Déjà, il y a 80 ans…

Lecture
par  J. DUBOIN
Publication : mai 2015
Mise en ligne : 26 juillet 2015

Il y a 80 ans, Jacques Duboin contestait déjà ces mêmes dogmes soutenus par les économistes classiques… qui ne lui ont pas pardonné d’avoir aiguisé son esprit pour dénoncer leur entêtement. Voici en effet des extraits du livre Kou l’ahuri, ou la misère dans l’abondance, qu’il publia en 1934.

Plus de soixante ans après, en 1996, il fut mis en scène au théâtre par Christine Delmotte. Il est toujours, hélas, d’actualité ! Qu’on en juge :

Au milieu des années trente, du siècle dernier, un extraterrestre, Kou, est envoyé en France pour enquêter sur les malheurs qui frappent ce pays. Grâce à un privilège exceptionnel, il est autorisé à visiter l’Abbaye de Sainte Économie.

C’était un grand bâtiment dressant sa masse sombre au milieu de la campagne déserte. Je fus frappé par l’absence de toutes fenêtres ; elles étaient remplacées par quelques lucarnes qui s’ouvraient à des hauteurs inusitées, à croire que les gens du dedans ne devaient jamais regarder au dehors. Je frappai à une petite porte surmontée du buste d’un monsieur, sous lequel je lus : Saint Jean Baptiste Say ».

[…] Après les formalités d’usage, le Père Visiteur amène Kou à la grande bibliothèque. Chemin faisant, remarquant combien il fait sombre, Kou demande :

— Pourquoi a-t-on placé les lucarnes si haut qu’elles éclairent à peine ? »

— C’est, répond le guide, que les gens qui sont ici ne doivent pas s’intéresser à ce qui se passe ailleurs. C’est la règle, et, pour qu’on l’observe facilement, les carreaux sont à des hauteurs inaccessibles ».

Le guide fait ensuite entrer Kou dans la grande salle de travail de “ces Messieurs”.

Je distinguai péniblement des tables couvertes de papiers. Tout autour de la pièce, des armoires basses étaient remplies de livres ; sur chacune d’elles, je reconnus les portraits des Physiocrates. Mais, ce qui m’étonna le plus, ce furent des piles et des piles de livres s’élevant, dans chaque coin, jusqu’au plafond.

— Que de livres, observai-je ! Elle est prodigieuse cette bibliothèque !

— Ah ! répondit mon guide en hochant la tête, elle est unique au monde : tous les chefs-d’oeuvre de l’économie politique […]

— Mais, dis-je, je ne vois que de vieux auteurs, votre collection d’ouvrages modernes se trouve donc ailleurs ?

— Ah ! répondit-il avec un sourire, Monsieur Kou voudrait donc voir ici des œuvres modernes ? Qu’il sache que notre abbaye contient exclusivement les œuvres des économistes qui découvrirent les lois éternelles régissant les rapports sociaux des hommes. Ces économistes vivaient dans le siècle, allaient et venaient comme ils le voulaient à la recherche des fameuses lois. Mais dès qu’ils les eurent découvertes, ils se réunirent ici pour les conserver pieusement. Depuis lors, les économistes sont cloîtrés et vivent en cénobites avec tous les matériaux qu’avaient accumulés leurs maîtres vénérés. À partir de ce moment-là, aucun document étranger n’a été autorisé à pénétrer ici, car il risquerait de souiller le monument élevé par Saint Jean-Baptiste (Say) et ses disciples » […].« Suivez moi, il vous faut apercevoir ces Messieurs ; l’heure approche où ils s’assemblent chaque jour dans la grande salle capitulaire.

Nous quittâmes donc l’immense bibliothèque où nous n’avions aperçu jusqu’ici âme qui vive, pour prendre de longs couloirs obscurs et déserts. De loin en loin, le Père Visiteur entr’ouvrait une porte et me permettait de risquer un œil à la dérobée. J’apercevais des pièces sombres encombrées de livres et de documents.

— Ce sont, me dit-il, les cellules réservées où s’enferment ceux de nos messieurs qui veulent plus complètement pénétrer la pensée intime d’un grand maître ».

[…] Enfin, nous pénétrâmes dans la grande salle du chapitre dont l’allure sévère provoqua mon admiration. Dans le clair obscur, j’aperçus des stalles de bois sculpté disposées à droite et à gauche. Au fond, je devinai la silhouette de Saint Jean-Baptiste (Say) qui se profilait sur la verrière.

— Ne bougeons pas, dit le Père Visiteur, ils vont entrer.

À ce moment, des hommes pénétrèrent dans la salle du chapitre et se dirigèrent vers les stalles qui, une à une, se remplirent. Le Père Visiteur voulut bien me nommer quelques-uns des arrivants et les dépeindre agréablement.

— Celui-ci, c’est le Père Momier, … C’est notre révérendissime.

Il ajouta plus bas : « historien, venu tard à la Sainte-Économie, mais qui sut rattraper le temps perdu. Il en a fait une brillante traduction à l’usage des gens très riches ». « Il en tire vanité et des ressources dont nous profitons tous », ajouta-t-il dans un murmure.

Le Père Momier parut se recueillir… .

— Sans doute prépare-t-il l’office du jour », dis-je à mon guide.

— Pourquoi faire ? me répondit-il, c’est tous les jours le même…

— Qui est celui-ci, demandai-je, montrant un Père qui s’était installé sans saluer, et dont l’abord était aigre et renfrogné.

— Le Père Pèze, me répondit-il, autrement dit la science financière faite homme. Confesseur attitré de plusieurs de nos législateurs, il est encore, en outre, le conseil financier éclairé de la plupart des gouvernements européens. Il est vrai, ajouta-t-il en se rapprochant de moi, qu’ils sont tous en faillite, mais cela n’enlève rien, affirme-t-il, à la renommée universelle qu’il croit avoir…

Furtivement, un retardataire venait de se glisser dans sa stalle.

— Qui est-ce ? dis-je à mon cicérone . Le Père Visiteur ne l’épargna point :

— C’est le Père Trist, esprit très fort, mais, comment dirai-je, à tendances un peu inquiétantes, presque non-conformistes. Oh ! rien de grave, ajouta-t-il avec un sourire. Un jour ne l’a-t-on pas aperçu juché sur un escabeau, essayant de regarder au dehors par la lucarne du réfectoire ! Fort heureusement, sa vue n’alla pas bien loin...

L’office allait commencer, car le Révérendissime venait de donner un coup sec de sa claquette.

— Confrères, dit-il, martelant les syllabes et plaçant l’accent tonique sur la première, je vais réciter, à votre intention, l’oraison de l’équilibre budgétaire.

D’une voix monocorde, et tandis que tous s’inclinaient, le Père Abbé énuméra les avantages d’une sage administration financière. Je saluai au passage la pénultième et l’ante-pénultième, lorsque les confrères se redressèrent épanouis : « Laissez faire, laissez passer », crièrent-ils d’une seule voix.

J’entendis alors défiler les antiennes du psautier : les litanies de la saine monnaie, le cantique de la déflation, tandis qu’après chacun de ces chants retentissait le même répons bref du choeur : Laissez faire, laissez passer !

Suivirent deux beaux psaumes. Le premier, en ut majeur, commençait par ces mots : « La concurrence est aux hommes ce que le soleil est à la nature » ; le second, en la mineur, débutait ainsi : « Elle est enfin venue la grande Pénitence pour faire expier tes excès de labeur », etc.

Au bout d’une demi-heure, les chants cessèrent et tous les confrères parurent se recueillir un instant.

Alors, brusquement, les yeux au ciel, ils entonnèrent tous, à pleine voix, l’hymne sublime à la confiance qui fit trembler les vitraux.

C’était tout. L’office était terminé.