Jean-Jacques Rousseau à la Grande Relève !
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Publication : août 2012
Mise en ligne : 17 novembre 2012
Cette année est célèbré le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. C’est l’occasion d’un retour sur l’œuvre et la pensée du philosophe (1712-1778). En particulier, dans la France des débats électoraux de 2012, de nombreux médias se sont interrogés sur la pertinence des idées développées dans le Contrat social.
Mais aussi, alors que la conférence RIO+20 vient d’entériner la marchandisation de la nature, il est opportun de revenir sur la vision rousseauiste de la relation de l’homme à la nature. Philosophe des Lumières, J-J Rousseau n’en était pas moins critique de cette foi absolue d’alors dans le progrès.
Guy Evrard tente ici de retenir de l’œuvre du philosophe mise en avant ces derniers mois, les idées qui continuent d’inspirer notre réflexion ou de faire débat à la Grande Relève !
Jean-Jacques Rousseau [1] est né roturier, d’une famille protestante d’origine française, un père horloger et une mère qui meurt suite à sa naissance. Livré à lui-même dès son jeune âge, autodidacte, c’est donc en lui-même et dans les hasards de ses errances, de fuites en refuges, entre exils et conversions, qu’il puise les éléments de réflexion à la source de son œuvre. Une œuvre qui suscita tour à tour amitiés et inimitiés envers son auteur, mais qui laisse, aujourd’hui encore, une profonde empreinte, tant les sujets sur lesquels il développa ses idées restent débattus. Une œuvre qui s’inscrit dans l’histoire de la pensée.
À Genève en 1712, Jean-Jacques Rousseau nait de parents citoyens et donc citoyen lui-même, de la République de Genève [2], [3]. Il revendique cette naissance républicaine, forgeant ainsi progressivement son idéal de liberté et d’égalité. Il dédiera à la République de Genève son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, en 1755. Ses déambulations ou retraites dans des lieux où la nature est belle sont pour lui des moments de bonheur et de passion. Encore enfant, dévorant les romans de la bibliothèque familiale, il rencontre très tôt les sentiments humains, et développe ainsi sa propre sensibilité, cultivant l’introspection, dont son œuvre est souvent marquée. Les sentiments précédant les concepts, il y reconnaît une « dangereuse méthode » : « Je n’avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. » Dans l’Émile, il en fait un principe d’éducation, dont la pédagogie est évidemment aujourd’hui toujours source de polémique, tant elle peut être pervertie : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement un homme ». Claude Lévi-Strauss verra en lui le fondateur des sciences de l’homme.
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Jean-Jacques Rousseau meurt le 2 juillet 1778 à Ermenonville, bourgade de l’Oise. Il entrera au Panthéon en 1794. Peu de temps après sa mort, Maximilien Robespierre, alors âgé de vingt ans, vient lui rendre hommage, au seuil de sa maison. Il écrira cette Dédicaces aux mânes de Rousseau : « Homme divin, tu m’as appris à me connaître... Je veux suivre ta trace vénérée... heureux si, dans la périlleuse carrière qu’une révolution inouïe vient d’ouvrir devant nous, je reste constamment fidèle aux inspirations que j’ai puisées dans tes écrits. » [4]
Airs de campagne (électorale) et Contrat social
Après plusieurs émissions consacrées à Jean-Jacques Rousseau depuis le début de l’année, France-Culture saisissait l’opportunité, au terme d’une période électorale qui surfa malheureusement plus souvent sur la forme politicienne que sur le fond des idées, pour interroger [5] : Toujours modernes, les théories républicaines de Rousseau ? « En 1762 (...) il mettait la touche finale à son très célèbre “Contrat social”. Depuis, ce texte s’est imposé comme l’un des plus importants de la philosophie politique, surtout à partir de la Révolution française dont les plus enragés se réclamaient des théories de Rousseau - (...) alors que le philosophe genevois, loin d’appeler à l’insurrection, considérait que celle-ci attisait en l’homme tout ce qu’il y a de pernicieux. » Paul Audi, philosophe, répond que c’est d’abord l’injustice sociale qu’a éprouvée Jean-Jacques Rousseau dès ses premiers pas dans la recherche d’un travail qui l’a conduit à cette réflexion, vite élargie. « Dans le système de l’ancien régime, la hiérarchie et les fondements de l’autorité ne laissaient pas de place à l’égalité, elle-même subordonnée à la notion de liberté, (...) qu’on peut éprouver au sein d’une société civile à la fois policée et réglementée par des lois. » Et il conclut que la pensée de Rousseau « consista, dès l’origine, à affirmer que la seule universalité digne de ce nom devait être (...) un principe d’égalité. Au commencement est l’égalité. » Si aujourd’hui la hiérarchie et l’autorité ne reposent plus tout à fait sur les mêmes fondements, ne sont-elles pas toujours aussi pesantes à ceux qui ne parviennent pas à emprunter l’ascenseur social républicain, mis en panne par le développement du capitalisme ?
Une fois ce principe d’égalité établi, Rousseau ne concevait pas de démocratie autre que directe, reposant sur les modèles de l’antiquité. Pour Paul Audi, l’apport principal du Contrat social a été de placer la souveraineté dans le peuple de manière inaliénable. « Il n’y a pas de souveraineté transcendante au peuple lui-même. » En revanche, sur les questions d’égalité et de démocratie représentative « Il y a des caractères d’autorité (...) qui ne sont pas du tout ceux élaborés dans le “Contrat social”. Aujourd’hui, nous parlons beaucoup de transfert de souveraineté, mais il s’agit en fait d’une démultiplication des lieux d’autorité. » Sauf que ces nouveaux lieux d’autorité n’ont pas, comme nous l’avons souvent dénoncé, la moindre légitimité démocratique populaire, même dans le modèle représentatif moderne ! Sans aucun doute, ils seraient condamnés par Rousseau.
À deux représentants du peuple (dont le passé universitaire témoigne qu’ils ont pu, eux, emprunter l’ascenseur social républicain) élus députés, l’un UMP, l’autre PS, à qui l’on demande leur appréciation du Contrat social, ceux-ci ont une réponse convenue, qui ne met pas en danger leur statut d’élus professionnels. Pour le premier, l’égalité des droits est bien au cœur de la conception politique française, préalable pour assurer un pacte national solide. Il ajoute cependant : « Nécessaire, mais évidemment insuffisante : si l’on se contente d’égalité des droits sans regarder ce que cela signifie en termes de devoirs, d’obligations, de contreparties, je crois que cela ne suffit pas pour garantir l’unité et le bon fonctionnement de la société. » Pour le second, l’égalité des droits et les libertés reconnues par les lois sont aussi évidemment essentielles et fondatrices. « Mais ensuite, les inégalités de toutes sortes, économiques, culturelles et sociales, viennent mettre en cause l’exercice des libertés et de la citoyenneté. Depuis le 18ème siècle, nous avons mesuré qu’il fallait agir par la loi et le biais de l’action publique pour s’efforcer de mieux garantir l’accès à l’égalité pour un nombre plus important de nos concitoyens ». Tous les deux admettent que la démocratie représentative présente des insuffisances, et davantage encore à l’échelle européenne et mondiale (c’est le moins que l’on puisse dire), mais jugent la démocratie directe inapplicable. En somme, de bon gardiens du temple républicain version Vème République, pour qui des vœux pieux valent mieux qu’une nouvelle révolution, qui pourrait aller jusqu’à bousculer le capitalisme, qui s’est fort bien accommodé des défauts du système actuel !
Ce qui n’a pas échappé à un auditeur, qui moque cette façade commune de défenseurs de la loi garante de l’égalité, sans toutefois mettre UMP et PS strictement sur le même pied : « Rares sont les domaines où l’on a pu voir l’UMP, comme le PS, lutter pour le respect de la loi en tant qu’elle est garante de l’égalité. (...) Une formation politique se réclame plus que toute autre de l’égalité. C’est le Front de gauche. Seule la loi permet en la matière de faire progresser l’égalité. Dès lors que la loi est appliquée (...). Quant aux tartuffes de l’égalité dans sa version “discrimination positive” ou “inégalité des civilisations”, ils donnent envie de rire (...) tant ils ont tourné le dos à Jean-Jacques Rousseau. (...) C’est très bien de parler de Rousseau. Ce serait encore mieux de donner la parole à ses véritables héritiers. »
Sacrifiant à l’illusion du grand rendez-vous quinquennal de la démocratie, mais sans y entrevoir de nouveaux horizons à la hauteur des défis auxquels nos sociétés sont confrontées, Philosophie Magazine [6] caricature l’affrontement au second tour entre Nicolas Sarkozy et François Hollande comme la réplique de la controverse décalée entre Thomas Hobbes (1588-1679) et Jean-Jacques Rousseau : « L’un était convaincu que “l’homme est un loup pour l’homme” et a donc imaginé un État Léviathan [7]. L’autre défendait au contraire une bonté naturelle appelée à être réactivée par un “contrat social”. (...) Il est en effet frappant de constater à quel point Nicolas Sarkozy est proche de la philosophie libérale et autoritaire de Hobbes [7], là où François Hollande rejoint l’aspiration républicaine de Rousseau. » La suite est plus étonnante mais intéressante à méditer : « Vu sous cet angle, le débat, en apparence atone, de la présidentielle prend un relief inattendu. Et ses enjeux s’éclairent car (...) les Français apparaissent majoritairement rousseauistes mais aux prises avec un monde hobbesien dédié à la compétition de tous contre tous. » À vouloir résumer la vie politique au seul affrontement des deux partis majoritaires, c’est effectivement se priver de la réflexion de tous ceux qui n’acceptent pas ce jeu à deux où le capitalisme est le seul vainqueur. Alors, il ne faut pas se plaindre de la monotonie de la campagne électorale. Celle du Front de gauche rompait cette monotonie, les abstentionnistes par choix politique avaient également beaucoup à dire pour peu qu’ils aient eu la parole. Mais il fallait vouloir entendre. La GR s’est faite l’écho, de ces points de vue. Quant au sondage auquel se réfère Philosophie Magazine, il montre que, certes, les Français aiment à se flatter d’être rousseauistes, c’est conforme à l’image de leur histoire révolutionnaire, mais, pétris d’individualisme depuis près d’un demi-siècle, ils adhèrent majoritairement à l’apparente liberté dont se targue le libéralisme, même s’ils en subissent les méfaits.
Jusqu’à quand ?
De l’homme et la nature à l’homme moderne
La nature est au centre de la théorie politique de Jean-Jacques Rousseau, probablement bien plus fondamentalement que dans celle de mouvements écologistes d’aujourd’hui. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau imagine le passage de l’état de nature à l’état social : « L’état de nature est un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. » Contrairement à Hobbes, pour qui à l’état de nature c’est la guerre de tous contre tous, Rousseau considère que l’inégalité naturelle est négligeable et que les êtres n’y sont pas sensibles puisqu’ils vivent libres, indépendants les uns des autres. C’est lorsque les hommes commencent à faire société que les choses se gâtent jusqu’à « rendre un être méchant en le rendant sociable ».
Aujourd’hui, certains anthropologues et archéologues [8], [9] analysent en effet leurs découvertes en admettant que c’est bien à la révolution du néolithique, lorsque de chasseurs-cueilleurs au paléolithique supérieur, dans une société qualifiée parfois “d’abondance”, les hommes se fixent et deviennent progressivement agriculteurs, qu’apparaissent des rapports sociaux de domination, première étape vers la société de classes.
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Dans un numéro spécial de l’Humanité, Bruno Bernardi [10], philosophe, met en évidence toute la cohérence de la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Ainsi, nous dit-il, dans le Second discours, « Rousseau montre que le rapport que les hommes entretiennent avec la nature est la racine du rapport que les hommes entretiennent entre eux : c’est en particulier l’invention de l’agriculture et de la métallurgie qui a entraîné l’institution de la propriété foncière et de ce fait la création des classes sociales. (...) Selon Rousseau, le rapport à la nature nous est donc nécessaire dans la constitution d’un juste rapport à nous-mêmes, ce qui a une portée politique évidente. » Selon Bernardi, pour Rousseau, « la condition de l’homme moderne tient dans le fait d’avoir à assumer à la fois sa singularité et son existence socialisée. » Et il ajoute : « Un siècle et demi avant Freud, les Confessions défendent une idée nouvelle : la construction de l’intériorité comme singularité. Simultanément, il pense l’homme comme être relatif, social, citoyen. » Ces notions sont au cœur de notre débat autant philosophique que politique entre liberté individuelle et liberté collective, un débat dont la synthèse ne sera probablement jamais définitive, mais que Rousseau tentait déjà dans le Contrat social : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale : et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. » L’absolutisme de cette proposition apparait aujourd’hui critiquable après les vicissitudes de l’Histoire et son insuffisance ne répond plus, me semble-t-il, aux exigences des femmes et des hommes de notre siècle dans leur lutte contre toutes les formes d’aliénation.
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Jean-Jacques Rousseau a-t-il été un des précurseurs de l’écologie ? Sans tomber dans l’anachronisme, pour Bruno Bernardi, « Rousseau a envisagé, c’est incontestable, l’envers du projet prométhéen de maîtrise de la nature. (...) Il a pensé la responsabilité sociale et politique qui incombe aux hommes pour les transformations qu’ils font subir à la nature. (...) Plus généralement, il montre qu’il n’y a pas de transformation du rapport à la nature qui n’implique une transformation du rapport des hommes entre eux et inversement. » Nous sommes là tout près de notre analyse selon laquelle les luttes politiques et sociales menées aujourd’hui contre le capitalisme doivent intégrer la dimension environnementale, pas seulement parce-que le néolibéralisme détruit la nature ou cherche à en faire une marchandise, mais aussi pour ce fondement philosophique que l’homme est au départ constitutif de la nature et qu’il semble pour le moins prématuré de rompre définitivement le cordon ombilical. Il serait utile de prolonger et d’enrichir la pensée de Jean-Jacques Rousseau sur ce terrain-là, n’en déplaise, peut-être, à Jean-Michel Besnier, philosophe, qui semble vouer à la réaction toute recherche en ce sens, dans un article publié il y a quelques années dans un numéro de Télérama consacré au temps des Lumières : « Car la rupture avec tout ce qui ressemble de près ou de loin à un consentement au monde, à une alliance avec lui, est le prix à payer pour satisfaire aux idéaux progressistes. Cette rupture s’effectue d’abord avec la nature, comme Rousseau en témoigne, en concevant le progrès comme le produit d’une dénaturation de l’homme et comme l’exploitation de sa perfectibilité » [11], ce que Rousseau considérait justement avec circonspection.
Besnier ajoute : « C’est pourquoi la tentation de reconstituer un rapport de proximité, sinon de fusion, avec la nature n’est jamais anodine et toujours contraire à la dynamique appelée par le progrès : l’illustreraient certains romantiques qui ont pactisé jadis avec le camp de la réaction politique, tout comme certains écologistes (qu’on dit “profonds”) se montrent aujourd’hui disposés à militer pour les causes les plus obscurantistes ». Ce n’est évidemment ni d’écologie “fusionnelle” ni de l’écologie “profonde” dont nous attendons des progrès, mais d’une écologie scientifique et politique, celle qui analyse les phénomènes qui ont cours sur la planète et leur interaction avec les activités humaines, celle qui reconnait dans la crise globale actuelle les composantes économiques et sociales et la composante écologique, et qui s’efforce d’en comprendre les liens étroits, d’en éclairer les responsabilités, dans une stratégie de lutte pour éloigner la catastrophe finale.
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Philosophie des Lumières
Auteur lyrique célèbre, Jean-Jacques Rousseau rédigea des articles sur la musique pour l’Encyclopédie. Mais, dans sa réponse à d’Alembert qui, à l’instigation de Voltaire, regrettait l’absence de théâtre à Genève, Rousseau se demandait comment le théâtre pourrait corriger les mœurs « puisqu’il est obligé, pour plaire, de flatter les goûts du public et d’exciter ses passions ? ». Ce fut la rupture avec Voltaire et avec les Encyclopédistes, dirigés par Diderot et d’Alembert, qui encourageaient l’art dramatique. On ne saurait ici approuver Rousseau :
En fait, selon Bruno Bernardi, les contemporains de Rousseau ne comprennent pas l’axe de sa pensée et la déforment : « Voltaire, par exemple, prête à Rousseau le rêve d’un retour de l’homme à son état primitif, alors qu’un tel retour en arrière n’est pour lui ni possible ni souhaitable. Mais il se veut lucide (...) devant la face d’ombre de la civilisation. C’est à elle que nous devons le développement de notre raison, mais aussi celui de l’inégalité, de l’envie, de l’hostilité entre les hommes. Les encyclopédistes misaient sur la science et la technique. Rousseau leur objecte les mutilations que le progrès économique fait subir aux hommes et à la nature. Ils affichaient leur confiance en la seule raison, il montre la place prise par nos passions dans le développement de notre esprit. » Rousseau nous dit en effet, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Quoi qu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit beaucoup aux passions (...), c’est par leur activité que notre raison se perfectionne. »
Toujours selon Bernardi, ce qui rendait Rousseau inaudible à ses contemporains est sans doute ce par quoi il nous parle le plus aujourd’hui. « Rousseau participe certainement du mouvement des Lumières, dont il partage le projet d’émancipation. Il est même celui qui exprime le mieux la revendication pour l’homme de sa liberté : comme personne, comme individu singulier, comme citoyen membre du peuple souverain. (...) Mais en même temps, il critique les philosophes des Lumières de “l’intérieur”, en mettant en évidence leurs présupposés comme autant d’illusions : leur ignorance de ce que la liberté, sans égalité, est un leurre, leur croyance en un progrès moral et humain qui découlerait ipso facto de celui des connaissances, leur arrogance dans leur rapport à la nature considérée comme pur moyen de satisfaction de nos désirs. » Pour Rousseau, l’homme se fait « le tyran de lui-même et de la nature ». Et Bruno Bernardi conclut : « Cette lucidité est ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui si nous voulons prolonger ce projet d’émancipation et ne pas rester aveugle aux contradictions de la modernité. »
On ne saurait d’autant moins approuver la position de Jean-Jacques Rousseau sur le théâtre que, d’anniversaire en anniversaire, est célébré ces jours-ci le 100 ème anniversaire de la naissance de Jean Vilar (1912-1971), qui rendit son nom au TNP (Théâtre national populaire) et créa le festival d’Avignon. Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, lui rend hommage en évoquant, au contraire, tout ce que le théâtre peut apporter de culture et d’espérance au peuple : « À l’heure où l’obscurantisme et le populisme se conjuguent à d’énormes reculs sociaux et humains, il est urgent de retrouver les chemins de l’espérance et de l’utopie. » Vilar, la culture et les communistes, par Pierre Laurent,
l’Humanité, 6-7-8 juillet 2012, p. VII. |
Appel de HeidelbergNous soussignés, membres de la communauté scientifique et intellectuelle internationale, partageons les objectifs du sommet de la Terre qui se tiendra à Rio de Janeiro sous les auspices des Nations Unies et adhérons aux principes de la présente déclaration. Nous exprimons la volonté de contribuer pleinement à la préservation de notre héritage commun, la Terre. Toutefois, nous nous inquiétons d’assister, à l’aube du XXIème siècle, à l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social. Nous affirmons que l’état de nature, parfois idéalisé par des mouvements qui ont tendance à se référer au passé, n’existe pas et n’a probablement jamais existé depuis l’apparition de l’homme dans la biosphère, dans la mesure où l’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service et non l’inverse. Nous adhérons totalement aux objectifs d’une écologie scientifique axée sur la prise en compte, le contrôle et la préservation des ressources naturelles. Toutefois, nous demandons formellement par le présent appel que cette prise en compte, ce contrôle et cette préservation soient fondés sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels. (Texte intégral sur http://www.global-chance.org/IMG/pdf/GC1p24.pdf ) |
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Pour illustrer la pertinence de ce dernier propos, il nous suffit de revenir sur l’introduction du livre de Catherine et Raphaël Larrère [12] que nous citions dans GR1118 [13]. Ces auteurs rappellent l’appel de Heidelberg (voir encadré ci-dessus), réunissant de prestigieuses signatures scientifiques et intellectuelles, et lancé alors que le sommet de la Terre, à Rio, en 1992, s’apprêtait à consacrer la reconnaissance planétaire de la crise environnementale, tant par les peuples que par les États. Mais Catherine et Raphaël Larrère ajoutent « que d’autres scientifiques leur répliquèrent que les Lumières avaient changé de camp. Les sciences sûres d’elles sont devenues conservatrices et s’opposent aux progrès des connaissances. Ce sont justement les développements les plus récents des savoirs, non des frayeurs irrationnelles ou des fantasmes collectifs, qui ont contribué à la prise de conscience des menaces sur l’environnement. » Il n’est pas inutile de préciser que les instigateurs de l’appel de Heidelberg étaient manipulés (et financés) notamment par les industriels de l’amiante et du tabac, les mêmes qui ont manipulé le mouvement climato-sceptique [14]. Peut-on trouver meilleure illustration de l’intérêt à poursuivre la réflexion sur la pensée de Jean-Jacques Rousseau ?
[1] André Lagarde et Laurent Michard, XVIIIème siècle, Jean-Jacques Rousseau, éd. Bordas, Textes et Littérature, pp. 265-342, Paris, 3ème édition, 1955 et 1965 (même pagination).
[2] Julliette Cerf, Gilles Heuré et Olivier Pascal-Mousselard, Jean-Jacques Rousseau agitateur depuis 300 ans, Télérama n°3259, du 30/6 au 6/7/2012, pp. 38 à 43.
[3] Le Canton de Genève fut une république indépendante depuis le XVIe siècle jusqu’à ce qu’elle devienne un canton suisse le 31 décembre 1815. C’est un sujet de fierté pour les Genevois, qui parlent encore de la République de Genève. (D’après Wikipédia).
[4] Odile Nguyen-Schoendorff, Un homme adulé, mal aimé, mais aussi trop souvent mal compris, l’Humanité, 28/6/2012, p. 7. Odile Nguyen-Schoendorff est philosophe.
[5] Hélène Combis-Schlumberger, Toujours modernes, les théories républicaines de Rousseau ? France-Culture, http://www.franceculture.fr/2012-06-22-toujours-modernes-les-theories-republicaines-de-rousseau. La thèse de doctorat de Paul Audi portait sur l’éthique de Jean-Jacques Rousseau.
[6] Martin Legros et coll., Dossier Rousseau vs Hobbes, le vrai duel de la présidentielle, Philosophie Magazine, n°58, avril 2012, pp. 40 à 61.
[7] Le Léviathan, ouvrage de Hobbes (1651). L’abandon mutuel et consenti de tout droit au profit d’un Etat au pouvoir absolu apparaît comme la seule solution à la guerre perpétuelle que les hommes se livrent à l’état de nature. « L’homme est un loup pour l’homme ». Petit Larousse, 2004.
[8] Jean-Paul Demoule, La révolution néolithique, éd. Le Pommier, Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 2008.
[9] Jean Guilaine, Caïn, Abel, Ötzi, L’héritage néolithique, éd. Gallimard, 2011.
[10] Anna Musso, « Sa lucidité est ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui », entretien avec Bruno Bernardi, l’Humanité, 28/6/2012, pp. 1 et 2. Bruno Bernardi est directeur de programme au Collège international de philosophie, spécialiste de Rousseau.
[11] Jean-Michel Besnier, Arrête-t-on le progrès ? Télérama hors série Les Lumières, des idées pour demain, mars 2006, pp. 51 à 53. Jean-Michel Besnier est professeur de philosophie à l’université de Paris IV Sorbonne.
[12] Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature - Pour une philosophie de l’environnement, Aubier 1997, éd. Flammarion, Paris, 2009.
[13] Guy Evrard, I. Changement climatique : de la controverse au débat démocratique, GR 1118, mars 2011, pp. 7 à 10.
[14] Stéphane Foucart, L’appel de Heidelberg, une initiative fumeuse, Le Monde, 16/6/2012.Stéphane Foucart, L’appel de Heidelberg, une initiative fumeuse, Le Monde, 16/6/2012.