Lorsque la NASA prône la décroissance


par  B. BLAVETTE
Publication : avril 2014
Mise en ligne : 5 octobre 2014

La NASA, l’administration nationale de l’aéronautique et de l’espace des États-Unis, n’est pas connue pour être un repaire d’écolos fanatiques de la “décroissance”. Elle vient pourtant de publier un rapport officiel, critiqué parce qu’il dérange, alors qu’il devrait être pris au sérieux.

Bernard Blavette l’a regardé de près :

Un petit tremblement de terre agite la communauté scientifique anglo-saxonne qui se préoccupe de l’avenir de notre civilisation. En effet, il y a quelques jours paraissait un rapport rédigé par trois universitaires étatsuniens [1] intitulé « Modélisation mathématique de l’influence des inégalités et de l’utilisation des ressources dans l’effondrement ou la soutenabilité des sociétés » [2]. La NASA a soutenu cette recherche en fournissant les outils mathématiques nécessaires et en participant à son financement. Bien sûr, nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’étude ; il nous suffit de préciser que ces trois chercheurs ont procédé à la manière du GIEC [3] dans son approche du réchauffement climatique, non pas en menant leurs propres recherches, mais en collationnant et synthétisant tout ce qui a déjà été écrit par leurs confrères sur la naissance, le développement et l’effondrement ou la perpétuation des sociétés du passé. Cette collecte d’informations permet de se rendre compte que l’effondrement de sociétés sophistiquées ayant atteint un haut degré de développement et de complexité est chose commune dans l’histoire du monde, depuis la chute de l’Empire Romain jusqu’à la dislocation de la dynastie des Han en Chine, en passant par la disparition de l’empire Maya ou de l’empire Khmer centré sur le site d’Angkor au Cambodge. Ceci infirme l’idée fort répandue aujourd’hui, et tout particulièrement aux États-Unis, que l’histoire humaine procède d’une tendance irrésistible vers un degré toujours plus élevé d’organisation reposant sur une consommation toujours croissante de matières premières, d’énergie et d’information, et pose une question angoissante : est-il vraiment possible qu’une société avancée, complexe, créative et mondialisée comme la nôtre puisse subir un effondrement ?

Effondrement d’une civilisation

Mais qu’entend-on par “effondrement” d’une civilisation ? — Selon nos auteurs, on peut caractériser ce processus de la manière suivante : réduction rapide de la population (on estime que 90% de la population Maya avait disparu après l’an 800 de notre ère) ; démantélement des institutions politiques et culturelles (c’est ce qui s’est produit dans l’Empire Romain après la prise de Rome par Alaric en 410 après J-C) ; disparition de connaissances et de techniques acquises : calendrier, écriture, techniques agricoles….

Il est à noter que l’effondrement peut être plus ou moins marqué, parfois provisoire, parfois définitif. Ainsi la disparition de l’empire chinois des Han au IIIe siècle après J-C. est suivi d’une période d’anarchie et de division qui se prolonge pendant 300 ans environ ; à partir du VIe siècle, un renouveau intervient avec la réunification du pays sous les dynasties Sui, puis Tang. Inversement les civilisations Maya et Khmer ne se relèveront jamais et vont disparaître totalement, avalées par la forêt, oubliées par la mémoire des hommes, elles ne seront redécouvertes que récemment.

En fait, l’étude parvient à définir deux constantes interconnectées qui caractérisent les situations de déclin :
• 1- la surexploitation de la biosphère, et plus particulièrement l’appauvrissement des sols, la déforestation, l’épuisement des ressources aquifères qui génèrent des pénuries diverses ;
• 2- la concentration des ressources disponibles entre les mains d’une petite minorité de privilégiés qui conduit à des inégalités insoutenables. L’étude met en lumière qu’un « effet tampon » permet aux plus riches d’ignorer pendant un temps les pénuries dont souffre la majorité de la population, ce qui diffère les décisions indispensables et conduit à des situations d’irréversibilité. Il y a donc un antagonisme absolu entre les intérêts à court terme des privilégiés et les intérêts à long terme de l’ensemble de la société, ce qui se traduit par la montée inexorable de la violence et du chaos. Qui ne reconnaîtrait dans les deux points qui précèdent la situation de notre monde contemporain ?

Importance des règles sociales

On remarquera que les causes du déclin sont endogènes aux sociétés concernées et relèvent donc strictement de la manière dont les populations choisissent de s’organiser. Les auteurs soulignent que les catastrophes naturelles et les difficultés extérieures sont généralement surmontées si la société en question bénéficie d’une large acceptation des règles sociales communes. Ainsi la société minoenne de la Crète antique a-t-elle subi plusieurs tremblements de terre dévastateurs, et pourtant elle est parvenue à chaque fois à reconstruire les villes avec plus de magnificence. Le monde Romain n’a eu aucun mal à résister aux ennemis extérieurs tant qu’il a bénéficié d’une solide cohésion sociale ; la fin de la République et l’avènement de l’Empire, alors que les inégalités se creusent fortement, conduisant à une profonde décomposition de la société, signent le début du déclin, et l’avancée des « barbares » devient irrésistible.

On peut considérer que si toute modélisation mathématique a ses limites, elle permet pourtant de moduler un certain nombre de variables (essentiellement des estimations établies par les historiens et concernant le taux de natalité et l’espérance de vie, les rendements de l’agriculture, la concentration des richesses …) de façon à déterminer non seulement les seuils à partir desquels l’effondrement d’une société donnée est probable, mais aussi les orientations permettant d’atteindre un point d’équilibre assurant sa durabilité.

Rien n’est donc inéluctable et l’étude se conclue par l’énonciation de deux conditions indispensables à la survie de toute société humaine :
• Assurer une stricte adéquation entre les ressources de la biosphère et les prélèvements humains. Ceci implique de maintenir à la fois un niveau de population et un niveau de consommation compatibles avec un équilibre harmonieux de l’environnement. L’étude fonde peu d’espoir sur des solutions exclusivement techniques qui permettraient de s’affranchir des grands équilibres naturels ; en effet, l’expérience contemporaine montre que toute amélioration du rendement d’un système (ampoule basse consommation, véhicule économe en carburant) conduit presque inéluctablement à une augmentation de l’utilisation de celui-ci, annulant ainsi l’économie espérée, c’est ce que l’on appelle « l’effet rebond ». Seule une percée scientifique majeure comme la découverte d’une source énergétique jusqu’ici inconnue pourrait modifier la donne, mais cela demeure du domaine de la spéculation.
• Assurer une répartition des richesses aussi égale que possible, afin d’obtenir une cohésion sociale maximum. L’accaparement des richesses par une élite conduit inéluctablement à des niveaux de violence dans les rapports sociaux, incompatibles avec la survie sur le long terme d’une société. Ainsi le biologiste de l’évolution Jared Diamond, dans son ouvrage Effondrement, analyse-t-il l’échec de la tentative de colonisation du Groenland par les Vikings venus de Norvège entre 984 et 1400 environ comme le résultat d’une stratification sociale rigide de cette société, dominée par une caste de guerriers et de prêtres qui concentrait les richesses disponibles, et empêcha toute coopération des colons avec les Inuits, premiers habitants de l’île, parfaitement adaptés aux rigueurs climatiques de ces latitudes. Évoluant parmi les ruines des établissements vikings conservant des traces d’incendie et de pillage, Diamond déclare « J’imagine des scènes sans doute comparables à celle des émeutes raciales qui eurent lieu en 1991 dans ma propre ville Los Angeles…, les quartiers riches et les magasins pillés …, la police débordée …. Le sort des vikings du Groenland n’est pas seulement celui d’une petite société périphérique, il nous invite à réfléchir sur nos sociétés industrielles. » [4]

Un rapport mal reçu

Dès sa publication par la revue Ecological Economics et la parution d’un compte rendu rédigé par le Dr Nafeez Ahmed [5] dans le quotidien londonien The Guardian, l’étude subit une véritable bordée d’injures de provenances diverses (milieux conservateurs et économiques essentiellement), allant jusqu’à contester la validité des titres universitaires de ses auteurs.

La NASA publia un communiqué affirmant que les conclusions des trois chercheurs ne représentaient en rien la position officielle de l’organisation, mais sans démentir le fait d’avoir participé au financement de la recherche.

Pourquoi un tel acharnement contre un document qui, de toute façon, tombera bien vite dans l’oubli ?

— Outre le fait que la participation d’un organisme aussi prestigieux que la NASA confère à l’étude une audience toute particulière, les raisons de cette cabale sont à rechercher dans le fait que ses conclusions heurtent frontalement des croyances qui forment le socle même de l’imaginaire étatsunien :
• croyance dans les bienfaits d’une croissance et d’une consommation qui seraient par nature infinies,
• croyance dans la toute-puissance de la science et du « progrès » en général,
• croyance enfin dans la légitimité des inégalités sociales, même abyssales, qui ne feraient que sanctionner le niveau d’utilité sociale et le mérite de chaque individu.

Une inquiètude montante

Mais ce déchaînement est aussi le signe d’une inquiétude montante face aux multiples dérèglements de nos écosystèmes qui deviennent de plus en plus difficiles à nier, face aussi à la baisse de l’espérance de vie aux États-Unis pour la première fois depuis 1945. (Cette baisse n’est que de 15 jours pour 2012, mais il s’agit néanmoins d’un symbole fort. En France, on note une stabilisation).


J’ai rencontré un voyageur venu, d’une terre antique, qui disait : 
« Deux jambes de pierre, vastes et sans tronc,
Se dressent dans le désert. Près d’elles sur le sable,
Mi-enfoui, gît un visage brisé ». (….)
Et sur le piédestal apparaissaient ces mots :
« Mon nom est Ozymandias, roi des rois » ;
Rien de plus ne reste autour de la ruine
De ce colossal débris. Sans bornes et nus
Les sables solitaires et unis s’étendent au loin ».


[1Safa Motesharrei (Mathématicien, Université du Maryland), Jorge Rivas (Sciences politiques, Université du Minnesota) et Eugenia Kalnay (Sciences de la terre, Université du Maryland).

[2Human and Nature Dynamics (HANDY) = Modeling Inequality and Use of Resources in the Collapse or Sustainability of Societies L’intégralité de ce rapport est consultable (en anglais) sur internet à l’adresse http://www.sesync.org/sites/default/files/resources/motesharrei-rivas-kalnay.pdf

[3GIEC = Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat

[4Jared Diamond Effondrement – Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie - Folio/Essais (2005) Chap.8 : La disparition de la société viking du Groenland.

[5Le Dr N. Ahmed est directeur de l’Institute for Policy Research and Development de Londres. Son compte-rendu (en anglais) est consultable à l’adresse : http://www.theguardian.com/environment/earth-insight/2014/mar/21/climate-change-scienceofclimatechange