Nouvelle-Calédonie, un réel processus de décolonisation ?
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Publication : octobre 2014
Mise en ligne : 28 janvier 2015
Bien que la Nouvelle-Calédonie, ile lointaine du Pacifique Sud, soit française depuis plus de 150 ans, son Histoire est bien peu connue des métropolitains. Pourtant, le processus original de décolonisation, progressive et pacifique, qui y a été initié à la fin des années 1980, mérite qu’on l’analyse dans toute sa complexité. Yvonne Savéan s’est donc penchée sur cette question et elle tente ici d’en définir quelques points essentiels
De graves “évènements“ ont ensanglanté la Nouvelle-Calédonie en 1980-84. Ces évènements violents, proches de la guerre civile, ont opposé les Kanak [*], mélanésiens originaires de Nouvelle-Calédonie, revendiquant leur indépendance et d’autre part, les “Caldoches”, colons d’origine européenne, maitres de l’économie néo-calédonienne et refusant que totalité ou partie de la Nouvelle-Calédonie quitte le giron de la République française.
La nécessité de rétablir la paix civile a conduit les protagonistes de ce conflit à accepter un compromis et à signer les accords de Matignon-Oudinot en 1988, puis ceux de Nouméa en 1998. Ces accords se sont traduits par un partage des responsabilités entre indépendantistes et non-indépendantistes (ou loyalistes), engageant la Nouvelle-Calédonie dans un processus original de décolonisation qui visait à doter ce territoire d’infrastructures politiques et économiques devant lui permettre d’assumer progressivement sa pleine souveraineté. La Nouvelle-Calédonie quittait ainsi son statut de Territoire d’outre-mer, acquis en 1946, pour devenir une “Collectivité d’outre-mer sui generis (avec un statut propre)” qui reste, encore à ce jour, unique en son genre et qui devrait voir son aboutissement au plus tard en 2018.
Un passé difficile
La Nouvelle-Calédonie est un territoire océanien (18.576 km2) constitué d’un ensemble d’îles : Grande Terre (16.374 km2), îles Loyauté : Ouvéa, Lifou, Maré et Tiga (1.980 km2) et quelques autres ilôts rocheux, peuplés ou non. Lorsqu’en 1853, le contre-amiral Febvrier–Despointes prend possession de la Nouvelle-Calédonie au nom de la France et de l’empereur Napoléon III, environ 60.000 mélanésiens (Kanak) occupent cet archipel. L’État français devient alors propriétaire de l’ensemble du territoire néo-calédonien et, comme dans tous les territoires colonisés, la colonisation de la Nouvelle-Calédonie s’est effectuée aux dépens des populations autochtones. La colonisation par des Européens est encouragée alors que les Kanak sont relégués sur des “réserves”. En 1903, les réserves kanak de Grande Terre représentent seulement 7,3% de la surface de l’île. Les îles Loyauté sont des réserves à 100% et sont encore aujourd’hui peuplées essentiellement par des Kanak. La spoliation foncière dont ont été victimes les populations mélanésiennes est en grande partie responsable des révoltes, se traduisant par des épisodes particulièrement violents en 1878, en 1917 et en 1984-88 [1].
La coutume kanakLa “coutume” désigne à la fois le code oral qui régit la société kanak (ensemble de règles, de pratiques et de rituels), l’art de vivre mélanésien dans son ensemble et le geste de l’échange coutumier (échange de paroles et de dons). La coutume régit également le statut civil coutumier et constitue le fondement du lien social mélanésien. La société kanak est structurée autour d’une organisation coutumière dont la base est le “clan”. Les clans sont regroupés en tribus au sein de districts coutumiers qui sont eux-mêmes regroupés en aires coutumières. Les instances coutumières sont le conseil du clan, le conseil des chefs de clan, le conseil d’aire coutumière…( [4] p.24) |
Les “évènements” de 1984-88 culminent avec l’assaut par le GIGN de la grotte de Gossanah sur l’île d’Ouvéa en mai 1988 : 21 morts, dont 19 indépendantistes et 2 militaires, dans des conditions jamais totalement élucidées [**]. Les opposants prennent conscience de l’impasse où les mène la violence et de la nécessité d’un dialogue entre eux et avec l’État. Ceci ne se fera pas sans heurt, mais aboutira finalement aux Accords de Matignon, qui ont été signés le 26 juin 1988 par Michel Rocard, premier ministre, Jean-Marie Tjibaou (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste =FLNKS) et Jacques Lafleur (Rassemblement Pour la Calédonie dans la République=RPCR). Ils ont été suivis des Accords Oudinot en août 1988 et par la loi référendaire (loi adoptée par le peuple français consulté par référendum) du 9 novembre 1988. Les accords de Matignon-Oudinot mettent l’accent sur le rééquilibrage social et économique entre les populations et les régions [2] :
•Décentralisation des pouvoirs publics avec la création de provinces dotées d’un large domaine de compétences, de ressources financières et administrées par une assemblée et un président.
•Reconnaissance de l’identité du peuple kanak et politique de rééquilibrages économique, social et culturel en faveur de cette population victime de la colonisation. L’importance de la “coutume“ (voir encadré ) dans l’organisation sociale mélanésienne est prise en compte par la création de conseils consultatifs coutumiers dans chacune des huit aires coutumières et d’un conseil coutumier territorial.
<dco1359|center>En ce qui concerne l’indépendance, sans y renoncer, le FLNKS admet que les Kanak ne sont pas prêts à l’assumer. Ainsi que le dit Jean-Marie Tjibaou, il ne veut pas « sortir par la grande porte de l’indépendance pour rentrer par la petite porte de la mendicité et du FMI » [3]. Il réussit avec difficulté à convaincre la majorité des indépendantistes de retarder de dix ans leur revendication d’un référendum d’autodétermination.
Malheureusement, il ne sera pas compris par tous puisqu’il est assassiné par un indépendantiste extrémiste en mai 1989.
*
Les accords de Matignon-Oudinot donnent effectivement lieu à la création de trois provinces à partir de juillet 1989 :
les trois provinces néo-calédoniennes (chiffres de 2009) [4] et [5]•Province Sud : 45% de la surface de Grande Terre ; 74,5 % de la population de Nouvelle-Calédonie (en particulier autour de Nouméa), dont 27% de Kanak et 36% d’Européens •Province Nord : 55% de la surface de Grande Terre ; 18,4% de la population de Nouvelle-Calédonie dont 74% de Kanak et 12,7% d’Européens •Iles Loyauté : 7,1 % de la population de Nouvelle-Calédonie dont 97% de Kanak. (Voir plus loin le paragraphe “La population néo-calédonienne”) |
Les Kanak prennent le pouvoir dans la province Nord et dans les îles Loyauté où ils sont majoritaires. Alors que la province Sud concentre les trois quarts de la population et de l’activité économique de Nouvelle-Calédonie, la province Nord a un niveau de développement, d’infrastructures économiques et d’équipements sanitaires et sociaux pratiquement nul. Les Kanak vivent en autarcie sur les terres coutumières des produits de la pêche, de la chasse et de l’agriculture : « Dans les années 1970-1980, quelque cent trente ans après que la France eut fait main basse sur la Nouvelle-Calédonie, les Kanak sortaient encore peu des réserves où ils avaient été cantonnés à la fin du XIXe siècle. Au bout de pistes poussiéreuses, dans des masures privées de tout confort, une population écrasée par la ségrégation végétait économiquement et socialement, tandis qu’au même moment les cours du nickel flambaient et que l’enrichissement insolent des Européens s’étalait à Nouméa » [6].
Suite aux accords de Matignon-Oudinot, l’État français a injecté des sommes importantes dans le budget de la Nouvelle-Calédonie pour développer des infrastructures publiques, en particulier dans la province Nord. Des grands travaux ont été entrepris pour la construction d’hôpitaux, de routes, de lycées, raccordements au réseau électrique, adductions d’eau, amélioration de l’habitat rural…
Par ailleurs, un programme de formation substantiel a été mis en place pour former des cadres mélanésiens, trop peu nombreux à cette époque : seulement 6% de cadres étaient d’origine kanak.
La promotion de la culture kanak a connu aussi une avancée importante avec la création de l’Agence de Développement de la Culture Kanak (ADCK), établissement public d’État, dont la mission était de valoriser le patrimoine culturel kanak sous toutes ses formes [7].
De Matignon à Nouméa
Lors des accords de Matignon-Oudinot, une durée de 10 années semblait appropriée pour que l’avancée en matière de rééquilibrage économique apporte une réelle amélioration au statut des populations mélanésiennes et pour que la population de Nouvelle-Calédonie soit à même de décider de son destin.
En fait, dès 1991, les non-indépendantistes remettaient en cause la tenue du référendum et de nombreuses discussions auront lieu pendant ces dix années [1] p.59.
Par ailleurs, tout en restant « ouvert à tout dialogue dans une perspective d’indépendance », le FLNKS impose, avant la tenue des négociations, des revendications concernant la dette morale de la colonisation ainsi que la revendication économique du “préalable minier” (encadré page suivante).
Enfin, le 5 mai 1998, le FLNKS et le RPCR décident d’un commun accord que le référendum d’auto-détermination serait prématuré et le reportent de 20 ans (soit au plus tard en 2018).
Par ailleurs, ils se réunissent à Nouméa le 5 mai pour définir l’organisation politique de la Nouvelle-Calédonie et les modalités de son émancipation pendant les vingt ans à venir.
Le nickel, un outil de l’indépendance [8]La Nouvelle-Calédonie renferme dans ses sous-sols le quart des réserves mondiales de nickel, métal indispensable à la fabrication de l’acier inoxydable. Dans cette île du Pacifique, l’exploitation du nickel a évolué parallèlement à la colonisation. Jusqu’au début du 21ème siècle, le monopole de l’exploitation du nickel était détenu par la SLN (Société Le Nickel) installée dans la Province sud, près de Nouméa. La SLN, premier employeur de Nouvelle-Calédonie, achetait le minerai à des petits exploitants pour le transformer dans son usine de Doniambo ou l’exportait comme minerai brut. La SLN détenait aussi, sans les exploiter, plusieurs massifs dans le Nord de Grande Terre. Le FLNKS, considérant ceci comme un “pillage”, a exigé d’être impliqué dans l’exploitation du nickel en demandant qu’une usine d’extraction du nickel soit construite dans la province nord et que les Kanak soient impliqués dans la gestion de cette usine : c’est ce qu’on a appelé le préalable minier. En 1990, suite aux accords de Matignon et avec l’aide de l’Etat, la Sofinor, société d’économie mixte travaillant pour le compte de la province Nord, à majorité indépendantiste, rachète la société SMSP (Société Minière du Sud Pacifique) signant ainsi l’entrée des Kanak dans les affaires minières. En 1998, la SMSP devient propriétaire de la montagne du Koniambo dont le sous-sol est riche en minerai. En janvier 2006, cet accord aboutit à la création d’une société minière associant les Kanak représentés par la SMSP majoritaire (51%) à une société étrangère (Falconbridge). La construction de l’usine de Vavouto commence en 2007 et la première coulée de nickel est sortie de cette usine en avril 2013. L’objectif est de parvenir à une production de pleine capacité, soit 60 000 tonnes par an, en 2015. La société Koniambo Nickel SAS est à ce jour une coentreprise appartenant pour 51% à la SMSP et pour 41 % à Glencore-Xstrata (compagnie anglo-suisse de négoce et de courtage de matières premières). La SMSP a conclu d’autres accords avec des sociétés coréenne et chinoise avec comme préalables : de contrôler ces sociétés par une participation majoritaire de 51%, de protéger au maximum l’environnement et de favoriser les retombées sur la population néo-calédonienne. À chaque fois, il s’est agit pour ces sociétés, de construire les usines et d’apporter la technologie, les Kanak représentés par la SMSP, apportant le minerai. Paul Néaoutyine, Kanak indépendantiste et président de la province Nord, a été le stratège de l’accession des Kanak à la propriété minière : « Nous avons la possibilité d’accéder à la pleine souveraineté en valorisant le nickel. Ceci permettra que les bénéfices soient redistribués sur place pour améliorer le sort de la population kanak au lieu de ne bénéficier qu’à quelques privilégiés. Koniambo Nickel est une usine rentable dont nous indépendantistes, touchons des dividendes et qui a fourni plus de 6.000 emplois. C’est un pas important vers l’indépendance. » |
Les Accords de Nouméa : le mot d’ordre “un destin commun“
Les Accords de Nouméa en mai 1998 et la loi organique de mars 1999 ont défini un nouveau statut pour la Nouvelle-Calédonie [9]. Ils organisent l’émancipation de ce territoire sur vingt ans avec le transfert, progressif mais irréversible, de compétences normalement détenues par un état souverain. Ils visent à créer une “citoyenneté“ néo-calédonienne devant aboutir à une “nationalité” néo-calédonienne associant toutes les communautés vivant sur le sol néo-calédonien dans une « communauté de destin ».
•La loi met en place la création de nouvelles institutions gouvernementales avec :
— Un parlement : le congrès comportant 54 membres issus des Assemblées des 3 provinces à la proportionnelle :
Tableau 1 - Représentants de la population néo-calédonienne [4] | ||||
Province Sud | Province Nord | Iles Loyauté | Total | |
Représentants dans chaque assemblée de province | 40 | 22 | 14 | - |
Représentants siégeant au congrès | 32 | 15 | 7 | 54 |
Le congrès vote les “lois du pays” et élit un Président du congrès.
— Un exécutif local et collégial : le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie est constitué de 5 à 11 membres proposés par le congrès à la proportionnelle, qui choisissent un Président du Gouvernement et un Vice-président.
• L’accent est mis sur une meilleure prise en compte de l’identité kanak avec :
— La création d’un Sénat coutumier obligatoirement consulté lorsqu’un projet de loi concerne l’identité kanak.
— L’introduction du “droit coutumier“ dans le droit français. Depuis les Accords de Nouméa, au droit civil commun qui est exercé en Nouvelle-Calédonie comme en France, s’ajoute en Nouvelle-Calédonie un autre système pour les personnes relevant du statut civil coutumier kanak. Les personnes relevant de ce statut sont régies par leur coutume (état civil, mariage, filiation, succession…) sauf si elles y renoncent.
— La définition du fonctionnement des aires coutumières.
— La valorisation du patrimoine culturel kanak avec l’inauguration du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou (CCT) en mai 1998. On trouve au CCT un centre d’art, un musée, des salles de spectacle et une bibliothèque spécialisée...
— La préférence donnée au recrutement des populations locales.
• L’accord de Nouméa prévoit un transfert progressif des compétences de la France à la Nouvelle-Calédonie à l’exception des compétences régaliennes (défense, monnaie, justice, sécurité et affaires étrangères) qui ne seront transférées que lors de l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté. Un échéancier de ce transfert a été prévu et échelonné sur 20 ans. Certaines compétences devaient être immédiatement transférées alors que d’autres le seraient lors d’étapes ultérieures. Le transfert d’une compétence devait s’accompagner de subventions permettant au gouvernement de Nouvelle-Calédonie d’assumer cette nouvelle responsabilité.
• En ce qui concerne le corps électoral apte à se prononcer lors du référendum d’autodétermination prévu entre 2014 et 2018, seules seront consultées les personnes justifiant de vingt ans de résidence sur le territoire néo-calédonien en 2018 et donc déjà inscrites sur les listes électorales en 1998 (gel électoral).
• Les néo-calédoniens consultés en novembre 1998 ont donné leur approbation sur l’accord de Nouméa (72% des votes exprimés).
• En octobre 2013, la loi du 19 mars 1999 a été réactualisée sur 3 points :
— Permettre à la Nouvelle-Calédonie de se doter d’autorités administratives indépendantes locales disposant des mêmes prérogatives que leurs homologues nationales.
— Conférer plus de pouvoir au président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie.
— Accompagner les autorités néo-calédoniennes dans l’exercice de leurs nouvelles responsabilités.
La population néo-calédonienne
Lorsque l’on évoque la Nouvelle-Calédonie, on pense “Kanak“ et “Caldoches“. En fait, ce territoire d’outremer est depuis longtemps une zone de migration importante à cause de l’attractivité de son secteur industriel minier fournisseur d’emploi. Pour cette raison, nombre d’habitants des îles océaniennes, mais aussi d’Asie, sont venus en Nouvelle-Calédonie depuis les années 1950. Les îles Wallis et Futuna ont connu un véritable exode et la population néo-calédonienne originaire de ces îles est deux fois plus importante que celle encore présente dans l’archipel d’origine [10].
Le peuplement par des populations étrangères a correspondu à la volonté politique de l’État, dans les années 1970, d’affaiblir le mouvement nationaliste kanak. Ainsi, dans la lettre de Pierre Messmer au secrétaire d’État aux DOM-TOM en 1972, l’immigration de français métropolitains était encouragée « pour améliorer le rapport numérique des communautés » [1] p.21. De même, lors du grand boom du nickel (1967 à 1972), les propriétaires caldoches ont préféré faire venir de la main d’œuvre étrangère (15 à 20.000 immigrants, métropolitains, polynésiens, antillais) plutôt que de faire appel à la main d’œuvre kanak2, p.19-20.
• Cette mosaïque de population (tableau 2 ci-après) retentit-elle sur le processus de décolonisation ? On estime que 80% des Kanak sont indépendantistes, mais ils ne représentent que 40% de la population [6]. L’indépendance ne peut donc se réaliser sans une fraction au moins des autres populations caldoches, wallisiens… Or, les populations non-mélanésiennes (polynésiens, asiatiques ou autres) sont « fortement encouragés » à voter anti-indépendantiste par leurs employeurs européens [1], p.28… ! Par ailleurs, si parmi les 30% de néo-calédoniens européens il existe une faible minorité d’indépendantistes, un pourcentage non négligeable de Kanak est anti-indépendantiste. Enfin, comme il apparait sur le tableau 2, plus de 13% des néo-calédoniens refusent de se considérer comme appartenant à une communauté. Il est donc impossible de déterminer les conséquences d’un vote d’autodétermination en se fondant sur les seules origines ethniques des participants.
Tableau 2 - Groupes de population en Nouvelle-Calédonie (Recensement de 2009) [5] | ||
Nombre de personnes | Pourcentage | |
Kanak | 99.07 | 40,34% |
Européens | 71.721 | 29,2% |
Wallisiens et Futuniens (arrivés à partir des années 1950) | 21.763 | 8,66% |
Se définissant comme métis | 20.398 | 8,3% |
Se définissant néo-calédoniens | 12.177 | 4,96% |
Différents groupes asiatiques (ancienne main d’œuvre venue à la fin du XIXe siècle) | 8.199 | 3,34% |
Tahitiens | 4.985 | 2,03% |
Autres | 7.760 | 3,15% |
Total | 246.081 | 100% |
En 2014 où en est le processus de décolonisation ?
1• Les institutions
La Nouvelle-Calédonie est la seule collectivité ultra-marine ayant un gouvernement et un parlement qui ont un réel pouvoir exécutif et législatif. Depuis l’accord de Nouméa, le Haut Commissaire de la République, représentant la France est cantonné à des fonctions de sécurité civile générale équivalentes à celles d’un préfet métropolitain. La Nouvelle-Calédonie a donc une autonomie politique que nulle autre ancienne colonie n’a acquise sous la souveraineté française.
Depuis 1999, la majorité au congrès est détenue par la droite anti-indépendantiste même si les indépendantistes progressent régulièrement. Ainsi, lors des élections provinciales de mai 2014, sur les 54 sièges du congrès, les indépendantistes ont gagné 2 sièges. Cependant, ils restent minoritaires avec 25 sièges contre 29 aux loyalistes :
Tableau 3 - Résultats des élections provinciales de mai 2014 [11] | ||||
Représentants au congrès | Province Sud | Province Nord | Iles Loyauté | Total |
Indépendantistes | 6 | 12 | 7 | 25 |
Non- indépendantistes | 26 | 3 | 0 | 29 |
Il faut noter cependant que même si c’est la droite traditionnelle qui dirige la Nouvelle-Calédonie, le mode de scrutin, à la proportionnelle, fait que les différents courants politiques sont représentés dans les instances gouvernementales. Ainsi, suite aux dernières élections provinciales, les 54 membres du congrès ont élu en juin 2014, 11 membres du gouvernement parmi lesquels 6 non- indépendantistes et 5 indépendantistes. Les 11 membres du gouvernement ont choisi comme président du gouvernement Cynthia Ligeard (Rassemblement-UMP ; non-indépendantiste) et comme le veut la tradition, un vice –président indépendantiste : Gilbert Tyuienon (Union Calédonienne). Le président du congrès est Gael Yanno (UCF : Union pour la Calédonie dans la France ; non-indépendantiste).
2• Le transfert de compétences
La mise en œuvre des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa signés par des indépendantistes et des non-indépendantistes, va obligatoirement dans le sens d’un accès à plus ou moins long terme à l’indépendance ou du moins à une forme d’autonomie. On peut se demander si la droite néo-calédonienne non-indépendantiste majoritaire peut mettre beaucoup d’enthousiasme à la réalisation de mesures opposées à ses convictions. Ainsi, Jean-François Merle, ancien conseiller technique chargé de l’Outre-mer au cabinet de Michel Rocard disait-il en août 2009 : « La mise en œuvre de l’accord de Nouméa a pris du retard : pendant les cinq premières années suivant la signature, il ne s’est pratiquement rien passé….Tout s’est passé comme si la majorité RPCR qui dominait à l’époque le Congrès de Nouvelle-Calédonie avait pensé pouvoir ainsi « gagner du temps » (4) ». Il en est de même pour « la loi favorisant l’emploi local qui bien qu’inscrite dans l’accord de Nouméa n’a vu le jour qu’en 2012. » [6] Malgré ces réticences, à ce jour un grand nombre de compétences ont été transférées de l’Etat au gouvernement néo-calédonien. Parmi les compétences rapidement transférées, sont notées des dispositions régissant l’enseignement primaire, le commerce extérieur, le régime douanier, les investissements étrangers, le droit maritime, le droit du travail, la gestion des ressources minières …. D’autres, comme les compétences en matière de droit civil et commercial, de propriété industrielle de sécurité civile et d’enseignement du second degré … ont été transférées plus récemment [12] p.15. D’autres encore comme l’administration, le contrôle de légalité des provinces et des communes, l’université … devront être transférées avant le referendum si elles réussissent à franchir l’opposition des non-indépendantistes [13].
3• La réforme foncière
Comme dit précédemment, la revendication foncière fut à l’origine de la crise des années 1980, les Kanak de Grande Terre voulant récupérer les terres dont ils avaient été spoliés. En effet, en 1978, si les îles Loyauté, anciennes réserves, sont à 100% des terres coutumières, 10% seulement de Grande terre sont occupés par des Kanak (25% par des non-kanak et 65% sont des terres domaniales) [14].
Une réforme foncière est mise en place en 1978 mais jusqu’en 1988 peu de changements sont observés [2] p.144. Ainsi, « en 1987, les agriculteurs mélanésiens de la Grande Terre, vingt fois plus nombreux que les agriculteurs et éleveurs européens disposent de deux fois moins de terres et souvent celles qu’ils possèdent sont de piètre valeur culturale » [1] p.22.
Ce n’est qu’à partir de 1993 que la situation va réellement changer. Depuis cette date, les attributions foncières consenties à des Européens sont rares alors que les terres coutumières se sont notablement accrues (tableau 4). Lors des accords de Nouméa, l’ADRAF (Agence de Développement Rural et d’Aménagement Foncier) reçoit comme mission principale de favoriser le retour des terres à leurs propriétaires coutumiers. Les terres redistribuées proviennent d’acquisitions auprès de propriétaires privés non-kanak ou de terres domaniales.
Tableau 4 - Répartition des terres non domaniales sur Grande Terre [1] | ||
Année | Terres coutumières (hectares) | Terres non kanak (hectares) |
1903 | 122.491 | |
1978 | 162.000 | 370.000 |
1998 | 262.000 | 310.000 |
2008 | 290.000 | 300.000 |
(1 hectare =0,01 km2) |
Selon les derniers chiffres de l’ADRAF, en 2012, la superficie totale des terres coutumières est de 496 430 hectares (Iles Loyauté : 189.400 ha, Province Nord : 243.900 ha et Province Sud : 63.130 ha) [12] p.17.
Si on ne peut que se féliciter du rééquilibrage progressif entre la superficie des terres coutumières et des terres privées non-kanak sur Grande Terre, la totalité des terres coutumières ne représentent actuellement que 27% de la superficie totale de la Nouvelle-Calédonie.
C’est mieux qu’au début du 20ème siècle, mais par rapport aux 100% d’avant la colonisation, c’est peu… !
4• Le référendum d’auto-détermination
Qu’en est-il de l’opposition entre indépendantistes et non-indépendantistes ? A –t- elle évolué depuis 1998 ? — Peu, comme l’ont montré les résultats des élections provinciales de mai 2014. En effet, même si une multitude de partis a vu le jour aussi bien à droite qu’à gauche, au moment des élections, c’est la distinction entre pour ou contre le référendum d’auto-détermination et l’accès possible à l’indépendance qui reste le point d’achoppement entre les différents courants politiques.
Ainsi, au soir des élections, le Kanak Daniel Goa, président de l’Union Calédonienne-FNLKS, disait-il « qu’il n’y avait pas d’alternative au référendum, seule solution pour faire accéder le pays à la pleine souveraineté, soit l’indépendance » alors que le loyaliste Philippe Gomès, président de Calédonie Ensemble, déclarait être opposé à un « référendum d’opposition frontale stérile et générateur de tensions entre néo-calédoniens ». [15]
Cette mandature 2014-2018 est cruciale puisqu’elle ouvre le dernier mandat le l’accord de Nouméa au cours duquel les élus du congrès devront décider à la majorité des trois cinquièmes (soit 32 voix sur 54) de l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Si les élus du congrès ne parviennent pas à tomber d’accord sur une date d’ici 2018, il reviendra à la France de fixer d’autorité une échéance. La consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité (article 5 de la loi organique). Cet article prévoit aussi la possibilité d’organiser trois référendums successifs en cas de réponse négative.
L’évolution de la société néo-calédonienne en 25 ans [6]
Ainsi que l’affirment A.Bensa et E.Wittersheim, anthropologues qui connaissent bien la Nouvelle-Calédonie, « sans aucun doute, la Nouvelle-Calédonie a énormément changé depuis 25 ans ». Des réalisations importantes ont été conduites en particulier dans la province Nord : « ouverture de bibliothèques, de complexes culturels, de supermarchés, nouveaux lotissements d’habitations, zones d’artisanat en terres coutumières, aménagement d’une marina… »
L’aquaculture et le tourisme sont encore peu développés et c’est essentiellement grâce à l’atout majeur que représente le traitement du nickel, que la Nouvelle-Calédonie a un taux de croissance de 4% depuis une vingtaine d’années. Les subventions accordées par la France, qui représentent encore 16% du PIB de la Nouvelle-Calédonie, ainsi que des avantages fiscaux favorisant les investissements outremer jouent aussi un grand rôle dans cette réussite économique. « Ces avancées ont permis une hausse de la moyenne des revenus, l’accès à la consommation et le développement dans la jeunesse d’aspirations nouvelles… Cependant, des inégalités se sont creusées au sein de la société kanak. Loin de Nouméa ou à sa périphérie se sont développées des formes larvées de paupérisation (squats). Dans les zones plus favorisées, une classe moyenne a pris son essor, sans parler de l’enrichissement cumulé des Européens les plus aisés…. Aux écarts de fortune s’est ajouté un net décrochage des zones rurales. Si l’économie agricole assure encore entre 6 et 12% des ressources des ménages, la plupart des Kanak, comme l’ensemble des habitants de l’Archipel, travaillent ou cherchent un emploi dans l’industrie du nickel, l’administration ou les services…. De graves conflits sociaux ont éclaté ces dernières années… »
À cela s’ajoute un malaise profond chez les jeunes Kanak déchirés entre les anciennes valeurs coutumières et leur aspiration à trouver une place dans la société néo-calédonienne d’aujourd’hui.
En témoignent l’augmentation des comportements à risque dans la jeunesse mélanésienne : alcoolisation, toxicomanie, accidents de la route, violences… et le fait que la prison de Nouméa est peuplée à plus de 95% par des détenus Kanak et océaniens [6]… !
Le niveau de formation générale augmente [12] p.34Le recensement de 2009 a montré qu’un néo-calédonien sur trois de plus de 15 ans a le baccalauréat contre un sur six en 1996. Cependant, des déséquilibres communautaires subsistent parmi les diplômés, les conditions d’accès à l’enseignement différant encore selon les communes ou les provinces : • 54,1% des Européens sont bacheliers contre 12,5% des Kanak et 14,2% des Wallisiens et Futuniens. • Un Européen sur deux est diplômé de l’enseignement supérieur contre un sur vingt dans les communautés kanak ou wallisienne. |
Que conclure ?
Sans conteste, la situation en Nouvelle-Calédonie a beaucoup évolué depuis les “évènements” de 1984-88. La situation des Mélanésiens s’est améliorée, mais elle s’accompagne d’un creusement des inégalités au sein de la société kanak. Le fait que des Kanak participent à la vie politique et soient impliqués dans l’évolution économique de leur pays devrait permettre d’éviter ce qui s’est passé lorsque des états du Pacifique comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont acquis leur indépendance. Dans ces états “blancs”, l’indépendance n’a amélioré ni les conditions de vie des populations autochtones - respectivement : les Aborigènes (2% de la population) et les Maoris (15% de la population), ni les relations avec les colons [7].
Le processus de décolonisation mis en place en 1988 par les accords de Matignon-Oudinot et confirmé par les accords de Nouméa en 1998 va-t-il aboutir à l’indépendance pleine et entière de la Nouvelle-Calédonie ? — Difficile de le dire puisque lors des dernières élections, les indépendantistes n’étaient pas majoritaires. Une chose certaine est qu’un retour complet en arrière est impossible. Les structures gouvernementales et administratives mises en place sont irréversibles et font que la Nouvelle-Calédonie a d’ores et déjà une autonomie importante.
Les loyalistes proposent différentes formes “d’état associé à la République“ et les indépendantistes prônent la pleine souveraineté comme seule solution possible. Par ailleurs, actuellement se développe au sein de certains milieux indépendantistes la revendication de « droits des peuples autochtones », différente du concept historique d’indépendance : « Il s’agit de revendiquer à l’intérieur du cadre national existant, non seulement l’application de droits individuels communs à tous les citoyens, mais aussi la reconnaissance de droits collectifs spécifiques ne concernant pas les citoyens non-colonisés (représentation locale et nationale, foncier, justice, éducation, ressources naturelles….) » [7]. Cette revendication s’appuie sur la “Déclaration des droits des peuples autochtones” signée par les Nations-Unies en septembre 2007. Peut-elle permettre aux Kanak de ne pas « perdre leur âme » dans un monde occidentalisé à outrance ou au contraire risque-t-elle d’affaiblir le processus d’intégration des différentes composantes du peuple néo-calédonien dans le même destin national préconisé par l’accord de Nouméa [6] ? — Seul le suivi attentif de l’évolution de la situation politique en Nouvelle-Calédonie d’ici 2018 permettra de répondre à cette question.
[*] l’adjectif “kanak” et le nom, “Kanak” sont invariables en genre et en nombre depuis 1998[1].
[1] Jean-Loup Vivier. Calédonie, l’heure des choix. Ed. L’Harmattan. 2009.
[**] Voir à ce sujet le beau film de Mathieu Kassovitz L’ordre et la morale (2011).
[2] Accords de Matignon-Oudinot. Texte intégral disponible sur www.mncparis.fr
[3] Jean-François Merle. Nouvelle-Calédonie, l’épreuve du temps. Le Monde.fr : 20.08.2009
[4] ISEE. Tableaux de l’économie calédonienne. Ed.2011 www.isee.nc
[5] INSEE- ISEE. Résultats de recensement de la population de Nouvelle-Calédonie. 2009
[6] Alban Bensa et Eric Wittersheim. En Nouvelle-Calédonie, société en ébullition, décolonisation en suspens. Le Monde diplomatique. Juillet 2014. p 18-19.
[7] Benoit Trépied. Recherche et décolonisation en Nouvelle-Calédonie contemporaine : lectures croisées. Revue d’Histoire des Sciences Humaines. 2011. (24) : 159-187.
[8] Nickel, le trésor des Kanak, Documentaire réalisé par Anne Pitoiset et Laurent Cibien diffusé sur France Ô le 25 février 2014 et disponible sur internet
[9] Accords de Nouméa. JORF n°121 du 27 Mai 1998. www.legifrance.gouv.fr
[10] Jean-Claude Roux, Un exemple de migration-enracinement dans le Pacifique Sud : la communauté wallisienne et futunienne de Nouvelle-Calédonie, Cahiers ORSTOM. Série Sciences Humaines. 1985. 21 (4) : 461-480.
[11] Résultats des élections provinciales 2014. www.nouvelle-caledonie.gouv.fr
[12] ISEE. Tableaux de l’économie calédonienne. Ed. 2013 www.isee.nc
[13] Angela Bolis. Interview de Mathias Chauchat, Nouvelle-Calédonie : On a ouvert un processus de décolonisation par étapes. Le Monde.fr : 13. 05.2014
[14] Bilan chiffré de la réforme foncière (1978-2010). www.adraf.nc
[15] Delphine Roucaute, Nouvelle-Calédonie : après les élections, le référendum en ligne de mire. Le Monde.fr : 12.05.2014