John Ruskin, un dissident à l’époque victorienne
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Publication : février 2013
Mise en ligne : 4 mai 2013
Dans le texte ci-dessous, Bernard Blavette évoque la personnalité de John Ruskin (1819–1900), esprit original et totalement à contre-courant de son temps, dont les préoccupations éthiques, économiques, voire même écologiques, sont encore largement les nôtres, surtout dans le contexte de “Grand bond en arrière” [1] vers le XIXème siècle, que tente de nous imposer le capitalisme…
Considérant l’immense misère des populations laborieuses, l’écrivain américain Jack London a qualifié le XIXème siècle de “siècle de fer”.
Mais on pourrait aussi le baptiser “siècle du fer” car le capitalisme en phase ascendante s’appuie alors sur la sidérurgie pour asseoir son développement et son pouvoir. Chercheurs, ingénieurs et même ouvriers sont fascinés par le fer, le feu, l’acier qui signent la domination de l’espèce humaine sur la nature. Le Royaume-Uni, bientôt imité par la France et l’Allemagne, joue à cet égard un rôle pionnier. Son territoire se couvre de ce fameux chemin de fer qui va abolir les distances et devenir le symbole de ce progrès que rien ne saurait arrêter ; sur mer, de grands vaisseaux de vapeur et d’acier relèguent rapidement la marine à voile au rang de souvenir.
Mais la domination sur la nature va exacerber le désir de domestiquer les hommes qui, en foule, vont être conduits des campagnes vers les usines, les manufactures, les mines pour satisfaire l’appétit insatiable de l’ogre capitaliste. La condition misérable de cette main d’œuvre servile, l’arrogance et l’indifférence de ses maîtres, inspireront à Jack London son roman Le talon de fer dans lequel on peut voir comme la prémonition de l’idéologie nazie…
La domination capitaliste, qui s’étendra bientôt à l’ensemble du globe à travers la colonisation imposée par le feu et l’acier des canons, va bientôt être théorisée, justifiée scientifiquement par une interprétation fallacieuse de la théorie de l’évolution de Charles Darwin, mettant en avant le droit inaliénable du plus fort, du plus apte, du plus adapté, nous dirions aujourd’hui du « génétiquement correct » [2]. De son côté, la nouvelle science économique, à travers des penseurs comme Ricardo, Malthus, Walras… ne va plus avoir de cesse, jusqu’aujourd’hui, de se considérer comme une “science dure” dont les lois sont aussi intangibles que celles de la nature. L’économie se présente alors comme une science non pas immorale mais amorale, étrangère au domaine de la morale, tout comme l’action de la nature : un tremblement de terre ne touche-t-il pas indifféremment tout le monde, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, les justes comme les corrompus ? Ainsi Walras, dont le père était pharmacien, déclarait-il : « D’un point de vue économique, lorsque mon père vend un flacon d’arsenic, peu importe que cela soit à un médecin pour sauver un malade, ou à un assassin pour commettre un meurtre… »
C’est dans ce monde implacable que va soudain se faire entendre une voix dissidente…
Le petit John naît le 18 février 1819 dans une famille de riches négociants en spiritueux. Très tôt, il développe une exceptionnelle sensibilité artistique : poésie, dessin, peinture, architecture. Il étudie au King’s College de Londres, à l’université d’Oxford, et son père engage un célèbre aquarelliste comme professeur particulier. Mais le vrai tournant de sa vie va se produire lorsqu’adolescent il commence à accompagner son père dans ses voyages d’affaires à travers l’Europe. En Suisse où il découvre la beauté des paysages montagnards. En Italie où il s’enthousiasme pour l’art de la Renaissance : l’architecture et la peinture, avec Fra Angelico ou Tintoret, qui lui inspirent deux ouvrages appelés à connaître un large succès The Seven Lamps of Architecture et Modern Painters.
Cependant, dans ses voyages, John Ruskin n’a pas seulement rendez-vous avec la beauté. Lui qui avait jusque-là évolué dans le milieu préservé et confortable de la bourgeoisie victorienne, va découvrir l’envers du décor de la révolution industrielle : les quartiers sordides de Liverpool et de Manchester où s’entassent les ouvriers des filatures, l’immense détresse des ouvriers agricoles français ou espagnols qui, par leur labeur incessant, procurent à leurs maîtres les revenus qu’ils iront ensuite dépenser à Paris. Sa prise de conscience est graduelle et passe tout d’abord inaperçue de ses proches et de ses lecteurs. Pourtant, dans Modern Painters, ouvrage qui, au premier abord, paraît rassembler les réflexions d’un esthète bien éloigné des préoccupations sociales, on trouve une affirmation lourde de sens qui va constituer le fondement de toute sa philosophie sociale : « La coopération entre les hommes est la loi de la vie, la compétition engendre l’anarchie, c’est la loi de la mort » [3].
En 1857, Ruskin, maintenant critique d’art reconnu, est invité à Manchester pour une conférence à l’occasion d’une célèbre exposition artistique. Ses commanditaires et l’équipe municipale attendaient des félicitations pour le dynamisme économique de la ville. Au lieu de cela, ils subissent, effarés, une attaque en règle contre l’accumulation des richesses qui ne peut s’accomplir qu’au détriment du plus grand nombre, contre « l’absurdité et l’inutilité d’amasser cette matière lourde et jaune que nous appelons l’or » [4]. Dans une grande envolée lyrique dont il est coutumier, Ruskin rappelle que dans toutes les représentations du Jugement Dernier au Moyen Age figure un homme nu avec son or contenu dans une bourse suspendue à son cou, que des diables conduisent impitoyablement vers l’enfer, et conclut par une apologie du socialisme (dans une interprétation plutôt paternaliste, il est vrai). Les autorités parviennent à étouffer le scandale. Mais quelques mois après Ruskin récidive avec quatre essais qui abordent plus directement les questions économiques, publiés dans la revue Cornhill Magazine. Le scandale est cette fois énorme. Les économistes ne tolèrent pas qu’un vulgaire “artiste” puisse prétendre contredire les oracles de la toute nouvelle science économique. La bonne société victorienne voit en lui un traitre à sa propre classe. La revue lui interdit désormais l’accès à ses colonnes. Une campagne de presse se déchaîne contre lui : « Si nous ne le faisons pas taire, ses paroles dangereuses pousseront les esprits révoltés à passer à l’action et nous risquons d’être balayés » écrit le Manchester Examiner and Times du 2 octobre 1860 [5].
Totalement ostracisé, y compris par sa propre famille, en proie à l’une de ses nombreuses périodes de dépression, Ruskin va alors s’exiler en Suisse. Là, parmi ses « chères montagnes », il va reprendre courage et concevoir un ouvrage dans lequel il approfondit et précise ses thèses sur l’organisation du monde. Après deux ans d’éloignement, il décide de rentrer en Angleterre et parvient à publier Unto this last qu’il considèrera comme « l’ouvrage de sa vie ». La traduction en français de ce titre n’est pas aisée, il exprime l’idée que les richesses de la terre appartiennent aux puissants autant qu’aux misérables, aux « premiers comme aux derniers ».
La dernière édition de ce livre en français datait… de 1902. Les éditions Le pas de côté viennent d’en publier une nouvelle traduction sous le titre Il n’y a de richesse que la vie. L’ouvrage consiste en une critique virulente de la science économique de son temps (et qui est encore largement la nôtre), une analyse de la vraie nature de la richesse et du pouvoir, et pose les fondements de ce que nous nommons aujourd’hui l’État social.
La charge contre la science économique est d’une violence étonnante, elle n’a pas pris une ride. Pour lui, l’économie moderne n’est qu’une croyance, parmi bien d’autres auxquelles l’humanité a été soumise : « Parmi les illusions qui, à différentes époques ont occupé l’esprit des masses, la plus curieuse peut-être, et certainement la moins honorable, est la soi-disant science moderne de l’économie politique » [6]. Son but affiché est de faire le bonheur des hommes en produisant des choses utiles, mais la réalité est sordide : il s’agit en fait d’amasser des fortunes sans se préoccuper de leurs sources morales et « certains trésors sont lourds de larmes humaines » [7]. Loin d’œuvrer en faveur de l’intérêt général, l’économie politique n’est que « l’art de devenir riche en maintenant son voisin dans la pauvreté » [8] et « il n’y a rien dans l’histoire d’aussi déshonorant pour l’intelligence humaine que cette idée moderne selon laquelle l’injonction commerciale “achetez au meilleur marché et vendez au plus cher” puisse représenter un principe valable d’économie nationale » [9]. Car pourquoi une chose est-elle bon marché ? Tout simplement parce que le producteur recourt sans vergogne à « la forme commerciale du vol qui consiste à tirer profit du dénuement d’un homme pour obtenir son travail ou ses biens à prix réduit. » [10]
Aujourd’hui, nos brillants managers médiatiques qui délocalisent sans état d’âme devraient découvrir Ruskin, et nous, consommateurs impénitents, ne devrions jamais oublier que les cadeaux dont nous avons comblé nos enfants il y a quelques jours à peine, ont été bien souvent produits par « des êtres aux yeux éteints et à la poitrine creuse » [11].
Ruskin a bien compris que la science économique de son temps (et du nôtre) n’est que l’habillage idéologique qui masque une course à la richesse matérielle, au pouvoir et aux privilèges qu’ils procurent. Mais cette fuite en avant ne conduit qu’au chaos car « vous pouvez produire pour votre voisin, à votre convenance, des grains de raisin ou des grains de mitraille ; mais lui aussi, de manière catallactique, cultivera à votre attention ces mêmes produits, et chacun de vous récoltera ce qu’il aura semé » [12]. Nous vérifions, après plus de deux siècles d’organisation capitaliste de la société, le bien-fondé de ces paroles prophétiques. Nous le vérifions tout particulièrement en Afrique, continent que nous continuons à piller sans vergogne, continent que nous avons transformé en un gigantesque marécage dans lequel corrupteurs, corrompus, et populations locales misérables, s’enlisent inexorablement. Car « les riches ne refusent pas seulement la nourriture au pauvre, mais ils lui refusent aussi la sagesse, ils lui refusent la vertu, ils lui refusent le salut » [13]. Pour Ruskin, la seule vraie richesse c’est la vie. La vie sous toutes ses formes, dans toute sa diversité « dans toute sa puissance d’amour, de joie et d’admiration (…) l’homme le plus riche est celui qui, ayant perfectionné au plus haut point les qualités de sa propre vie, dispense en même temps, par sa personne même et ce qu’il possède, la plus large influence au service de la vie des autres » [14]. Et ce “perfectionnement”, l’espèce humaine va le trouver notamment à travers le ressourcement au sein de la nature, dans la contemplation de ses paysages en un véritable exercice spirituel : « Depuis le col du Simplon la vue embrassait la mer de nuages recouvrant la vallée, une pure blancheur de marbre céleste, et au-delà s’élançaient contre le bleu du ciel les grands sommets des Alpes, parfois subtilement voilés par une brume légère qui, en s’évanouissant, les laissaient nimbés d’une étrange lumière comme au premier jour de la création. » [15]
Martin Luther King savait associer des propos mesurés à une volonté indomptable pour aller vers son objectif de justice sociale, indépendante de la couleur de peau : « La vraie charité ne consiste pas à jeter une piécette à un mendiant. Elle conduit à penser qu’un édifice social où sont produits les mendiants a besoin d’être remodelé ». On peut rapprocher cette citation de celle de Victor Hugo qui figure sous le titre de La Grande Relève. |
Pourtant Ruskin n’est pas un doux rêveur perdu dans des considérations éthérées : il va “mettre les mains dans le cambouis” en établissant un catalogue de mesures destinées à éradiquer la misère et l’indigence des classes laborieuses : éducation gratuite et obligatoire pour tous, indemnités pour les travailleurs en cas de maladie, revenu décent pour les vieillards et les indigents. Et Ruskin lance une idée originale qui prend toute sa saveur à notre époque ultra libérale où l’initiative privée est portée au pinacle : « des manufactures et des ateliers devraient être établis sous le contrôle du gouvernement pour la production et la vente de tout ce qui est nécessaire à la vie et pour l’exercice de tout art utile. Et ce, sans interférer le moins du monde avec les entreprises privées, sans instaurer aucune restriction ni taxe sur le commerce privé, mais en les laissant faire de leur mieux pour battre le gouvernement si elles le peuvent. Dans ces manufactures et ateliers de l’État, le travail effectué ferait autorité et serait exemplaire, et la substance vendue serait pure et véritable ; de sorte qu’un homme serait assuré (…) d’avoir pour son argent du pain qui serait du pain, de la bière qui serait de la bière, du travail qui serait du travail. » [16]
Que l’on comprenne bien, ce qui est en jeu ici ce n’est rien de moins que la dignité restaurée du travail, le triomphe de la coopération sur la compétition, la marginalisation de cette activité parasite que représente la publicité, la qualité garantie des produits et la disparition, par exemple, de cette ineptie que constitue l’actuelle “obsolescence programmée”. [17]
John Ruskin est aujourd’hui bien oublié. Il a pourtant exercé une influence décisive sur nombre de penseurs, d’écrivains, de militants : il entretint une correspondance régulière avec Henry David Thoreau, l’un des premiers théoriciens (et praticiens) de la désobéissance civique, Proust déclarait être parmi ses fervents admirateurs, Gandhi affirmait avoir beaucoup appris de lui, et, lors de la fondation du Parti Travailliste anglais, lorsque les socialistes européens n’étaient pas encore devenus ce ramassis d’affairistes qui trahissent tous les jours les valeurs qu’ils prétendent défendre, plusieurs textes de Ruskin sont lus à la tribune.
On peut aussi se poser légitimement la question de savoir si Ruskin a eu des contacts, ou s’il y a eu des influences réciproques, avec une autre grande voix du XIXème siècle, Karl Marx. La réponse est négative, ce qui ne doit pas nous étonner car les deux hommes se situent sur des plans différents. D’une part l’immense penseur auteur de la critique la plus profonde jamais énoncée contre le capitalisme, et qui sut concevoir une philosophie de l’histoire dont l’écho résonne encore de nos jours, d’autre part un poète doté d’une grande sensibilité artistique, un amoureux de la beauté du monde sous toutes ses formes, mais qui avait compris que la beauté est exigeante, qu’elle ne peut être séparée de la morale, et qu’elle ne saurait s’accommoder de l’avidité, de l’obsession de la puissance et de « la laideur des faubourgs. » [18]
[1] Lire « Le grand bond en arrière » par Serge Halimi (actuel directeur du Monde Diplomatique). Ed. Fayard, 2004 ; (Réédité en 2012 chez Agone).
[2] Voir L’imposture capitaliste- Bernard Blavette GR 1100 (Juillet 2009).
[3] je traduis ici une phrase citée dans John Ruskin, Selected writings p.264. Ed. Penguin Classics (1964).
Les deux citations suivantes sont, de même, ma traduction d’extraits du même ouvrage :
[4] p.286.
[5] p.265.
[6] Les citations suivantes sont extraites de Il n’y a de richesse que la vie : p. 18
[7] p.57
[8] p. 46
[9] p. 59
[10] p. 66
[11] p. 62
[12] p.128
[13] p.132
[14] p.129. Ici, je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement un peu osé avec la philosophie de Spinoza qui déclare dans son éthique : « Lorsqu’il agit sous l’empire de la raison, l’homme est suprêmement utile à l’homme »
[15] passage traduit de Selected Writings p. 116.
[16] Il n’y a de richesse que la vie p.15. De telles unités de production d’excellence existent aujourd’hui, mais uniquement dans des secteurs de “niches” ou de luxe : la Manufacture des Gobelins et la Manufacture de Sèvres par exemple. L’adoption de la forme juridique de “coopérative” pourrait permettre d’introduire des pratiques démocratiques en évitant les inconvénients bureaucratiques d’une étatisation trop poussée.
[17] Ainsi une récente enquête de la revue Que choisir montre que les nouveaux écrans plats de TV sont conçus pour une durée de vie moyenne de 3/4 ans.
[18] Jacques Brel : « Quand on a que l’amour ».