La peau du modèle social !
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Publication : mai 2014
Mise en ligne : 10 octobre 2014
Le 24 février 2012, le président de la Banque Centrale européenne, Mario Draghi, expliquait sa vision politique dans un entretien au Wall Street journal [1]. Pour lui, « il n’y a pas d’alternative » aux mesures d’austérité imposées aux pays de la zone euro. « Il n’y a pas de compromis possible entre les réformes économiques et l’austérité fiscale. Rediscuter les objectifs budgétaires entraînerait une réaction immédiate des marchés », prévient-il.
« Si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires, des masses de gens en seront constamment réduites à devenir superflues. » Hannah Arendt. |
Alors que les plans d’austérité imposés à l’ensemble des pays de l’UE sont de plus en plus discutés, il considère que le débat n’a pas lieu d’être : « Le modèle social tant vanté de l’Europe est mort », tranche-t-il. La sécurité de l’emploi et les filets de sécurité sociale ne peuvent plus exister.
Jamais banquier central européen n’avait parlé aussi clair !
Le pouvoir actuel, au service du patronat, poursuit avec acharnement le travail de sape de ses prédécesseurs, pour détruire l’œuvre considérable des hommes et des femmes de la Résistance. C’est le meurtre prémédité de la sécurité sociale, institution solidaire par répartition, qui est annoncé par les mesures du premier ministre Valls. En exonérant les entreprises, jusqu’à 1,6 fois le smic, des cotisations finançant les retraites, en leur faisant cadeau des 50 milliards des cotisations familiales, il s’en prend au cœur de l’édifice solidaire, la cotisation sociale, dont le patronat demande de longue date la disparition. Il ne resterait alors qu’une sécurité sociale minimale pour nécessiteux et le recours aux complémentaires et sur-complémentaires pour les riches.
Michel Rocard avait entrepris cette déconstruction en créant la CSG qui ouvrait la voie à une sécurité sociale fiscalisée, basée sur un impôt inégalitaire. Une avalanche de plans et d’ordonnances (Jeanneney 1967, Barre 1974, Veil 1976, Dufoix 1985, Balladur, Rocard, Juppé, Raffarin 1995), ont multiplié les déremboursements, instauré des franchises, baissé les prestations et pensions… l’objectif étant, bien entendu, de livrer l’édifice au privé, avec 540 milliards d’euros à la clé.
La cotisation est présentée comme une charge sociale, c’est le prétexte récurrent contenu dans l’expression “coût du travail”. Il en va de même pour tout ce qui ne va pas à la finance : on fait mine d’ignorer que c’est le coût du capital qui saigne à blanc l’entreprise, déplaçant l’investissement vers les marchés financiers. En 1981, un travailleur français produisait 14 jours par an pour les actionnaires. Aujourd’hui, c’est 46 jours [2] ! En 2012, 85% des profits ont été reversés sous forme de dividendes.
La démonstration a été faite, sur la base du programme du Conseil National de la Résistance, que dans un pays détruit par la guerre, les forces vives de la nation peuvent trouver les ressources nécessaires pour mettre en place et financer la sécurité sociale. Cette œuvre de solidarité et de justice sociale magnifique a tenu bon, malgré l’obstination des réactionnaires de tous bords œuvrant depuis des décennies à son démantèlement. Mais nous voici aujourd’hui désemparés, dans une France de plus en plus dominée par une volonté politique de retour aux injustices sociales d’avant-guerre et par des forces politiques et sociales qui se sont montrées incapables de défendre les conquêtes essentielles de ceux qui ont résisté à l’occupant nazi et, au prix de la vie d’un très grand nombre d’entre eux, nous ont laissé en héritage le magnifique programme de conquêtes sociales qu’ils avaient nommé “Les jours heureux”.
Le droit des peuples et l’Union européenne
Pour quelle raison n’y aurait-il pas d’alternative à l’austérité et à la mise à mort du modèle social européen, c’est à dire à la politique de l’UE imposée par les structures non élues qui forment la “troïka” (FMI, commission européenne, BCE) ? Il est vrai que les États ont consenti à cette politique en ratifiant les différents traités de l’Union. Mais ils ne peuvent pas se prévaloir de l’assentiment des peuples. C’est même par un véritable coup d’État que le traité de Lisbonne à été ratifié par les autorités françaises ! En contournant, par des artifices institutionnels, la volonté des Français qui avaient voté majoritairement NON au référendum sur le TCE en 2005, en refusant ainsi de se soumettre à la volonté populaire démocratiquement établie, le gouvernement a délégitimé le fonctionnement des institutions européennes.
Cette question est révélatrice du fossé qui ne cesse de s’élargir entre une réalité qui s’aggrave sans limites pour les couches populaires et les belles promesses des traités de l’Union… auxquelles nombre de nos concitoyens se sont laissé prendre. Comment, en effet, ne pas être séduit, par exemple, par l’extrait suivant du Traité sur l’Union européenne et l’euro : « L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein-emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement (…) L’Union établit une union économique et monétaire dont la monnaie est l’euro [3] » et ne pas être troublé en constatant la destruction de ce dont ces promesses annonçaient la construction ?
Ce sont les faits qui prouvent que la construction de l’UE repose sur une stratégie qui ne vise pas à satisfaire les attentes des citoyens, mais, au contraire, à ce vœu exprimé sans ambiguïté par Denis Kessler dans Challenge : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil National de la Résistance. [...] Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie » [4]. Cette déclaration enlevait toute illusion sur la politique de Sarkozy : l’entreprise de destruction des conquêtes sociales en France, comme dans les autres pays l’UE, a été fortement accentuée, au point de permettre au président de la BCE la déclaration brutale citée en introduction de cet article. Et, comme la suite l’a montré, cette destruction n’a pas été remise en question par les changements de majorités gouvernementales qui se sont succédé dans différents pays de l’UE.
Capitalisme et illusion de démocratie
Il faut aller plus loin pour trouver les fondements, les raisons systémiques de l’intransigeance extrême à laquelle ont recours les décideurs de l’UE quand il s’agit de s’en prendre aux ressources, salaires et moyens de vie des couches populaires. Bombardement médiatique aidant, ils s’efforcent d’accréditer l’idée d’une fatalité conduisant nécessairement aux politiques « dites d’austérité », pour cacher la logique de régression sociale qu’ils imposent. Il s’agirait d’un fardeau sans cesse plus lourd à porter, mais, bien sûr, également partagé par tous, fruit d’on ne sait quelle crise d’origine mystérieuse. Sans oublier le sempiternel refrain sur la culpabilité des pauvres : ils vivent au-dessus de leurs moyens en endettant des finances publiques qui les aident avec dévouement, et, ce qui est encore pire, en endettant à vie leurs enfants et petits-enfants…
C’est bien une crise du système capitaliste qui mène l’humanité dans une terrible impasse, semant le chômage et la misère, générant racisme et conflits, rendant l’environnement de plus en plus dangereux pour la vie et la biodiversité.
Nombreux sont ceux qui pensent que la perte de démocratie serait à la racine du mal qui ronge notre société, et certains imaginent qu’en améliorant son fonctionnement démocratique, l’Union européenne pourrait permettre aux peuples de conquérir le pouvoir de réformer ses institutions « de l’intérieur de son propre système », en quelque sorte. Mais il faut bien admettre que cette façon de voir et d’agir, à laquelle s’accroche y compris l’essentiel de la gauche dite radicale, semble bien davantage mener les peuples dans une sombre impasse, où l’extrême-droite est en embuscade.
Je suis d’avis qu’il faut au contraire considérer l’hypothèse selon laquelle la démocratie est la meilleure forme, la meilleure “enveloppe” politique possible pour le capitalisme. Une fois qu’il y a pris racine, ce régime se révèle en effet le plus stable qui soit. Et, effectivement, pendant une bonne partie du XXème siècle (à l’exception de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce quand les peuples y subissaient de terribles dictatures), le capitalisme et la démocratie sont allés de pair. Pourtant, au XIXème siècle, rares sont ceux qui croyaient possible cette alliance entre les deux, ce “capitalisme démocratique” [5]. Toutefois, pour que cette alliance du capitalisme et de la démocratie fonctionne, il faut que le capitalisme soit suffisamment dynamique sur le plan économique. La démocratie permet alors à la population de formuler des revendications en termes de santé, d’éducation, de retraite, d’infrastructures… que les États peuvent satisfaire, si toutefois le rapport des forces sociales les y contraint. Mais, si le capitalisme ne produit pas assez de richesses, s’il stagne ou s’il est en crise, comme aujourd’hui [6], il cesse d’être à même de répondre à ces attentes, d’assumer des niveaux de dépenses publiques auxquelles les populations ont été habituées depuis l’après-guerre, dans un contexte de prospérité aujourd’hui fort dégradé [7]. Alors, la démocratie devient de plus en plus un problème pour le capitalisme [8].
La question européenne et l’échelle nationale
L’Union Européenne est un projet de classe, celui des classes dominantes et il est structuré pour servir leurs intérêts. C’est un espace politique dont les classes populaires sont presque totalement exclues, par définition. De surcroît, depuis le début de la crise, en 2008, les institutions européennes les moins démocratiques, au premier rang desquelles la BCE tenue hors d’atteinte de tout contrôle démocratique, n’ont cessé de se renforcer, au détriment des institutions qui font encore mine d’être démocratiques, comme le Parlement européen.
Ainsi, l’UE pourrait incarner le devenir autoritaire des régimes politiques contemporains, là où sévit, avec le plus de rigueur, la crise systémique du capitalisme.
Mais ce système est caractérisé par sa mobilité. Il est en mouvement permanent. Lorsque pour une raison ou une autre les circonstances deviennent défavorables à l’accumulation du capital, à la réalisation de profits substantiels, il peut aller chercher ailleurs, ou à une autre échelle, des conditions plus propices (fermetures d’entreprises, délocalisations, fusions, acquisitions).
Le capital peut aussi mettre en concurrence les espaces, en s’appuyant sur les uns pour contraindre les autres à se plier à sa logique. C’est précisément ce qui s’est passé lors de la crise des années 1970, quand les Trente Glorieuses ont pris fin. En cherchant à échapper aux contraintes que lui avaient imposées le mouvement ouvrier au cours des décennies précédentes en termes de partage de la valeur ajoutée, et dans un contexte de déclin du taux de profit, le capital s’est internationalisé, donnant lieu à ce qu’on a appelé, par la suite, la mondialisation néolibérale. C’est cette mondialisation néolibérale, cet internationalisme du capital, et non, hélas, l’internationalisme porté par les mouvements de solidarité internationale, qui s’est imposé depuis lors sur la scène mondiale.
Comme évoqué plus haut, certains pensent que ce système pourrait être réformé de l’intérieur, que des marges de manœuvre existent pour cela. Mais n’est-ce pas sous-estimer la raison d’être de la construction européenne ? Quelles seraient, dans cette hypothèse, les forces sociales et politiques qui pourraient intervenir en ce sens, à l’échelle nécessaire, alors que ces forces sont aujourd’hui essentiellement organisées à l’échelon national ?
La construction d’un nouvel internationalisme (qui ne soit pas de collaboration de classe) réellement et efficacement opposable à celui du capital globalisé, implique certainement le détour (provisoire ?) par l’échelon national. Et dans ce cas, c’est à la définition d’un nouveau rapport, ou d’une nouvelle dialectique, entre le national et l’international, qu’il faudrait consacrer une énergie renouvelée pour surmonter notre embarras collectif actuel face à la question européenne.
[1] Mario Draghi, Le modèle social européen est mort, cité par Martine Orange, Mediapart, 24/02/2012.
[2] L’Humanité, 24 /4/2014, dans débats et controverses.
[3] Traité sur l’Union européenne (version consolidée), article 2, point 3. http://www.ccbe.eu/fileadmin/user_upload/document/50th_anniversary/1-3._TRAITES.pdf
[4] Sous le titre Défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance, dans un éditorial du journal Challenge (04/10/2007). Rappelons que Denis Kessler est un des idéologues du MEDEF, où il fut au côté d’Ernest-Antoine Seillières de 1994 à 1998.
[5] Regards.fr, 14 avril 2014, Razmig Keucheyan, La crise de la gauche européenne http://www.regards.fr/web/la-crise-de-la-gauche-europeenne,7662
[6] La crise et les marxistes, Michel Husson, Regards, février 2010 : « le capitalisme peut être en crise alors même qu’il bénéficie de taux de profit très élevés. Il y a (…) là le symptôme d’une crise systémique qui touche à ses racines mêmes et non à sa seule forme financiarisée. Ce que montre la crise, c’est que le capitalisme est incapable, et même refuse, de répondre de manière rationnelle aux besoins de l’espèce humaine, qu’il s’agisse de besoins sociaux ou de lutte contre le changement climatique. Le combat anticapitaliste vise un système dégradant fondé sur l’exploitation et dont l’irrationalité croît de manière assez indépendante, finalement, des fluctuations du taux de profit. »
[7] Le contexte est d’autant plus différent que pendant les Trente Glorieuses (à l’exception des dictatures où les forces productives et les moyens de production ne pouvaient se développer) il y avait des emplois pour tous, tout était à reconstruire ou à refaire pour être adapté aux nouvelles technologies … Mais aujourd’hui, il n’y a plus assez d’emplois utiles dans le système capitaliste en crise, pour verser à tous des salaires décents. Par contre, les défis gigantesques (mutations des modes de vie et des systèmes économiques, transitions énergétiques, écologiques … ), auxquels l’humanité doit faire face, sont potentiellement porteurs d’un volume considérable d’activités utiles, pour l’essentiel dans le développement de nouvelles disciplines scientifiques et technologiques, de créations de richesses culturelles, virtuelles, etc, qui devraient assurer le revenu d’existence de chacun.
[8] Il s’agit bien entendu du mode « démocratie bourgeoise » ou « démocratie libérale » du capitalisme, mode du dialogue social et de la collaboration de classe.
Dans les pays de l’UE, les acteurs politiques au pouvoir sont maintenant chargés de rompre le compromis social de type « économie sociale de marché » auquel ils avaient déclaré souscrire. Ils le considèrent désormais incompatible avec un nouveau monde « globalisé par la finance ». Pour préserver et/ou élargir les intérêts de la classe capitaliste, ils ont désormais recours à des formes de domination plus autoritaires et sans réelle légitimité démocratique, comme celles de l’UE. L’indispensable label « d’institution démocratique » est seulement fourni par une mascarade d’élection de « députés » siégeant à un parlement qui n’en a que le nom. Il est sans peuple européen pour assurer sa souveraineté et sans pouvoirs parlementaires qui justifieraient son existence.