Au fil des jours
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Publication : novembre 2014
Mise en ligne : 29 janvier 2015
Une obscure lucidité
Après avoir pris connaissance des derniers chiffres du chômage, qui faisaient état d’une hausse de 19.300 chômeurs en septembre, F. Rebsamen, ministre du travail et de l’emploi, vient de déclarer [1] dans un éclair de lucidité : « Soyons honnêtes, nous sommes en échec ». Qui pourrait en douter ? Mais il aggrave son cas lorsqu’il essaie d’en expliquer la cause : « Tant qu’une croissance plus forte n’est pas là, il n’y a pas assez de créations d’emplois ». Et il finit par se couvrir de ridicule en ajoutant que le gouvernement aurait dû faire davantage de pédagogie sur certaines mesures comme le crédit d’impôts compétitivité emploi. Pour couronner le tout, il ajoute qu’il n’y aura pas d’amélioration de l’emploi avant le second semestre 2015. Voila qui va rassurer les 5.431.500 chômeurs que vient d’enregistrer Pôle emploi !
Au lieu de raconter des sornettes, M. Rebsamen, tout comme ses collègues ministres, ferait mieux de s’informer sérieusement, par exemple en consultant les publications de l’Organisation du Travail (OIT) [2] qui prévoient une augmentation du chômage mondial au moins jusqu’en 2018 malgré une reprise…
On constate déjà que la “reprise” pourtant forte des États-Unis se fait sans création significative d’emplois.
Enfin, je n’imagine pas une seconde que M. Rebsamen n’ait pas encore entendu parler de la “révolution numérique” en cours [3]. Allons, soyez honnête jusqu’au bout, M. Rebsamen, quitte « à désespérer Billancourt » [4] (et ATTAC France), il faut re-imaginer le travail. Sinon, pour dégonfler les statistiques du chômage il ne vous restera plus qu’à instaurer des “mini jobs” comme en Allemagne ou des emplois à “zéro heure” comme en Grande Bretagne. Mais ce n’est pas très social et encore moins socialiste (si ce terme a encore un sens pour vous…)
Le ”pro business“
Pardonnez moi ce “globish” que je n’ai fait qu’emprunter à notre Premier ministre qui, en visite à la Cité de Londres le 6 octobre, a cru bon de déclarer pour rassurer les milieux financiers britanniques sur la politique capitaliste de la France : « My government is pro business ». Ce qui a, paraît-il, laissé ses interlocuteurs absolument froids. Pas étonnant : ce qu’on entend en France par « pro business » est tout à fait différent de ce que ça signifie outre-Manche. Chez nous, « c’est synonyme de satisfaction des réclamations d’organisations patronales, omniprésentes comme le Medef ou la CGPME, ou opportunistes comme “les pigeons”, croyant savoir ce qui est bon pour le pays. Rien à voir avec le « pro business » décliné à Londres, davantage tourné vers l’intérêt général » [5].
Beaucoup plus grave encore que les réponses empressées aux demandes des milieux patronaux, le gouvernement de Manuel Valls vient, depuis la rentrée, d’ouvrir un nouveau chantier : « le développement de formations destinées à répondre aux besoins immédiats des entreprises ». C’est extrêmement dangereux car, « si des mesures fiscales ou sociales peuvent être corrigées en cas d’erreur manifeste, les choix éducatifs sont souvent irréversibles : la formation initiale est un passeport, ou un boulet, pour des décennies ». Nous en avons déjà fait l’expérience. Ainsi, sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing l’idée de pousser les jeunes vers des métiers “utiles aux entreprises” (en l’espèce, les métiers manuels qui allaient être libérés, disait-on, par l’inversion des flux migratoires…) a été très en vogue. Mais dit Askenazy « Ce fut là encore visionnaire », et eut pour conséquences que « les Français de plus de 55 ans sont encore aujourd’hui largement moins éduqués que les Allemands ou les Britanniques, ce qui explique une bonne part du taux d’emploi très faible des seniors ». La politique de démocratisation scolaire impulsée par la gauche au début des années 80 a un peu amélioré la situation mais elle s’est ralentie dans la dernière décennie du XXè siècle, car le patronat n’avait rien vu de l’intérêt que présentait pour la plupart des entreprises la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Et ces vues à court terme du patronat et des politiques nous ont fait maintenant entrer dans « une des phases les plus pathétiques de l’histoire économique française » qui fait de la France le seul pays de l’OCDE dans lequel le poids de la recherche-développement décline. Moralité : Il faut bien se garder de « croire que le “pro-business” à la française assure l’avenir ».
L’industrie de la mort
C’est ainsi que l’ancien député du Bas Rhin Yves Bur qualifie à juste titre le marché du tabac [6] dont Mathieu Pechberty, journaliste économique au Journal du Dimanche, nous révèle les arcanes dans un ouvrage intitulé l’Etat accro au tabac [7]. Il montre comment le ministère de finances, les fabricants de tabac et les buralistes s’entendent pour continuer à profiter d’une manne qui tue chaque année en France 78.000 personnes.
Selon lui, il suffirait pourtant d’une forte hausse du prix du tabac pour faire reculer sa consommation. Mais, par peur de perdre en recettes fiscales quelque 14 milliards d’euros par an, dont la totalité est consacrée au financement de la branche maladie de la Sécurité sociale, les gouvernements de droite ou de “gauche” ont toujours capitulé devant les lobbyistes du tabac.
Les ministres de la Santé perdent toujours devant leurs collègues des finances !
Pour donner le change, l’État se borne à imposer de faibles augmentations du prix du tabac. Comme l’explique un ancien directeur financier d’un des géants du tabac, une hausse des prix inférieure à 6% ne fait pas reculer les accros et « ne tue pas le marché ».
L’ancienne SEITA [8] , aujourd’hui rachetée par Imperial Tobacco, regorge d’anciens hauts fonctionnaires ou énarques et ses dirigeants entretiennent toujours des relations très fortes avec l’administration des douanes.
Inutile de préciser que les parlementaires sont soumis à un intense lobbying de la part des majors de l’industrie du tabac. Pas étonnant donc qu’en décembre 2012, le Parlement n’ait voté qu’une augmentation de 0,45% du taux des taxes inférieure de 1% à celle qu’avait prévue par le gouvernement Ayrault.
Ce qui correspond à 180 millions d’euros…
Succès socialiste
Non, non, c’est pas ce que vous croyez : ce n’est pas le gouvernement Valls qui vient de sortir la France de la dépression… mais le socialiste Evo Morales qui vient d’être réélu en Bolivie, et pour la troisième fois, président de la République, le 12 octobre, au premier tour, avec 61% des voix.
Rien d’étonnant puisque depuis qu’il est arrivé au pouvoir en 2006 la richesse nationale a été multipliée par trois, le taux d’extrême pauvreté est passé de 38% à 21% en 2012 et l’augmentation continue des exportations a permis à l’État d’augmenter les dépenses publiques au profit des plus pauvres. Le gouvernement a mis en place des bons d’aide aux personnes âgées et aux enfants scolarisés. Il a fait construire des écoles, des hôpitaux, des terrains de jeux, goudronner des routes, installé des systèmes d’égouts, financé l’achat de tracteurs…
Selon les prévisions du FMI publiées le 7 octobre, la Bolivie devrait enregistrer en 2014 la plus forte croissance des pays d’Amérique du Sud avec un PIB en hausse de 5,2%.
Ces performances, Evo Morales les attribue à la “loi de nationalisation” qu’il a promulguée le 1er mai 2006 peu après son arrivée au pouvoir. Elle a permis au pays de récupérer la propriété des hydrocarbures, donc des revenus de leur vente. Il a contraint les entreprises pétrolières à payer 50% d’impôts, alors qu’elles n’en payaient que 18% auparavant. Cela ne les a cependant pas fait partir : Repsol, Total, Petrobras, … sont toujours là et continuent de décider de l’exploitation des ressources.
Selon les calculs du gouvernement bolivien la rente pétrolière a généré 22,3 milliards de dollars entre 2006 et 2013 et 7 milliards ont été investis dans le secteur des hydrocarbures.
La popularité de Morales ne tient pas seulement à ces bonnes performances économiques, mais aussi au fait qu’il a apporté la stabilité politique à un pays qui a connu 160 coups d’État depuis son indépendance, en 1825. Il est aussi le plus ancien président en exercice du continent.
Enfin et surtout, ancien producteur de coca d’origine aymara, Evo Morales Ayma est le premier président syndicaliste et indigène de Bolivie. Les gens se reconnaissent en lui : « Il est des nôtres, c’est un président qui est fier de ses origines », dit un agriculteur, « beaucoup de Boliviens se sentent représentés par le président », souligne le sociologue George Komadina, qui rappelle aussi la reconnaissance internationale dont jouit Morales. Pour le journaliste argentin Pablo Stefanoni, qui fut un temps son conseiller « Evo Morales a gardé son aura de chef populaire » et reste le « représentant d’un renouvellement de l’élite » car depuis son arrivée au pouvoir, « l’État a fait une place aux indigènes et aux paysans, ce qui n’avait jamais été le cas avant ».
Avant de dédier sa victoire électorale à ceux qui « luttent contre l’impérialisme », et notamment « à Fidel Castro et à Hugo Chavez », le président Morales a remercié ses concitoyens : « Merci pour ce nouveau triomphe du peuple bolivien […] Aujourd’hui nous sommes dignes. Plus jamais nous ne serons mendiants, ni humiliés ».
Le mot socialisme a donc encore un sens pour certains.
[1] Le Parisien, 25/10/2014.
[2] Tendances mondiales de l’emploi 2014 : vers une reprise sans création d’emploi.
[3] Voir, par exemple, GR 1151, mars 2014.
[4] Réplique de Jean-Paul Sartre, dans les années 1950, à des critiques de gauches, signifiant qu’il ne faut pas forcément dire la vérité aux ouvriers de peur de les démoraliser.
[5] Philippe Askénazy, Le Monde, Eco& Entreprise, 22/10/2014.
[6] Engagé dans la lutte contre le tabagisme en 2002, il a été stupéfait de découvrir les fortes accointances qui existent entre le pouvoir et les industriels du tabac…
[7] L’Etat accro au tabac, First éd., 2014.
[8] SEITA = Société (française) d’Exploitation Industrielle des Tabacs et des Allumettes.