“Globish” et multilinguisme, des jeunes entre deux mondes

Réflexion
par  F. EVRARD
Publication : octobre 2014
Mise en ligne : 29 janvier 2015

Lors des élections européennes de mai dernier, pour inciter les jeunes majeurs à voter, les hautes instances de Bruxelles n’hésitaient pas à décrire le jeune européen comme quelqu’un de très mobile et maîtrisant parfaitement l’anglais. La ministre de l’enseignement supérieur de N.Sarkozy avait même fait plus fort en incitant l’Université française à choisir l’anglais pour ses cours… La loi Fioraso a conforté, en juillet 2013, cette initiative.

Les échanges favorisés par le programme Erasmus sont une excellente opportunité non seulement d’établir des contacts entre étudiants de pays différents, mais aussi de maîtriser au moins une langue étrangère. Mais pourquoi l’anglais, sinon pour se conformer aux exigences économiques du capitalisme international, comme le prouve le fait que les “recruteurs” exigent la pratique de cette langue pour pouvoir se présenter sur le marché du travail ?

Fanny Evrard, étudiante française qui vient d’obtenir en Espagne sa licence langues et cultures, témoigne ici que l’immersion dans une culture étrangère peut aussi développer le refus des enjeux économiques cachés sous le terme de “mobilité européenne” :

L’anglais institutionnalisé ou la peur du chômage

Le “globish”, contraction de “global-english” émeut à la fois, non sans raison, les défenseurs d’une langue anglaise qui perd de sa qualité et de sa profondeur, comme ceux des langues ou dialectes qui risquent peu à peu de disparaître. Pour ses admirateurs, le globish représente en revanche la solution au problème de communication que représentent les plus de 6.000 langues répertoriées, en imposant une langue véhiculaire mondiale unique, favorisant les échanges économiques et financiers.

Comme l’a été le français, l’anglais ou tout au moins sa version appauvrie, le globish, s’impose comme langue dominante en même temps que le capitalisme dans l’économie et les cultures mondiales, jusqu’à rendre obligatoire sa maîtrise pour intégrer le marché du travail : il est exigé par la majorité des recruteurs pour répondre à l’éventualité de contacts professionnels ou de collaborations avec des acteurs étrangers dans une langue d’échange commune. Cette injonction à l’anglais, même appauvri, traverse tous les pans de la société, et un jeune européen du XXIème siècle subit de plein fouet cette pression linguistique parfaitement intégrée aux institutions publiques, notamment l’école.

L’anglais peut être enseigné ainsi dès l’école primaire, alors même que les bases du français sont en cours d’acquisition par les élèves, et s’impose comme première langue étrangère obligatoire par la suite dans la majorité des collèges en France. Les autres langues européennes, comme l’espagnol, l’allemand ou l’italien, ne sont enseignées qu’en seconde langue à partir de la 4ème, tandis que les autres langues ou dialectes font face à une offre d’enseignement encore plus réduite. L’anglais reste obligatoire au moins en deuxième langue au lycée, là où le choix d’autres langues devient restreint, à moins de vivre dans des zones frontalières.

Loi Fioraso et carpette anglaise

La loi sur l’Enseignement Supérieur et la Recherche, ou loi Fioraso, adoptée en juillet 2013, autorisait, sous couvert d’attirer des étudiants étrangers dans les universités, un élargissement de l’offre de cours dispensés en anglais.

Les effets pervers de cette mesure ont été dénoncés : perte de qualité de l’enseignement et de la réflexion, dévalorisation du français et violation de la loi Toubon de 1994, soumission aux exigences économiques au détriment de la recherche…

Une proposition que n’aurait pas manqué de souligner Claude Duneton à l’origine du “prix de la carpette anglaise”, décerné aux personnalités les plus ferventes à appuyer l’utilisation de l’anglais en France.

Les études supérieures suivent le même schéma imposant l’anglais dans les formations car c’est souvent la langue obligatoire pour la majorité des concours  : le statut de langue universelle est plus volontairement assumé afin d’inciter fermement les étudiants à se plier aux exigences du marché du travail qui les attend à la fin de leur cursus. Paradoxalement, les universités offrent pourtant un choix de langues bien plus large que dans le secondaire, mais la loi Fioraso et les rapports étroits entre universités et entreprises pèsent même sur les établissements les plus réputés. La difficulté d’intégrer le marché du travail représente donc un premier obstacle pour le jeune qui souhaite s’opposer au tout-anglais, ou simplement faire valoir une autre langue maternelle comme acquise. Malgré des locuteurs parfois plus nombreux, le déséquilibre est grand entre une langue comme l’espagnol et la langue porteuse du capitalisme, étudiée comme moyen et non afin d’aborder la culture anglo-saxonne.

Le signe d’une fracture

Face à l’anglicisation forcée du monde économique et aussi scientifique, des linguistes et des chercheurs s’unissent, comme en témoignent les pétitions et les réactions dans la presse, afin de revaloriser la langue française et sa culture. Cependant, cette approche peut être rejetée, du moins reçue avec scepticisme de la part des jeunes générations de lycéens, d’étudiants ou de diplômés. Il existe encore, en effet, une profonde fracture entre une jeunesse baignée depuis le berceau dans le capitalisme mondialisé, et les générations plus averties, moins à même de subir les effets de cette évolution de l’économie mondiale, dont l’extension du glo­bish. La revalorisation du français s’expose à des critiques légitimes d’élitisme ou de nationalisme, soulignant la contradiction qui pèse sur les jeunes, c’est-à-dire à la fois la nécessité de l’ouverture vers l’extérieur et celle de préserver leur propre identité, dans leur souci de composer avec la mondialisation.

Le manque d’investissement du gouvernement dans la promotion de la langue française, soumis aux intérêts économiques nord-américain, et l’accès facilité à une profusion de langues et de cultures diverses, via internet par exemple, entretiennent l’image d’une culture française dépassée et obsolète face aux innovations et importations culturelles extérieures. Le jeune reçoit de manière paradoxale un enseignement académique mettant en avant, avec raison, de larges pans de la littérature française jusqu’au lycée, tout en percevant d’autre part les difficultés qui l’attendent sur le marché du travail une fois sorti de cet académisme. À moins de bénéficier d’un environnement matériellement ou intellectuellement à même de l’extraire de ce paradoxe, le jeune que l’on veut européen risque donc de rejeter un héritage linguistique dont les rouages ne seraient accessibles qu’à une élite économique ou intellectuelle, étrangère aux pressions du chômage ou du déclassement. Et par ce rejet, renforcer le soutien, même involontaire, à une culture hégémonique via l’appui au globish. De cette peur, cependant couplée à la volonté de revaloriser le français, peut naitre également un mouvement de repli sur soi, tout aussi négatif, pouvant aller jusqu’au nationalisme ou rappeler le colonialisme.

Rapport de la Commission Européenne

Selon le rapport de la Commission Européenne publié en juin 2012, Les européens et leurs langues, 67% des personnes interrogées considèrent l’anglais comme l’une des deux langues les plus utiles pour eux, devant l’Allemand (17%)et le français (16%). 53% des répondants pensent qu’une langue unique dans les institutions permettrait une meilleure communication de leur part.

La revalorisation de la langue maternelle, ici le français, afin de trouver un équilibre face à la puissance hégémonique du capitalisme, doit donc être appuyée par une volonté d’indépendance économique et politique de la part du gouvernement et de ses institutions.

Des jeunes ouverts à l’échange … et aux changements

Erasmus et échanges étudiants

Depuis 1987, le programme Erasmus permet à un étudiant d’effectuer ses études, de 6 à 9 mois, ou un stage dans une université partenaire à l’université de départ.

Selon europa.eu, de la date de sa création à 2012, plus de 2,5 millions d’étudiants ont participé au programme.

Le film l’Auberge Espagnole a largement contribué au succès du programme Erasmus et d’autres échanges universitaires, et c’est cette image de rencontre qui prédomine chez les jeunes voyageurs, loin du lisse jeune européen entrepreneur que Xavier, le personnage, rejette lui-même.

La mondialisation et les nouvelles technologies dominées par le globish sont cependant sources de nombreux paradoxes qu’il est possible d’exploiter. Internet a profondément révolutionné le rapport des individus à la connaissance, et les jeunes générations pourront trouver obsolète l’enseignement d’une seule culture, alors que le monde entier lui est accessible. De même, la volonté de créer un jeune européen (qui, en fait, ne s’identifie pas à cette étiquette) a permis le développement de programmes d’échanges internationaux tels qu’E­rasmus qui, bien qu’instaurés afin de perpétuer une certaine élite économique formée au voyage, ont ouvert de nombreuses alternatives culturelles et linguistiques.

Loin de se fermer à leur langue et leur culture maternelles, les jeunes participent à la diffusion du français et de ses productions culturelles avec, par exemple, le partage d’œuvres musicales ou cinématographiques, mais aussi les sites d’apprentissage de la langue française gérés par toute une communauté et destinés à être accessibles au plus grand nombre.

Le cas de l’esperanto

Une langue véhiculaire en soi peut être utile afin de favoriser la communication entre deux cultures. Or une langue transmet également des valeurs et des idées. Le globish transmet une culture hégémonique liée au capitalisme.

Afin d’éviter une telle suprématie, l’esperanto, pensée dès 1887 par Louis-Lazare Zamenhof est une tentative de langue véhiculaire neutre. Malgré l’accès via internet à cette langue “universelle” son succès reste relatif car toute sa culture reste à inventer.

Le 99ème Congrès mondial de l’espéranto s’est tenu à Buenos-Aires et a été clôturé le 4 août dernier

Ces initiatives, couplées à l’accroissement des possibilités pour les jeunes d’étudier à l’étranger, favorisent le brassage des langues et rendent les individus plus réceptifs à des expériences plus humaines que simplement économiques et bénéfiques au CV. Dans le cas d’un jeune ne parlant pas un mot du pays d’accueil, certes l’anglais servira, le plus souvent, de langue véhiculaire, mais laissera vite place à l’apprentissage de la langue d’accueil. Il est d’ailleurs un fait rassurant quant à la survie des cultures  : les premiers mots appris dans une langue étrangère en cas d’immersion sont les insultes, après les traditionnelles salutations et demandes de renseignements. Il suffit de se rappeler les jurons du capitaine Haddock pour prendre en compte tout l’arrière-plan culturel dont sont composées les insultes dans une langue donnée, qui sont riches d’enseignements sur la vie quotidienne et la vision du monde de la culture citée.

Si l’apprentissage d’une langue de manière académique permet d’exprimer au plus près ses idées, la langue apprise sur le tard fait perpétuer une tradition orale et favorise les échanges entre les individus ravis de pouvoir se faire comprendre même sur les aspects les plus triviaux de la réalité.

L’expérience de la mobilité

Les initiatives sur le net prennent également forme, et une fois sur place les jeunes en mobilité s’organisent, par exemple autour de cafés des langues, afin d’échanger dans l’idiome du pays d’accueil, ou dans leur propre langue afin de l’enseigner.

Ce moment étrange où l’on réalise que l’on est capable de réfléchir en anglais

ERASMUS

alors que ce n’est pas notre langue maternelle…

Il n’est pas rare d’entendre alors des langues dépassant les frontières de l’UE comme le russe, le coréen ou des particularismes linguistiques issus de toute l’Amérique hispanophone. Ces rencontres sont par ailleurs largement dominées par des débats linguistiques et culturels sans cesse renouvelés et enrichis. Si l’on peut craindre une version “Erasmus” de la langue du pays d’accueil pratiquée entre soi, qui peut se rapprocher dangereusement du globish, l’immersion permet cependant de corriger cette tendance par la constante nécessité de se faire comprendre au mieux par la population locale, souvent ravie que l’on s’efforce de s’exprimer dans sa langue et non en anglais pour les pays où la pratique n’est pas quotidienne. À l’inverse, l’échange culturel et linguistique permet de mesurer la portée de sa propre culture et de sa langue à l’étranger. Les langues sont en effet en perpétuels échanges et les emprunts d’une langue à l’autre sont nombreux, sans toutefois être toujours conscients. Si le succès d’Amélie Poulain est compréhensible en France, il est encore plus rafraichissant d’entendre son évocation en Espagne. L’immersion dans une culture étrangère permet ainsi de prendre conscience des emprunts linguistiques, repérables dans les productions cinématographiques ou dans la vie quotidienne  : si le Français utilise week-end sans y prêter attention, l’Espagnol ou l’Anglais utilise de nombreux termes culinaires français tels que tarte Tatin ou mousse. Ces emprunts, et la justification parfois nécessaire des termes dans une langue étrangère, permettent une revalorisation de sa propre langue par l’attention que l’on doit alors porter à ses mécanismes et à son histoire. Si le passage à l’anglais, ou même parfois au globish, alors que le jeune le maîtrise mal en dépit des contraintes scolaires, s’avère le seul moyen de communiquer sur un objet du quotidien, l’apprentissage progressif de la langue d’accueil et le jeu de va-et-vient linguistique favorisent cependant sur le long terme l’expression d’idées plus complexes. Les jeunes l’ont bien compris et n’hésitent donc pas à s’investir, grâce aux échanges culturels comme linguistiques, dans des projets nourris de ces interactions entre visions du monde et modes de vie différents. Les programmes d’échanges et internet, au départ produits et moyens d’expansion du capitalisme, dominés par l’anglais, servent alors des idées et des actions en lutte contre celui-ci. Diffusion d’informations, participation à la traduction, contribuant réellement à la survie de nombreuses langues en péril, soutiens mondiaux de mouvements sociaux et étudiants sont autant de formes d’action des jeunes qui refusent les enjeux économiques officiels dissimulés derrière les termes « mobilité européenne  ».

Le jeune européen rêvé par l’UE n’existe que par l’agitation du spectre du chômage, et c’est paradoxalement grâce à la mobilité que se construisent peu à peu des réseaux mondiaux d’économies alternatives. La prise de conscience d’un multiculturalisme à l’intérieur des frontières fissure également les desseins d’une économie qui voudrait une unique langue globish, et si certains jeunes se tournent malheureusement vers la xénophobie faute d’être bien informés, internet et les échanges étudiants laissent présager une jeunesse de plus en plus polyglotte et engagée vers des modèles économiques et sociaux alternatifs.


Pour aller plus loin  :

Le rapport de la Commission Européenne Les européens et leurs langues  juin 2012 http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_386_fr.pdf

Claude Hagège, Contre la pensée unique » Éditions Odile Jacob, 2012

Contre la langue unique, juin 2013, Le Monde Diplomatique.

L’économie en français  ; un défi impossible  ? par Alfred Gilder France Culture, mars 2013 http://www.franceculture.fr/emission-tire-ta-langue-l-economie-en-francais-un-defi-impossible-2013-03-24


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