Trop, c’est trop, même pour les économistes !


par  J.-P. MON
Publication : mai 2015
Mise en ligne : 26 juillet 2015

Les dogmes de la “sainte économie”, que J.Duboin ciblait dans Kou l’ahuri, seraient-ils, enfin, remis en question ? Cela semble bien être l’objectif de cet institut américain sur lequel Jean-Pierre Mon attire ici notre attention :

«  Cette profession doit changer complètement  »

C’est par cette phrase que le financier Georges Soros [1] avait conclu les débats animés qui avaient occupé “l’élite” de l’économie américaine [2] réunie à Bradford, près de New York, en septembre 2009, après la chute de la banque Lehman Brothers.

Cette conclusion n’est pas restée un vœu pieux puisque quelques mois plus tard, en avril 2010, Soros et quelques autres créaient l’Institute for New Economic Thinking (INET). Ce n’était pas non plus un simple titre ronflant car les participants à la conférence fondatrice de l’institut s’attaquèrent sans délai aux trois dogmes fondamentaux de la théorie des marchés  : celui des anticipations rationnelles, celui de leur équilibre naturel optimal et celui de leur libre fonctionnement. C’était presque une révolution puisque les “apôtres du marché” ne s’étaient pas laissé démonter par les crises des années 1980 : devant la preuve que les comportements des acteurs économiques pouvaient être irrationnels et même, quelquefois, aller contre leurs propres intérêts, ils avaient fait des contorsions, inventé les concepts d’“économie comportementale”, de “marché imparfait” et d’“asymétrie d’information” pour affirmer que la théorie dominante restait toujours valable et que la cause des crises devait être recherchée dans les “écarts par rapport à la pureté du modèle”… !

Mais l’ampleur de cet écart devint tel, après 2008, que ces modèles finirent par s’écrouler. Les travaux de R. Frydman et M. Goldberg réfutent [3] la possibilité d’un équilibre des prix et d’une stabilité des marchés parce que le processus de fixation des prix sur le marché est par essence irrationnel et que le comportement des acteurs est intrinsèquement contingent. « Nous le savons désormais, conclut R. Johnson [4], les marchés sont radicalement incertains. Tout modèle tendant à prédire ou rechercher un équilibre stable est voué à l’échec ». Et J. Stiglitz explique que chercher le “prix d’équilibre naturel” est un dogme devenu obsolète et dangereux car il génère austérité et chômage.

Hélas, les politiques publiques continuent à fonctionner en suivant les vieux dogmes ainsi résumés en trois points [5] :

« • la politique économique doit viser à ce que le niveau “naturel” des prix et le niveau “naturel” de chômage soient respectés ;

• L’inflation, c’est-à-dire la hausse des prix au delà de leur optimum de marché, est l’ennemi principal. Les dépenses publiques étant le premier facteur de distorsion des prix, il convient de les réduire, y compris celles qui, en créant des emplois, font passer le chômage sous son taux “naturel” ;

• De même, toute hausse du chômage au delà de son taux “naturel” apparaît comme le signe d’un manque de flexibilité du marché de l’emploi et d’une trop grande protection des chômeurs qui empêchent les entreprises d’obtenir la main d’œuvre nécessaire à un coût compatible avec les prix d’équilibre… ».

Ces politiques conduisent à des méfaits aujourd’hui évidents, on peut les constater tous les jours. Mais elles sont pourtant toujours soutenues, imposées, par le FMI, la Banque mondiale, l’OMC et les gouvernements européens, et cela malgré la montée croissante, depuis trente ans, des inégalités dans les pays développés, comme l’a montré Thomas Piketti. Avant lui, dès la conférence inaugurale de l’INET en 2010, l’économiste américain bien connu, James K. Galbraith, avait constaté que « les inégalités ne sont pas les conséquences microéconomiques des déséquilibres du marché mais qu’elles en sont au contraire la cause macroéconomique ». Pour les économistes de l’INET, il faut donc remettre au centre des politiques économiques publiques la question de la fiscalité redistributive (pas distributive, ils n’en sont pas encore là   !) et des transferts sociaux et, face aux problèmes soulevés par le réchauffement climatique, « il faut trouver des leviers d’action permettant de coopérer autour des “biens communs” que sont le climat, la biodiversité, les ressources naturelles » [6]. Mais cela implique, et l’INET le dit bien, une refondation totale de l’économie pour lui associer la politique et d’autres disciplines telles que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, etc…

En France, c’est ce que venait d’entreprendre Bernard Maris. Il était convaincu depuis longtemps que la science économique libérale, c’est-à-dire la théorie classique, est fausse  : « Bien entendu, écrivait-il, les hommes ne sont ni rationnels ni calculateurs ». Avec ses amis de l’Association française d’économie politique (l’AFEP, présidée par André Orléan), il venait de proposer au ministère de créer dans les Universités françaises une deuxième section d’économie appelée « Institutions, économie, territoire et société » faisant une large place aux sciences sociales et politiques et non plus à ces théories d’équilibre général des économistes orthodoxes. Mais, « grâce à l’intervention de Jean Tirole, lauréat 2014 du prix d’économie de la Banque de Suède, auprès de Mme Vallaud-Belkasem, ministre de l’Éducation nationale, les conservateurs partisans de l’économie “science dure” sont en passe de l’emporter » [7].

Pourtant, comme le montrent les désordres actuels, changer l’économie est devenu une nécessité vitale pour l’humanité. Encore faut-il en convaincre les économistes eux-mêmes et il y a fort à parier que, comme le dit Soros lui-même, « les fondamentalistes du marché seront les derniers à bouger… »

Un discours encourageant

Quoiqu’il en soit, l’INET continue son combat et ses conférences. Sa sixième conférence annuelle vient de se tenir à Paris du 8 au 11 avril, au Château de la Muette, siège de l’OCDE. Intitulée « Liberté, Egalité, Fragilité » elle était consacrée « aux dangers que représente pour la société la montée brutale des inégalités dans de nombreuses régions du monde ».

Dans son discours d’accueil, Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE, n’a pas manqué de souligner le titre « très provocateur » de la conférence. Il pense néanmoins que ce sujet constitue « l’un des plus grands défis politiques de notre temps, ce que le Président Obama a décrit comme l’enjeu essentiel de notre époque, le défi multi dimensionnel des inégalités, un défi d’importance croissante pour la plupart des pays, les hommes politiques, les grands esprits comme Piketty et Stiglitz et bien sûr pour l’OCDE ». En effet, rappelle-t-il, dès avant la crise de 2008, l’OCDE s’interrogeait sur la croissance inégale des économies mondiales [8] et, trois ans plus tard, publiait un nouveau rapport dans lequel elle expliquait pourquoi les inégalités continuaient à croitre [9] : les bouleversements technologiques, combinés à des politiques ignorant leurs répercussion sur l’ensemble de la société, ont créé un formidable ouragan de croissance des inégalités car, si les progrès de la technologie sont un facteur clé de la croissance, ils laissent pour compte les personnes peu qualifiées. Gurria aurait aimé dire que, dans le rapport de l’OCDE qui va bientôt paraître, les pays auraient pris des mesures pour harmoniser leurs objectifs économiques et sociaux et que les inégalités allaient finalement commencer à diminuer, mais « hélas, ça n’est pas le cas ». Les inégalités, ajouta-t-il, continuent de croître, même dans les pays les plus traditionnellement égalitaristes comme l’Alle­magne et les pays du nord de l’Europe. L’inégalité des revenus n’est qu’un critère de mesure de l’injustice de nos sociétés. Il y en a malheureusement bien d’autres, comme l’espérance de vie, la mobilité sociale, la baisse du niveau de vie… Réduire les inégalités est un impératif moral, social et politique, a-t-il poursuivi, mais maintenant nous savons aussi que c’est économiquement intelligent. Il est clair que l’adage « business as usual » (=les affaires continuent) n’est plus une option. La pensée économique conventionnelle ne résoudra pas les problèmes d’aujourd’hui. Il faut mettre en place un nouveau modèle qui favorise la participation des femmes, des émigrés, des handicapés, qui garantisse à tous l’accès à des études de qualité quel que soit le niveau économique des parents, qui impose aux riches de payer équitablement leurs impôts et que les politiques fiscales jouent effectivement leur rôle d’égaliseur social.

C’est là un discours encourageant. Peut-on en tirer l’espoir qu’un grande organisation internationale comme l’OCDE va rejoindre les “révolutionnaires économiques” ?

Avoir de nouveaux yeux

Le président de l’INET a commencé par expliquer le titre « provocateur » de la conférence. Je traduis des extrtaits de son discours : « La liberté est, en un sens, le droit de faire ce que l’on veut, sans aucune entrave. Pour les économistes, cette vision de la liberté est évidente. La liberté est également le droit de ne pas subir d’intrusions de la part d’autrui. Dans ce cas, la liberté des uns implique des restrictions pour les autres. L’équilibre entre ces intérêts opposés relève de la gouvernance. Les économistes ne soulignent que rarement cette limitation de la liberté ». Mais l’égalité est souvent rompue « lorsque quelques uns, grâce à leur pouvoir financier, sont à même de s’emparer de la propagande, du processus électoral et de l’appareil gouvernemental dans leur propre intérêt et au détriment du plus grand nombre. L’échec de la gouvernance à défendre l’intérêt collectif remet en question la légitimité même de la société et l’animosité résultant de cette gouvernance illégitime alimente le cynisme et la fragilité ». Les économistes ne peuvent plus s’isoler « dans la tour d’ivoire de l’abstraction analytique ». Il faut donc « une nouvelle pensée économique qui s’intéresse à tout ce qu’il reste à découvrir et à la faillibilité des experts ». […] La mission de la nouvelle pensée économique est de dépasser les simples modèles mécaniques régissant les rapports humains pour développer une intelligence plus exhaustive des processus qui menacent la cohésion de notre tissus social. Le cœur et l’esprit ne peuvent être dissociés dans cette quête de connaissance plus approfondie […] Ce n’est qu’à travers les nouveaux yeux du cœur que sera visible le modèle économique capable de promouvoir le développement de sociétés pérennes. C’est un véritable défi en soi. Comme l’avait dit Einstein : “Il devient indispensable que l’humanité formule un nouveau mode de pensée si elle veut survivre et atteindre un plan plus élevé” ».

Nous ne pouvons qu’approuver, … et regretter que les économistes français soient si peu présents aux conférences de l’INET !


[1George Soros, est l’un des premiers créateurs de fonds spéculatifs. Il a fait fortune en 1992 en spéculant contre la Livre Sterling.

[2Entre autres, J. Stiglitz, G. Akerlof, J. Mirrlees, J. Sachs, R. Johnson,…

[3Marchés : la fin des modèles standards, éd. Le Pommier, 2013.

[4R. Johnson, président de l’INET.

[5A. Reverchon, Le Monde, Culture et Idées, 11/04/2015.

[6Andrew Sheng, Conférence de l’INET, Berlin 2012.

[7Hervé Nathan, Marianne, 29/01/2015.

[8Growing Unequal, Publication OCDE, octobre 2008 ?

[9Divided We Stand, Why Inequality Keeps Rising, Publication OCDE, décembre 2011.


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