors nécessaire de fournir un revenu supplémentaire permanent à ceux dont les emplois ont été supprimés par le numérique et les machines. Pour cela aussi, nous devons tirer soigneusement les leçons du passé ».
Ou, mieux, tout changer
[1] Le Monde, 23/07/2015.
[2] Directeur de recherche au Manhatan Economic Cycle Research Institute, spécialisé dans l’étude des principaux indicateurs de l’économie mondiale.
[3] Will technology destroy jobs ?, (Est-ce que la technologie détruira des emplois ?), Social Europe, 15/01/2015.
[4] Terme d’argot utilisé pour désigner des personnes faisant partie du bas de la hiérarchie de l’entreprise, en particulier les ouvriers et les exécutants des tâches manuelles (Wikipédia).
[5] Robot aspirateur.
[6] Célèbre roman d’Aldous Huxley.