L’organisation de la corruption : le jeu dangereux de l’oligarchie dominante


par  B. BLAVETTE
Publication : janvier 2015
Mise en ligne : 7 avril 2015

On s’habituerait presque à apprendre chaque jour un nouveau fait de corruption ! Il faut pourtant prendre conscience que lorsque des “décideurs” de premier plan se compromettent, c’est toute la société qui en subit les conséquences. En abordant ce sujet, Bernard Blavette ouvre un débat qui est essentiel pour comprendre le message des “distributistes” :

« La mafia (c’est-à-dire le crime organisé) est le stade suprême du capitalisme, l’essence même de son mode de production. »

Jean Ziegler

dans Les seigneurs du crime. Les nouvelles mafias contre la démocratie, éd. du Seuil (1998). Économiste et sociologue, cet auteur fut rapporteur spécial auprès de l’ONU pour le droit à l’alimentation.

Le problème de la corruption des classes dirigeantes est une question ancienne et complexe qui engage profondément le présent et le devenir de nos sociétés. Bien sûr, les comportements délinquants concernent l’ensemble des classes sociales, mais la criminalité des “élites“ est porteuse de ravages redoutables, car lorsque les décideurs, ceux qui disposent à la fois du pouvoir politique et économique, abandonnant tous repères éthiques, se livrent à des pratiques délictueuses pour assurer la conservation et le renforcement de leurs privilèges au détriment de l’intérêt général, c’est l’ensemble du corps social qui est atteint et fragilisé.

On peut considérer que depuis près de 150 ans la sociologie et la criminologie se sont constituées en tant que sciences en se focalisant sur les transgressions des milieux les plus défavorisés considérés comme des “classes dangereuses”. Le fait que les décideurs, ceux qui sont à l’origine du Droit, puissent transgresser les lois qu’ils avaient eux-mêmes contribué à édicter semblait autrefois inconcevable. En témoigne ce texte rédigé en 1893 par le sociologue italien E. Ferri : « La classe la plus élevée ne commet pas de crimes, elle est organiquement honnête, retenue par la seule sanction du sens moral, les sentiments religieux, l’opinion publique, elle bénéficie de la transmission héréditaire des habitudes morales… Par contre, une autre catégorie, la plus basse, se compose d’individus réfractaires à tout sentiment d’honnêteté, parce que, sans aucune éducation, retenus toujours par leur misère matérielle et morale dans les formes primitives d’une lutte brutale pour l’existence, ils héritent de leurs parents et transmettent à leurs descendants une organisation anormale qui à la dégénérescence et à la pathologie unit le retour atavistique à l’humanité sauvage » [1]. Ce déni de la vérité est d’autant plus surprenant que les chercheurs de l’époque avaient sous les yeux l’exemple des célèbres Robbers barons étasuniens qui, dans la seconde moitié du XIXéme siècle, utilisaient les pratiques les plus violentes pour assurer leur pouvoir économique, financier, et politique. À cet égard, le cas de la famille Rockefeller qui, à partir de 1862, parvint à imposer sa domination sur les activités pétrolières naissantes, est exemplaire de ce capitalisme sauvage et sans scrupule qui suscite une fascination grandissante parmi l’oligarchie actuelle [2].

En fait, il faudra attendre le milieu du XXème siècle pour que la criminalité des élites soit étudiée sérieusement. En 1949 le sociologue étasunien E. Sutherland publie White collar crime (= La délinquance en col blanc) qui analyse les comportements délictueux des grandes entreprises et de leurs dirigeants. Cet ouvrage, puissamment documenté, s’appuyant sur des recherches statistiques solides et de nombreux témoignages incontestables, fait l’effet d’un pavé dans la mare. Sutherland déclare notamment : « Les transgressions de la loi entrepreneuriales sont non seulement délibérées, mais aussi solidement organisées.[…] Les entreprises frauduleuses mènent le plus souvent des stratégies préventives visant à égarer les contrôles.[…] 97% des entreprises frauduleuses sont des récidivistes au sens où elles ont été condamnées au moins deux fois.[…] Aujourd’hui, les conduites délictueuses concernent de plus en plus la manipulation du public au moyen de la publicité.[…] D’une manière générale, la politique des entreprises consiste à soutenir la loi officiellement et à l’enfreindre dans le secret des conseils d’administration ». Pour Sutherland la criminalité des élites est beaucoup plus dommageable pour la collectivité que la délinquance classique, car elle engendre « la désorganisation de la société et sape la morale sociale ».

L’ouvrage de Sutherland sera en partie victime de la censure car de nombreuses entreprises délinquantes sont citées nominalement et son éditeur redoute des procès ; de plus, plusieurs d’entre elles sont des bailleurs de fonds de son université… Il faudra attendre 1983 pour que l’étude soit publiée dans son intégralité [3].

Aujourd’hui encore, la duplicité des classes dominantes est presque toujours sous-estimée. Ainsi, le 24 octobre dernier, l’économiste Jacques Généreux, ancien membre du Parti Socialiste et aujourd’hui co-fondateur du Parti de Gauche avec Jean-Luc Mélenchon, accordait une interview au quotidien en ligne Médiapart. Critiquant vivement la politique économique du présent gouvernement, il déclarait notamment : « La politique de l’offre menée actuellement ne peut pas relancer la machine en période de stagnation. Les entreprises amélioreront leur rentabilité mais n’investiront pas. Sur quel marché pourraient-elles investir dans une économie en panne ? ». Cela semble évidemment du bon sens. Pourtant, lorsque le journaliste s’interroge sur les raisons qui poussent le gouvernement socialiste à s’obstiner dans une politique qui a échoué partout ailleurs, particulièrement en Grèce et au Portugal, Généreux déclare « Nos dirigeants actuels sont des imbéciles heureux qui croient sincèrement au succès de leur politique ». Ce qui n’explique rien et crédite même nos décideurs d’une forme de sincérité. Quelques jours plus tard, le 29 octobre, Susan George, grande figure de l’altermondialisme et présidente d’honneur de l’association ATTAC-France est invitée sur France Culture, dans le cadre de l’émission de la mi-journée La grande table, à présenter son dernier ouvrage, Les usurpateurs [4], qui décrit la montée en puissance du pouvoir des multinationales face aux pouvoirs politiques élus. À la question « Mais pourquoi les États se laissent-ils déposséder aussi facilement de leurs prérogatives essentielles ? », Susan George répond « Je ne sais pas, probablement pensent-il qu’il n’y a pas d’alternative ». Ici encore l’auditeur reste sur ses interrogations. Ces deux cas sont particulièrement représentatifs d’une incapacité à aller jusqu’au bout de ses propres raisonnements. Ces deux intellectuels, pourtant largement engagés dans la lutte contre le système dominant, semblent comme tétanisés face aux conclusions qui s’imposent… Les faits sont pourtant d’une évidence impitoyable et se résument en une phrase : pour la première fois dans l’histoire connue de l’humanité, l’économique a dévoré le politique. Ce danger mortel, celui de l’argent-roi, de l’argent fou, de la spéculation incontrôlable, que dénonçaient déjà Platon, Aristote, St Thomas d’Aquin, constitue la réalité d’aujourd’hui. Pour parler comme le sociologue Pierre Bourdieu, le champ économique qui, dans les sociétés traditionnelles avait été contenu dans de strictes limites, a fusionné avec le champ politique, ce dernier n’étant plus que l’instrument de la mise en œuvre pratique des doctrines néo-libérales, servi par un personnel politique composé de courtisans totalement acquis à l’oligarchie économico-financière qui leur a permis de se faire élire.

« En suivant la trace d’assassins, j’ai souvent côtoyé les salons de la finance internationale et les cabinets capitonnés du pouvoir, des premiers ministres, ministres et sénateurs. »

Roberto Scarpinato

dans Le dernier des juges (entretien avec Anna Rizzelo), éd. La contre allée (2011). Procureur général de Palerme, R. Scarpinato a été surnommé “le dernier des juges” après l’assassinat par la mafia de ses deux collègues et amis, les juges Falcone et Borsellino. Il vit depuis 20 ans sous haute protection policière.

Lorsque les principaux décideurs de la planète passent alternativement du secteur privé au secteur public et vice-versa et, pour une fraction non négligeable d’entre eux, tissent aussi des liens avec les grandes mafias du monde (italienne, russe, chinoise) les pratiques les plus délictueuses (violences en tous genres, trafic d’influence, conflits d’intérêt, blanchiment d’argent dans les paradis fiscaux) deviennent endémiques et incontrôlables.

Au-delà d’une façade démocratique, l’État est au service de l’avidité d’une classe parasitaire.

Édifiantes biographies

Les liens étroits de la classe politique avec les milieux d’affaires, les pratiques douteuses et les conflits d’intérêts qui en découlent sautent aux yeux lorsque l’on se penche sur la biographie de quelques membres de l’actuel gouvernement [5] :

•M. Macron, ministre de l’économie et grand chantre de la réduction des déficits et des politiques d’austérité, était depuis 2008 banquier d’affaires dans la banque Rothschild. En 2010, il est promu associé auprès de la banque. Début 2012, il pilote une des plus grosses négociations de l’année : le rachat par Nestlé d’une filiale du groupe Pfizer. Entre sa nomination comme associé gérant et son retour aux affaires publiques, il déclare lui-même avoir gagné 2 millions d’euros. Il n’y a ici rien d’illégal, simplement les liens du ministre avec la haute finance sont avérés. Mais le journal en ligne Médiapart publie le 28 novembre un article de Laurent Mauduit intitulé La scandaleuse privatisation de l’aéroport de Toulouse. Selon les informations de Médiapart M. Macron s’apprête à privatiser cet aéroport en cédant les parts de l’État (60%), au terme d’un appel d’offres dont le déroulement suscite bien des interrogations, à un tandem sulfureux. D’une part, le groupe chinois symbiose, immatriculé dans un paradis fiscal (les Iles Vierges Britanniques), et propriété d’un dénommé Poon Ho Man, oligarque chinois au passé plus que douteux et d’une certaine Christina, sa compagne. D’autre part, un consortium canadien SNC Lavalin Inc, radié pour 10 ans par la Banque Mondiale (une procédure rarissime !) pour « fausses déclarations et tentative de corruption dans le cadre d’un appel d’offres portant sur des contrats financés par la Banque ». L’État français, par l’intermédiaire de son ministre des Finances, accepte donc sans réticence de traiter avec des sociétés qui échappent à l’impôt et enfreignent les lois…

•M. F. Rebsamen, ministre du travail et grand pourfendeur de ces chômeurs qui se gobergent avec l’argent public, fut maire de Dijon dès 2001 et se trouve de surcroît avoir été administrateur de la banque Dexia en 2007 et 2008. Il démissionne en octobre 2008, quelques jours avant l’annonce de la faillite de cet établissement et… alors que Le Canard Enchaîné révèle qu’il a touché 20.000 euros de jetons de présence pour 2007. Le renflouement de la banque coûtera 6,4 milliards aux contribuables belges, français et luxembourgeois. De quoi indemniser quelques chômeurs…

•Avec M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, nous allons voir comment de curieuses “coïncidences” favorisent souvent les plus fortunés. En 1981, il est nommé ministre du budget, et c’est à ce titre qu’il instaure le fameux “Impôt sur les grande fortunes”. Or, étrangement, les œuvres d’art sont exclues de l’assiette de recouvrement de cet impôt… et, comme le hasard fait bien les choses, il se trouve que la famille Fabius a bâti sa fortune sur le commerce des œuvres d’art… En 2011, 400 pièces appartenant à la galerie Fabius frères ont été vendues aux enchères pour la modique somme de 9,6 millions d’euros, avec 4 records du monde pour la vente de sculptures du XIXème siècle.

Que l’on comprenne bien. Dans cette opération, la famille Fabius sauvegarde, bien sûr, ses propres intérêts, mais aussi, et peut-être surtout, elle protège les intérêts de sa clientèle et de l’ensemble de sa classe sociale. C’est ainsi que de nombreux oligarques se sont soudain sentis transcendés par l’amour de l’art : François Pinault, qui a finalement installé sa fondation dans un magnifique palais vénitien (sa collection comprendrait entre 3.000 et 4.000 œuvres selon Le Nouvel Observateur du 20/10/2014) ; Bernard Arnault, qui vient de s’offrir un joli musée à Paris (la Fondation Louis Vuitton) avec quelques sous qu’il n’avait pas expédiés vers les paradis fiscaux… Apparaître comme un mécène protecteur des arts et des artistes est aussi un gain appréciable en termes d’image et de “capital symbolique”. François Hollande et l’oligarque Bernard Arnault inaugurant, main dans la main, le nouveau musée, est une image hautement significative… Par ces “dons“ à la collectivité, les dominants traduisent « leur supériorité politique, sociale et économique, et concrétisent leur supériorité naturelle et leur droit subjectif à commander. » [6]

•La lecture du Canard Enchaîné peut s’avérer fort instructive, notamment en ce qui concerne Mme Marisol Touraine, ministre de la santé. Dans sa livraison du 8/8/2012 le palmipède publie un article intitulé La ministre soigne la santé d’un labo. Il est tout d’abord précisé que M. Touraine a longtemps appartenu au club Avenir de la santé, un groupe de pression financé par le laboratoire GlaxoSmithKline, le n°2 du secteur, ce qui n’est pas précisément un signe d’indépendance et d’impartialité. Mais surtout, l’article décortique de quelle manière la ministre a fait déclassifier par la Sécurité Sociale, et sans raison convaincante, un médicament bon marché (50 euros la dose) produit par le laboratoire Roche et utilisé contre une maladie de la rétine, au profit d’un autre produit beaucoup plus onéreux (800 euros la dose) et commercialisé par le laboratoire Suisse Novartis… Mais, chose amusante, Roche n’est pas trop triste car les deux laboratoires sont liés, notamment par leur filiale commune Genetech, chacun participe ainsi aux bonnes fortunes de l’autre !

La médecine moderne fait des miracles et la santé du groupe est florissante…

Le verrou de Bercy

Revenons maintenant sur l’affaire Cahuzac. Ce qui est ici significatif ce n’est pas seulement la corruption d’un membre important du gouvernement, c’est le fait que M. Cahuzac ait été ministre du Budget, celui qui précisément est chargé de la lutte contre la fraude fiscale, celui qui tient entre ses mains le fameux “Verrou de Bercy“ : il faut savoir que lorsque l’administration fiscale souhaite engager des poursuites pour une infraction financière, elle doit préalablement obtenir l’accord du ministre du budget avant de transmettre l’affaire à la justice. C’est ce que l’on nomme familièrement le “Verrou de Bercy“ et qui permet, on s’en doute, quelques “petits arrangements entre amis”.

Accords européens

Ces juteuses connivences, on les retrouve, bien sûr, en dehors de nos frontières et tout particulièrement au grand-duché du Luxembourg. Le 5 novembre, puis le 10 décembre derniers, quarante grands journaux, du Monde au New York Time, publiaient une liste de plus de 500 grandes entreprises (Ikéa, Amazone, Apple, Pepsi, Eurodisney….) ayant conclu avec le fisc Luxembourgeois des accords « qui ont permis à ces multinationales de s’épargner de payer des centaines de millions d’euros d’impôts, très souvent grâce à la création de coquilles vides au Luxembourg ou au prix d’acrobaties comptables étonnantes, avec le blanc-seing de ses plus hautes autorités ». La grande majorité de ces “cadeaux“ a été négociée dans la période 2008-2010 entre Marius Kohl, responsable du fameux “Bureau 6“ de l’administration fiscale du grand-duché, lieu mythique où ont été validés des milliers d’accords secrets, et les quatre grands cabinets de conseil (Ernst and Young (EY), Pricewaterhouse Coopers, Deloitte, KPMG) qui mettent ainsi leurs compétences au service de la fraude et du contournement des lois [7]. Tout cela n’a pas empêché M. Juncker qui, faut-il le rappeler, fut Premier ministre du Luxembourg pendant 18 ans (de 1995 à 2013) et ministre des finances durant 6 ans (de 1989 à 1995), d’être nommé Président de la Commission Européenne…

Jean-Claude Junker, qui occupa pendant 24 ans un poste de premier plan à la direction d’un des plus importants paradis fiscaux du monde, nommé à la tête de la Commission Européenne, quel symbole !

La City de Londres

Traversons maintenant la Manche en compagnie de Marc Roche qui fut pendant 25 ans correspondant du journal Le Monde dans la City de Londres [8].

La presse a tout dit sur cette place financière, l’argent roi, les traders fous qui se déchaînent… Mais cela n’est que l’écume superficielle qui couronne une vague bien plus puissante, profonde et terrifiante.

La City est le lieu paradigmatique de l’infiltration de la finance et des pratiques mafieuses jusqu’au cœur de l’État et, selon Marc Roche, « Tony Blair est l’exemple vivant de ces rapports toxiques entre le monde politique et les milieux d’affaires […] L’ancien Premier ministre travailliste (!) est aujourd’hui à la tête d’une fortune d’au moins 150 millions d’euros, voire le double. Il symbolise, jusqu’à la caricature, cette attraction fatale entre finance et politique qui pose d’immenses problèmes d’éthique et de conflits d’intérêts ». Pour Tony Blair, tout a commencé deux ans après son départ du 10 Downing Street, lorsqu’il fonde le cabinet de conseil dénommé Tony Blair Associate visant ainsi à exploiter son entregent et un carnet d’adresses considérable. Il va aussi utiliser la mission de médiation au Proche-Orient qui lui a été confiée par l’ONU, les États-Unis, la Russie et l’UE pour favoriser ses propres affaires. Peu regardant sur les principes élémentaires de l’éthique, le cabinet va soutenir et conseiller le Kazakhstan, le Qatar, le Koweït, la Colombie, le Rwanda ou encore des groupes opaques qui contrôlent le marché planétaire des matières premières, par exemple la société helvétique Glencore [9]. La ruée vers la finance concerne aussi un autre membre du Parti Travailliste : Lord Mendelson. Ex-numéro deux du gouvernement travailliste de Gordon Brown (2007-2010) et ancien Commissaire européen au commerce, il dirige actuellement la section internationale de la Banque d’affaires Lazard. Mais il siège aussi au conseil d’administration de Sistema, le plus gros groupe industriel et financier russe, coté en Bourse, dont le propriétaire et fondateur, Vladimir Yevtushenkov, est accusé par la justice américaine d’avoir des liens étroits avec la maffia russe. Cela ne semble guère gêner ce pair du royaume qui est aussi un proche conseiller d’un autre oligarque russe, le sulfureux roi du nickel, Oleg Deripaska [8].

La “russian connexion” au Royaume-Uni c’est aussi le milliardaire Roman Abramovitch qui, en 2003, s’achète le Chelsea Football Club pour la bagatelle de 140 millions de Livres (environ 180 millions d’euros au cours actuel), l’une des équipes phares de Grande-Bretagne, sans que les autorités britanniques ne s’inquiètent le moins du monde de l’origine des fonds.

En novembre 2011 se déroule, devant la Haute Cour de Londres, un retentissant procès intenté contre Abramovitch par son ancien associé, Boris Berezovski. Marc Roche, qui couvre les débats pour son journal, en ressort comme halluciné : « Devant la Haute Cour, il fut question de croisières à bord de super yachts dans les Antilles, de manoirs des Mille et Une Nuits en France, de contrats mirobolants écrits sur des serviettes en papiers, de tentatives d’assassinats par des gangsters tchétchènes, de milliards de dollars blanchis dans des places off-shore, de sociétés écrans, de connivence politiques ». Finalement débouté, Berezovski fut retrou­vé quelque temps plus tard pendu dans son domicile londonien… L’issue du procès n’est probablement pas étrangère à la puissance du réseau d’influence que Roman le Magnifique a su tisser au Royau­me-Uni, parvenant même à s’attacher les services de sir Michael Peat, l’ancien directeur de cabinet du prince Charles. M.Roche considère que « cette Russian Connexion a pesé lourd sur la politique du Foreign Office visant à limiter la portée des sanctions européennes contre la Russie lors de l’annexion de la Crimée » [8]. Nous avons ici un cas d’école : comment la finance mafieuse influence la géopolitique des États…

Un délire collectif

Cette énumération de pratiques illégales fort diverses peut sembler hétéroclite, pourtant il n’en est rien. Tous les cas cités ici constituent une infime fraction d’une immense toile, d’un réseau de forces qui enserre nos sociétés et n’a qu’un seul but : contourner la légalité, infiltrer les États, instaurer le règne de la loi du plus fort ou, pourrait-on dire, du plus fou. Il s’agit bien d’une forme de délire collectif car lorsque les pratiques les plus délictueuses se déroulent avec la bénédiction des États censés être les garants suprêmes de la légalité, les références se brouillent, les frontières entre licite et illicite perdent leur sens.

Le monde est alors livré à l’avidité, l’égoïsme, la soif de pouvoir, toutes ces perversions de l’esprit que le philosophe Spinoza qualifiait de « passions tristes ».

On mesure ainsi l’irresponsabilité de cette oligarchie parasitaire, des élites dirigeantes qui ont volontairement organisé une société du pillage : pillage des ressources de la planète, pillage des pays du sud les plus faibles, pillage des forces physiques et intellectuelles du plus grand nombre. Un immense gâchis.

Pourtant une certitude est acquise : il n’est pas d’exemple dans l’Histoire qu’une société livrée à l’arbitraire puisse être pérenne. Il est probablement trop tard pour stopper la course à l’abîme, et il nous faut apprendre à vivre aujourd’hui et maintenant avec cette perspective qui nous semble impossible mais qui s’affirme chaque jour un peu plus. Il est vrai que l’humanité a subi d’innombrables crises et soubresauts qui n’ont pas signifié pour autant la fin de notre espèce, mais aujourd’hui l’effondrement qui se profile est planétaire et là, nous entrons dans l’inconnu. Un sursaut est-il possible ? Serons-nous capables de maîtriser un système de domination devenu fou, alors que ses comportements imprègnent nos vies et jusqu’aux organisations qui prétendent le combattre ? Saurons-nous définir un corpus de valeurs assez fortes pour balayer des dogmes tellement ancrés dans nos esprits et nos corps qu’ils constituent un “impensé” inaccessible à toute discussion ?


[1

E.Ferri, Sociologie criminelle. Cet ouvrage connut un immense succès, réédité à cinq reprises et traduit en six langues. Il est cité par Pierre Lascoumes et Carla Nagels dans Sociologie des élites délinquantes – De la criminalité en col blanc à la corruption politique éd. A.Collin, coll. U, (2014). Remar­quer le dessin en couverture qui résume magistralement la substance de ce texte.

[2Citons la famille Carnegie dont la fortune a pour origine la production d’acier. L’encyclopédie en ligne Wikipédia dénombre une trentaine de “Robber barons“ appartenant aux différents secteurs industriels et bancaires. On remarquera que ces “dynasties“ sont souvent à l’origine de fondations à buts humanitaires (c’est le cas des Rockefeller et des Carnegie) comme pour faire oublier toute la violence de leurs pratiques.

[3Pour un compte rendu plus détaillé, voir la référence 1.

[4Susan George, Les usurpateurs, éd. du Seuil (2014).

[5On peut pour cela consulter tout simplement Wikipédia.

[6B.Hibou, Anatomie politique de la domination, éd. La Découverte, (2011).

[7LuxLeaks, Le scandale a des années de retard par Dan Israel, Médiapart.

[8Marc Roche relate ses souvenirs dans Les Banksters, éd. A.Michel (2014).

[9Pour un aperçu des agissements de Glencore voir notamment Bernard Blavette Le secteur minier en accusation. II Paradis miniers, GR 1150.