Le rôle des structures familiales


par  N. KACZMAREK
Publication : avril 2013
Mise en ligne : 13 juillet 2013

Se pourrait-il qu’il y ait une relation entre la conception de la famille dans les sociétés paysannes traditionnelles et la façon de penser en politique ? Que, par exemple, dans un pays où les enfants mariés restent vivre sous le toit familial, une dictature a bien plus de chances qu’ailleurs de s’établir ? C’est en substance la thèse soutenue par Emmanuel Todd, et que Nicolas Kaczmarek nous présente [1] :

Une variable méconnue de l’histoire de l’Humanité

Dans ses travaux d’anthropologie, l’historien Emmanuel Todd a décrit la répartition géographique des structures familiales, c’est-à-dire les agencements des rapports hommes-femmes et parents-enfants. Il cherche à en déduire le rôle fondamental qu’elles jouent dans l’histoire de l’humanité.

Emmanuel Todd, historien, anthropologue, démographe, sociologue et essayiste…

Pour lui, à chaque structure familiale correspond une prédisposition à l’alphabétisation, qui détermine les décalages de développement humain, et un attachement particulier aux valeurs d’autorité ou de liberté d’un côté, et d’égalité ou d’inégalité de l’autre, ce qui pourrait expliquer la diversité politique et idéologique du monde depuis le XVIIIe siècle.

La structure familiale

Emmanuel Todd a passé sa thèse de doctorat d’histoire, en 1976, sur les communautés paysannes françaises, italiennes et suédoises dans l’Europe pré-industrielle. Ce qui l’a mené à s’intéresser à l’organisation familiale de ces communautés. Et à y constater une grande diversité. Cette organisation qu’on appelle la structure familiale va se révéler un élément essentiel pour comprendre le destin de ces communautés et plus largement celui des sociétés industrielles qui naissent au XIXe siècle.

On peut classer les structures familiales des sociétés paysannes traditionnelles en trois catégories [2] :

• les sociétés de famille nucléaire, qui comportent majoritairement en leur sein des foyers regroupant un père, une mère et leurs enfants. Quand ils se marient les enfants quittent le foyer parental pour former un nouveau foyer ;

• les sociétés de famille souche ou de famille verticale, où majoritairement les foyers regroupent un père, une mère, le fils aîné avec sa femme et ses enfants (trois générations cohabitent donc sous le même toit), tandis que les cadets, filles ou garçons, sont exclus du foyer à l’âge adulte ;

• les sociétés de famille communautaire, ou famille élargie, où cette fois tous les enfants adultes mariés restent vivre sous le toit de leurs parents avec leurs propres enfants.

Dans L’Enfance du monde [3], Emmanuel Todd expose que la structure familiale est une variable importante dans le déclenchement, depuis le XVIe siècle, d’une vague d’alphabétisation en Europe. Ce sont dans les pays de famille souche (Suède, Allemagne, Écosse, Norvège...) que l’alphabétisation est la plus précoce. Todd l’explique par la forte autorité parentale et le relativement bon statut des femmes qui caractérisent la famille souche et qui favoriseraient la transmission culturelle, donc l’alphabétisation. Parce que cette alphabétisation est le point de départ d’un cercle vertueux de “modernisation”, qui se compose d’une chute de la pratique religieuse, puis d’une chute de la mortalité, puis de la natalité, et enfin d’un essor économique, on peut expliquer les écarts actuels de développement humain par les inégalités de potentiel éducatif des différentes structures familiales.

Société modernisée, société déboussolée

Mais il est à noter que, pour Emmanuel Todd, la diversité des structures familiales implique une diversité de niveau de développement humain aujourd’hui, mais que cette diversité n’est qu’un décalage dans le temps, car il avance que toutes les civilisations marchent dans le même sens, celui de cette “modernisation”. Il a développé cette idée dans Le rendez-vous des civilisations [4], rédigé en 2007 avec Youssef Courbage, ouvrage qui se veut une réfutation de la thèse de l’américain Samuel Huntington sur le choc des civilisations. Pour les auteurs, toutes les sociétés finissent par connaître les mêmes mutations sociales décrites ci-dessus, elles finissent toutes, ou finiront toutes, par connaître un bouleversement politique c’est-à-dire une “révolution”. En effet, ces mutations sociales sont le signe d’une révolution mentale et culturelle qui produit une société déboussolée. Le passage à une alphabétisation de masse (en 1730 dans le bassin parisien, en 1900 en Russie, dans les années 1960 en Tunisie et en Égypte) représente une remise en cause du principe d’autorité, les fils sachant lire mais pas leurs pères.

La chute de la fécondité, quant à elle, a pour préalable une baisse de l’influence de la religion sur la vie des humains, ce qui permet une montée en puissance, comme substitut, de l’idéologie politique. Cette chute de la fécondité traduit également une maîtrise, par les femmes, de leur fécondité, et donc une modification du rapport homme-femme dans le couple. Enfin cette chute traduit également le fait que de nombreuses familles renoncent à avoir un garçon, en dessous de 3 enfants par femme, la proportion de famille sans garçon devenant importante.

Cette société est d’autant plus déboussolée que le processus d’industrialisation, qui pour E. Todd découle de ces mutations sociales, fait exploser ces structures familiales traditionnelles et jettent les humains dans l’individualisme de la vie urbaine.

La cristallisation idéologique des valeurs familiales

Dans cette phase de bouleversement, les individus vont reproduire les rapports humains familiaux qui viennent de disparaître dans les rapports sociaux. On est là au cœur de l’originalité des travaux d’E.Todd qui, prolongeant les travaux de Frédéric Le Play [5], veut démontrer que les “révolutions” sont des moments chaotiques où les sociétés vivent une crise de transition vers la modernité, et que le contenu de ces révolutions est directement influencé par les valeurs portées par les structures familiales paysannes qui sont en voie de disparition.

Autrement dit, lors de crises politiques, qui sont le résultat de la disparition d’un monde traditionnel analphabète, très pieux, à fortes mortalité et natalité, le système familial est transposé en idéologie, c’est-à-dire en une conception des rapports sociaux, les rapports entre humains qui ne se connaissent pas. Cette idéologie est transposée dans une version extrême lors d’une phase de transition, avant de s’exprimer de manière plus édulcorée dans une phase de stabilisation (voir le schéma).

Dans La Troisième Planète [6], E.Todd présente un panorama mondial de la répartition des structures familiales traditionnelles au moment de leur disparition [7]. Disparition qui commence au XVIIIe siècle en France et dans la plupart des pays riches actuels, qui s’achève aujourd’hui dans le monde arabe, et qui commence juste en Afrique.

Ceci permet de représenter une carte du monde des structures familiales et d’expliquer la communauté de destin politique qui touche des peuples aussi éloignés géographiquement que l’Allemagne et le Japon d’un côté, ou Cuba et la Russie de l’autre, que tout rapproche en réalité anthropologiquement.

Typologie familiale et politique

Todd démontre que la famille communautaire exogame (=qui interdit le mariage entre cousins) est porteuse de valeurs d’autorité parentale et d’égalité entre frères (mais d’infériorité des sœurs, donc des femmes). Ces valeurs les prédisposent à connaître une révolution communiste dont l’idéologie est justement porteuse de telles valeurs d’autorité (du parti, de l’État) et d’égalité (des travailleurs). On retrouve en effet cette forme familiale en Russie, Chine, Vietnam, Cuba et dans des régions où le vote communiste a été longtemps fort : Italie centrale, sud du Portugal, nord du Massif central en France.

La famille communautaire endogame, caractéristique du monde arabe (surnommée pour cela “famille arabe” par les anthropologues) connaît au contraire un fort pourcentage d’endogamie (c’est-à-dire de mariages entre cousins), ce qui produit un univers familial refermé sur lui-même. Conséquence idéologique : la difficulté d’édification d’un État : l’État est rendu inutile parce que la solidarité familiale se charge d’assurer la protection des personnes.

Ce serait en vertu de ce phénomène que cette structure familiale a produit en son sein une religion sans clergé : l’islam [8].

La famille souche se caractérise par ses valeurs d’autorité parentale et d’inégalité entre frères et sœurs (seul l’aîné hérite des parents). Dans la crise de transition politique, ces valeurs vont produire une idéologie qui met en avant la hiérarchie et la stratification sociale et raciale selon le principe : « si les frères ne sont pas égaux, les humains ne le sont pas et les peuples non plus ». Quand la famille souche est implantée dans de petites régions au sein de plus vastes États-nations, elle favorise le particularisme : les Basques, les Catalans, les Flamands, les Alsaciens... Mais quand cette famille souche est majoritaire à l’échelle d’un pays entier, elle provoque un idéal du “peuple supérieur”. Todd y voit une explication du nazisme allemand ou du militarisme japonais des années 1930, expressions paroxystiques des valeurs d’autorité et d’inégalité de la famille souche.

Ces valeurs s’incarnent ensuite sous une version apaisée dans des formes politiques comme la social-démocratie allemande qui se caractérise par une acceptation des inégalités, vues comme naturelles, et recherchant plutôt un consensus typique du principe de cogestion allemande.

La famille nucléaire absolue est une forme de famille nucléaire où les règles d’héritage sont aléatoires et où se pratique l’usage du testament. On la trouve surtout dans le monde anglo-saxon. Elle se caractérise par un principe de non-égalité entre enfants, l’héritage se fait selon le bon vouloir des parents qui considèrent leurs enfants comme différents les uns des autres. Ce principe mène à considérer les autres peuples comme différents, et à promouvoir à l’extérieur, par exemple lors de la colonisation, une politique d’apartheid (vis-à-vis des noirs, des indiens...) et à l’intérieur, à accepter le multiculturalisme comme organisation de communautés cohabitant les unes à côtés des autres, sans fusionner. Le deuxième principe très prégnant dans le monde anglo-saxon est celui de “liberté” qui débouche sur un individualisme très enraciné et qui implique une culture anti-État, ce dernier étant vu comme une menace pour les droits de l’individu.

La diversité de la France

Enfin, la famille nucléaire égalitaire qui implique un héritage strictement égal entre les enfants, est la forme familiale qui conduit à une modernisation politique au nom des valeurs de liberté et d’égalité. Cette forme était présente dans le bassin parisien quand il fut le foyer de la Révolution française, épisode historique qui, pour E. Todd, n’est autre que la crise de transition de la France. Cette Révolution porte le principe d’universalisme des droits de l’Homme car elle considère tous les peuples comme égaux, tout comme la famille nucléaire égalitaire considérait les enfants comme égaux. Cet universalisme a agi aussi au moment de la colonisation française, qui a été réalisée au nom d’une “mission civilisatrice” qui proclamait, pourrait-on dire avec ironie, que si tous les peuples sont égaux, tous méritent de devenir français.

Nous avons là également l’origine de l’attachement français au principe “d’égalité des chances” : les citoyens doivent tous partir dans la vie avec les mêmes armes, comme les frères et sœurs partaient tous avec la même part de l’héritage parental, chacun ensuite évoluant selon son mérite personnel.

Mais ce qui caractérise la France, c’est la diversité régionale de ses structures familiales : la périphérie française est marquée par des formes de famille souche dans le sud-ouest, le nord et l’est, de famille nucléaire absolue dans l’ouest, et de famille communautaire dans le sud-est et le nord du Massif central. C’est cette diversité qui peut expliquer l’instabilité politique française au XIXe siècle. Elle finira par s’apaiser au cours de la IIIème République, en réalisant une synthèse entre individualisme égalitaire et discipline, où l’État et la langue française agiront comme éléments d’unification de cette France diverse [9].

Allant plus loin, E. Todd émet l’hypothèse que c’est parce que la France n’a pas d’unité anthropologique qu’elle peut intégrer n’importe qui. Dans Le destin des immigrés [10], consacré à l’étude de l’intégration des immigrés dans les pays occidentaux, il démontre la capacité française d’assimilation, soulignant notamment le fort taux de mariage mixte (entre immigrés et natifs français) qui caractérise la France, surtout en comparaison de pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne.

*

À l’heure du bouleversement de la famille et de la globalisation, on pourrait croire que cette grille d’analyse perd de sa pertinence. Pourtant, dans ses ouvrages ou prises de position récents, Emmanuel Todd démontre que demeure une diversité d’appréhension de l’économie et de la politique selon les peuples qui peut s’expliquer pas des restes de ces structures de pensée héritées des structures familiales traditionnelles. Citons comme exemple la dichotomie au sein de l’UE entre une Europe du nord, attachée à la discipline budgétaire (discipline héritière du principe d’autorité de la famille souche), et une Europe du sud, plus attachée à la consommation et la création de profit à court terme avec pour résultat une balance commerciale négative, découlant des valeurs de la famille nucléaire qui favorisent la satisfaction à court terme de l’individu.

Autant de pistes d’analyse utiles pour penser le monde d’aujourd’hui.


[1Une version longue de cet exposé peut être écoutée sur le site de l’Université populaire du 78 d’attac 78 : http://www.up78.org/?p=33

[2

Pour une liste affinée des structures familiales, voir : L’origine des systèmes familiaux. Tome I. L’Eurasie, éd. Gallimard, 2011

[3L’Enfance du monde. Structures familiales et développement 1984, in La Diversité du monde, Seuil, 1999.

[4Le rendez-vous des civilisations, in La République des idées, Seuil, 2007.

[5Le sociologue Frédéric Le Play (1806-1882), a étudié les racines de la Révolution française (dont il réprouvait les idéaux) à partir de l’étude des structures familiales paysannes de la France du XIXe siècle.

[6La Troisième Planète. Structures familiales et systèmes idéologiques, 1983, in La Diversité du monde, Seuil, 1999.

[7Pour une explication sur l’origine, la diffusion et la répartition de la diversité des structures familiales depuis le néolithique enEurasie, voir L’Origine des systèmes familiaux, op. cit.

[8Mais c’est justement la chute récente de ce taux d’endogamie dans certains pays arabes qui, pourTodd, expliquent le déclenchement des “révolutions arabes”, voir Allah n’y est pour rien ! : Sur les révolutions arabes et quelques autres, arrêtsurimages.net, 2011.

[9Pour une étude de l’impact de cette diversité ancienne sur la France d’aujourd’hui, voir Le mystère français, le dernier ouvrage d’Emmanuel Todd avec Hervé Le Bras, éd Seuil, La République des idées, mars 2013.

[10

Le destin des immigrés, Seuil, 1994.


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