Face aux jeunes loups, pas de politique de l’autruche !
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Publication : novembre 2014
Mise en ligne : 30 janvier 2015
Selon des sondages, il paraît que 58% des Français ont une excellente opinion du nouveau ministre de l’économie, Emmanuel Macron, et mettent beaucoup d’espoir dans ce benjamin du gouvernement qui se dit bien décidé à faire au plus vite “ses” réformes, à savoir : revenir sur les 35 heures, sur l’allocation chômage, sur la retraite, etc. Les sondages seraient-ils bidon ? Les sondés seraient-ils mal informés ? Ou masochistes ?
Il est vrai que l’information leur vient surtout par les grands médias. Or il faut voir comment ces derniers passent sous silence le fait qu’un des plus dangereux traités de libre échange (désigné par des sigles divers : GMT, TAFTA, PTCI, TMP, TPP…) entre l’Union Européenne et les États-Unis se prépare dans le plus grand secret, dans un profond mépris de toute démocratie (voir GR 1150 de février dernier). Et s’il arrive que ces médias évoquent ces pourparlers entre les grandes entreprises internationales et nos gouvernements, ce n’est pas pour en évoquer les dangers. Ils ne soulignent pas, entre autres, le fait qu’il s’agit de permettre définitivement aux multinationales de faire condamner, par des tribunaux privés, les États qui prennent des mesures sociales, sanitaires ou environnementales, à leur verser des sommes colossales sous prétexte que ces mesures d’intérêt public sont pour elles des “manques à gagner” ! Chaque bulletin d’information donne le score des matches de foot, et pas seulement ceux de la “ligue 1”, mais y avez-vous appris quelles villes se sont déclarées publiquement “hors TAFTA” ? Quand des citoyens manifestent qu’ils ont découvert l’existence de ces négociations et compris ce qu’elles préparent, les médias n’en parlent pratiquement pas : quel écho avez-vous eu des 400 manifestations organisées contre ce traité et ses semblables, le 11 octobre dernier, par des dizaines de milliers de citoyens, et dans toute l’Europe ?
Un aspect dramatique de l’attitude de ces “armes de distraction massive”, selon une expression que je trouve judicieuse pour désigner les grands médias, est qu’il faut du sensationnel pour qu’ils en parlent. Ils n’informent donc d’une manifestation que si elle est violente. Or un mouvement citoyen, heureusement, préfère l’humour à la violence. C’est grâce à cette sagesse qu’il nous est possible d’illustrer cette page de quelques uns des dessins de F. Feer, qui a l’art d’utiliser l’humour pour faire comprendre ce que préparent ces négociations si soigneusement cachées.
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Par contre, les grands médias n’ont pas manqué de crier en chœur « Cocorico ! Le prix Nobel d’économie 2014 est français ! » Cette annonce est, d’abord, un mensonge puisqu’il n’existe pas de prix Nobel en économie : Nobel est mort en 1896, et c’est en 1968 que la Banque de Suède a créé la distinction dont il s’agit. Et un mensonge trompeur en ce sens qu’il fait oublier que ce sont des banquiers qui désignent celui que leur choix va faire passer pour le modèle à suivre, l’oracle mondial dans sa spécialité. Or, inciter ainsi à confondre l’économie avec la finance n’est pas neutre, c’est mettre dans la tête des braves gens que l’économie ne peut être que capitaliste.
Sous ces applaudissements, on a entendu fort peu d’informations sur les théories ultralibérales de cet économiste qui inspire le président Hollande et qui a été classé, à l’issue d’une enquête sérieuse, parmi “les imposteurs de l’économie”, par L. Mauduit. Ce dernier rappelle en effet sur médiapart (www.mediapart.fr), que « c’est ce personnage qui a le plus contribué en France à l’OPA du monde de la finance et de l’assurance sur la recherche économique de pointe ». Il explique comment Jean Tirole s’y est pris pour faire entrer la finance dans l’université, autrement dit le loup dans la bergerie : cet X-Ponts, fort en maths (plus précisément en statistiques), a été formé à l’économie aux États-Unis, il a obtenu son doctorat au prestigieux MIT. Admiratifs des universités étatsuniennes, et constatant que l’État ne donne pas à ses universités les moyens d’être aussi prestigieuses, Jean-Jacques Laffont (1947-2004) et lui se sont dit qu’au lieu d’inciter les étudiants français à s’exiler (comme eux-mêmes) pour faire leurs études supérieures outre Atlantique, il fallait suivre l’exemple américain en créant en France une université tout aussi prestigieuse… Et justement, une loi-programme de mon ancien collègue (mais pas ami) Claude Allègre quand il était ministre, en 2006, est venue à point nommé leur en fournir l’occasion. Cette loi ultralibérale permet aux universités de déroger aux règles traditionnelles de la gestion publique. C’est cette dérèglementation (une de plus !) qui a permis à Jean Tirole de lever assez de fonds de la part d’entreprises privées pour financer son École d’Économie de Toulouse rebaptisée aussitôt Toulouse School of Economics (TSE) pour bien afficher la volonté qu’elle soit “le fer de lance” des États-Unis dans les universités françaises. Peu après, en 2011, TSE phagocitait même la faculté de sciences économiques de l’université de Toulouse I. Et pour beaucoup d’autres universités, dépourvues de moyens, un tel partenariat public-privé (sur les ppp, voir dans GR 1147, La démocratie en question, p.3) est devenu, hélas, l’exemple à suivre. Avec cette loi, l’État a donc allègrement amorcé la privatisation de l’Université.
Les fonds apportés par des groupes industriels ou financiers (AXA, BNP, Crédit Agricole, GDF-Suez, etc.) étant considérables, TSE a les moyens d’être terriblement attractive. Et la Cour des Comptes ne peut que constater que dans cette université de luxe, les rémunérations « résultent d’une négociation de gré à gré » dans des conditions « proches de l’opacité », auxquelles s’ajoutent des primes telles que « les bénéficiaires d’une chair junior se voient proposer des rémunérations… près du double de celle d’un maître de conférences » de l’université publique.
Les sponsors privés ayant une bonne part dans les prises de décisions de TSE, ils peuvent y privilégier un type de recherche ou d’enseignement qui les intéressent. On se doute donc, et Mauduit le note au passage, qu’un économiste soucieux des inégalités a peu de chance de faire carrière à Toulouse !
Comme le jury de la Banque de Suède saluait en son lauréat « l’un des économistes les plus influents de notre époque », j’ai cherché à cerner l’essentiel des théories économiques qu’il répand si aisément. Pour ce faire, rien ne m’a semblé plus clair que le blog qu’un autre économiste, mais pas sorti de la TSE, Jean Gadrey, met à disposition de tous à l’adresse http://www.alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/. Dès le 14 octobre, il les exposait, avec sa clarté habituelle. En voici des extraits : « Le prix de la Banque de Suède attribué à Jean Tirole s’inscrit dans la tradition d’une institution dont environ 90 % des lauréats font partie du courant de l’économie orthodoxe appelée néoclassique, celle qui sert depuis plus d’un demi-siècle à justifier la supériorité du marché concurrentiel… Cette nomination est aussi la reconnaissance par l’orthodoxie mondiale de la singularité, en France, de l’École d’économie de Toulouse, celle qui est le fer de lance dans notre pays du modèle américain faisant des grandes entreprises, des banques et des compagnies d’assurances les grands financeurs, à part presque égale avec l’État, de la recherche économique… Jean Tirole a beaucoup contribué à cette modalité de “liaisons dangereuses” entre la recherche et le capitalisme financier. » Il précise : « Parmi ses travaux…je retiens d’abord, en raison de leur influence sur les politiques, ceux qui ont servi à outiller la dérégulation/privatisation des grands services publics de réseau… Il ne semble pas que ses modèles aient pris en compte les vagues de suicides et l’ampleur de la souffrance au travail qui ont résulté de ces privatisations partout, ni la dégradation de la qualité de service dans bien des cas, ni celle de l’accès universel à des services d’intérêt général… Jean Tirole est également l’auteur, avec O. Blanchard, d’un rapport fameux (2003) sur la dérégulation du marché du travail, visant à remplacer les CDD et les CDI par un contrat unique. Ce “marché unique” aurait pour corollaire la suppression d’une bonne partie du droit du travail et des protections juridiques, dont la mise au rencart des prud’hommes… Il s’est aussi prononcé, en Europe, en faveur d’une union bancaire européenne dont l’une des dispositions renforcerait encore les pouvoirs de la BCE sans remettre en cause sa fameuse “indépendance“, et sans lui attribuer le droit de prêter aux États en difficulté ».
Il ressort des positions de notre X-Ponts-MIT-TSE qu’il a une vue très mathématique de l’économie, à laquelle il applique sa spécialité qui est, en statistique, la théorie des jeux. Or cette “mathématisation” de l’économie ne semble pas faite seulement pour « impressioner le néophyte,sans pour autant dépasser le niveau de la taupe » (cette expression est de J-P Dupuis) et imposer ses vues par une sorte de rigueur d’apparence scientifique à ceux qui oseraient prétendre que l’économie n’est pas une science exacte, qu’elle ne doit pas être si décharnée, qu’il ne faut pas négliger l’aspect humain des décisions, voire même faire preuve d’un véritable souci de respecter l’environnement. Cette impression est renforcée en lisant, toujours sur le blog de Jean Gadrey, les propositions de notre “banquedesuédisé” sur les questions écologiques : « Il est le principal auteur d’un rapport sur le climat (2009) où l’on retrouve l’obsession du marché aussi libre que possible, moyennant de petits ajustements et de petites incitations, toutes économiques ou marchandes elles aussi. Il se prononce contre les normes techniques imposées… et les régulations non marchandes contraignantes. Il préconise non pas des taxes, mais un “marché unique” à prix international unique du carbone, fondé de préférence sur une mise aux enchères des “droits à polluer”… toute la panoplie du capitalisme financier mise au service du climat, telle est sa vision… »
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Puisque cet économiste est l’un « des plus influents de notre époque », les jeunes loups tels que Macron en France et Renzi en Italie, ont donc le vent en poupe pour nous préparer de beaux jours, ce que les médias nous incitent à ne pas voir. Pour ne pas suivre cette politique de l’autruche, il y a, heureusement, d’autres moyens de s’informer. Quelques éditeurs, et de plus en plus nombreuses associations telles que le CADTM, le CETIM, Attac aussi, publient des ouvrages fort bien faits pour ouvrir les yeux… Il suffit de faire un tout petit effort pour les lire. Voici, par exemple, encore deux livres récemment publiés, qui ont un double avantage : ils ne demandent qu’un très petit effort (ils ont été bien conçus pour être faciles à comprendre) et ils sont très complets sur deux questions essentielles.
Je recommande d’abord Bancocratie d’Éric Toussaint. C’est la dernière en date d’une déjà longue et fort utile série d’études que le CADTM, publie et que nous n’avons pas manqué de signaler, tant elles sont bien faites. Ce livre est particulièrement complet, il rappelle bien d’où vient la crise financière à l’origine de la situation actuelle, et montre ses implications et ses conséquences. Et les termes de la finance qui y sont employés sont très clairement définis dans un glossaire final. Malheureusement, il se borne à suggérer une série de réformes… qui supposent que le capitalisme pourrait renoncer à avoir la recherche de profit comme objectif… alors que c’est sa raison d’être ! Bref, voila un livre utile (450 pages, 24 euros) à offrir à quelqu’un… qui a déjà lu Mais où va l’argent ? !!
L’auteur du deuxième livre est le président du CADTM en France, Nicolas Sersiron, son éditeur est le mouvement Utopia et son titre Dette et extractivisme. Ce dernier mot est sans doute un néologisme, mais ce qu’il désigne n’est pas nouveau, hélas. Il s’agit du pillage des ressources de la planète, depuis celui exercé autrefois par des colons européens jusqu’à celui organisé aujourd’hui par des entreprises internationales.
Cet ouvrage en montre les différentes formes. Mais il va plus loin en dénonçant une nouvelle façon de dépouiller les peuples, à savoir : la dette. De façon très pertinente, il montre comment la dictature de la finance sur le monde a permis d’aller encore plus loin : il ne s’agit plus seulement d’accaparer leurs ressources fossiles et leurs produits agricoles, mais d’aliéner les populations elles-mêmes, en leur imposant des remboursements insensés : « elles sont instrumentalisées par l’endettement ». On comprend comment le levier qu’est la dette et cet “extractivisme” sont liés, étant tous deux et à la fois facteurs d’injustice, de corruption et de violences sociales. Ce livre n’est pas seulement une source de réflexion, c’est aussi une mine d’informations à faire connaître. Par exemple : « la population agricole active s’élève [dans le monde] à 1,3 milliard de personnes et ne dispose que de 200 millions d’animaux de travail et de 28 millions de tracteurs : la très grande majorité des agriculteurs du monde continue donc de travailler à la main… » parce que « la logique du profit, et donc de la faim, est préférée à celle du partage ». À rappeler à ceux qui prétendent que le capitalisme fait profiter tout le monde des progrès techniques.