L’indispensable changement
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Publication : juillet 2012
Mise en ligne : 17 novembre 2012
L’échec de la Conférence Rio+20 vient de manifester l’incapacité des gouvernements à prendre les mesures nécessaires pour faire passer les impératifs de l’environnement avant ceux de la finance internationale.
Il n’en est que plus urgent de dresser un bilan objectif de la situation, ce que Jacques Hamon, ancien sous-directeur général de l’Organisation Mondiale de la Santé, tente de faire ici :
La tempête financière partie des États-Unis continue de faire des ravages, mettant notamment en évidence les points faibles de nos sociétés et l’inaptitude constitutionnelle de l’Union Européenne à gérer les situations difficiles qui en découlent. Dans bien des pays riches industrialisés les déficits publics et privés atteignent des sommets, la croissance est atone, les taux de chômage sont très élevés, des émeutes de la faim ont affecté plusieurs pays, la biodiversité diminue presque partout, et la dérive climatique s’accélère… Un hyper-pessimisme est-il justifié ?
Le problème énergétique
La raréfaction des produits pétroliers et l’augmentation du prix du baril causent des inquiétudes. Pourtant, de vastes gisements de pétroles lourds sont disponibles, et depuis près d’un siècle on sait produire du pétrole à partir du charbon, l’opération paraissant économiquement rentable lorsque le prix du baril de brut atteint 100 US$. De vastes gisements diffus de gaz naturel sont exploités depuis peu, mais l’exploitation des sables bitumineux (Canada) ou des gaz de schistes (États-Unis) provoquent des dégâts environnementaux et écologiques très importants. Charbons et lignites sont abondants et relativement bien répartis géographiquement, la fin du commerce des énergies fossiles carbonées est donc peu probable au cours du présent siècle et celui de la pétrochimie a encore de beaux jours, là où la chimie verte vise à la supplanter.
Mais cette relative abondance des énergies fossiles carbonées, si elles sont utilisées sans capture et séquestration durable du gaz carbonique, ne fera qu’aggraver la dérive climatique.
Qu’on le veuille ou non, l’énergie nucléaire va donc continuer encore à assurer une bonne part de l’électricité [1] …
La production des agro-carburants de première génération à partir de produits voués à l’origine à l’alimentation humaine ou animale a pris un essor qui risque de compromettre l’équilibre alimentaire mondial.
Les agro-carburants de seconde génération, dérivés de la lignine et des celluloses de végétaux à croissance rapide ont un grand potentiel, mais ne pourront se passer ni de sols cultivables, bons de préférence, ni d’eau.
Quant aux énergies renouvelables les plus prometteuses, chacune a ses limitations :
Les grands barrages déplacent des populations, réduisent les surfaces cultivables, et pendant des années, produisent du méthane, qui est un gaz à effet de serre.
Les petits barrages produisent peu, et leur production est difficile à gérer au niveau national ou régional. Presque tous vont être négativement affectés par l’effet de serre.
L’énergie éolienne, très aléatoire, est inégalement distribuée, souvent à distance des grands centres de consommation. Son implantation consomme beaucoup de cuivre (près de 3 tonnes au mégawatt installé), et chaque électroaimant exige des métaux rares (dont le praséodyme) [2]. Or, il y a peu, la Chine consommait 30% de la production mondiale de cuivre, dont les réserves prouvées ne couvriraient que 40 années de la présente production. Remplacer le cuivre par d’autres métaux moins performants ?
L’énergie solaire, aléatoire mais assez prévisible, est géographiquement bien répartie, mais moins quotidiennement et selon les saisons. Sa composante calorifique seule est facilement stockable à court et moyen termes. Les cellules photovoltaïques des panneaux solaires font appel à des métaux rares (gallium, indium, tellure) [3].
Les énergies marines (courants, houle, marées) sont très prévisibles, mais d’un rendement modeste par unité de surface.
L’énergie géothermique de faible amplitude est bien distribuée et peut contribuer au chauffage et à la climatisation de petits bâtiments. Celle de grande amplitude peut produire de l’électricité, mais elle est beaucoup plus localisée.
Les énergies animales et humaine sont très bien distribuées, mais leur rendement est faible. Il faut un hectare pour nourrir un bovin de trait (grand émetteur de méthane) et deux pour un cheval de labour.
Les plus performantes des énergies renouvelables produisent surtout de l’électricité, dont le stockage à grande échelle est possible [4] (barrages de montagne, air comprimé, hydrogène), mais avec des pertes en ligne notables. En dépit de cette contrainte, il faut donc s’attendre à un monde où toute énergie renouvelable, chauffage compris, sera électrique ou en dérivera.
Le stockage de faibles puissances électriques fait de grands progrès et devrait permettre de disposer partout de véhicules de service ayant une autonomie d’une centaine de kilomètres. La recharge rapide des accumulateurs posant problème, on s’oriente vers un système d’échange standard ne prenant que quelques minutes mais demandant une dense infrastructure dédiée.
Les moteurs à air comprimé n’ont pas la cote, bien qu’une telle approche permette une recharge instantanée des réservoirs, sans risque d’incendie ni d’explosion, l’air comprimé étant produit dans chaque station-service lorsque la production d’électricité disponible excède les besoins prioritaires.
Économiser l’énergie dans les déplacements devrait donc commencer par une réduction notable des vitesses autorisées et par l’interdiction de construire ou d’importer des véhicules pouvant dépasser de loin la vitesse maximale autorisée.
Les problèmes environnementaux
C’est la lutte contre les émissions abusives de gaz à effet de serre qui parait la plus difficile à réaliser [5]. D’une part, les émissions sont très inégalement réparties, les pays les plus industrialisés et les monarchies pétrolières en émettant le plus, alors que les pays les moins développés auront besoin d’énergies fossiles carbonées s’ils veulent rattraper leur retard par rapport aux précédents. Les premiers devront donc se serrer la ceinture au bénéfice des seconds, et ce serrage de ceinture ne sera pas anodin. En France, il faudra réduire nos émissions locales à moins de 20% de leur présent niveau, et à plus encore pour tenir compte des gaz à effet de serre associés à nos importations. En pratique cela revient à un abandon presque total des énergies fossiles carbonées car notre quota sera couvert par nos émissions discrètes difficiles à réduire : flatulences de nos bovins, méthane des zones humides, nitrate d’azote des sols cultivés, etc ...
Le bois de chauffe ne constitue pas une solution élégante, mais un emprunt, car la compensation de sa combustion ne serait assurée que par une repousse équivalente, qui demanderait des décennies.
Pour l’instant, en matière de lutte contre la dérive climatique, ce sont les égoïsmes catégoriels et nationaux qui prévalent et réduisent l’action à bien peu. Et les données de base validées suggèrent une accélération de cette dérive, bien plus rapide qu’envisagée par le dernier rapport du GIEC. Il paraît maintenant bien difficile de limiter l’augmentation de la température terrestre moyenne à 2° Celsius, et la montée du niveau de la mer à quelques dizaines de centimètres au cours du présent siècle. Les intervalles de grandeur crédibles sont maintenant de l’ordre de 1 à 2 mètres. Et comme les températures de l’air et de la mer mettent une dizaine de siècles à s’équilibrer, la montée des mers pourrait in fine atteindre ou dépasser 10 mètres, plus même si l’inlandsis antarctique accélère son écoulement vers la mer. Or ni les destructions littorales massives qui résultent d’une montée de plus d’un mètre du niveau de la mer, ni les pertes agricoles associées à une augmentation des températures continentales de quelques degrés ne sont évitables, on ne peut donc qu’espérer que les décideurs agissent avant la catastrophe.
Mais le temps presse !
Les transformations sociales
Amélioration de l’habitat, développement d’énergies renouvelables, remplacement du jetable par du durable réparable et des machines par l’homme peuvent réduire le chômage dans le système actuel. Mais il faut admettre que l’amélioration de la productivité permet de disposer des mêmes services et équipements avec moins d’heures de travail humain. Dans la majorité des pays industrialisés où le chômage sévit, la durée moyenne de la semaine de travail de l’ensemble des personnes ayant un emploi salarié est de l’ordre de 35 heures. En France, une distribution égale du travail tenant compte des personnes enregistrées à l’ANPE devrait conduire à une durée légale de la semaine de travail de l’ordre de 30 heures, ou plus longue mais avec des droits à congé annuels accrus. Cela pose un sérieux problème de société !
Peut-on compter sur la croissance pour résoudre nos présentes difficultés, comme on le fait généralement ? Ce n’est pas du tout réaliste. Le rééquilibrage socio-économique, ne serait-ce que partiel, entre les pays les plus riches et ceux qui le sont moins, implique un partage moins inégal des ressources minérales essentielles, et en fait ,une diminution de leur consommation par les pays nantis, au bénéfice du reste du monde [6] . Refuser ce partage serait d’autant plus dangereux que plusieurs des grands demandeurs disposent, avec la masse des pays les moins favorisés, de la majorité dans les instances politiques et techniques des Nations-Unies … et aussi de l’arme atomique.
À l’heure actuelle, la production alimentaire mondiale excède largement les besoins de l’humanité, en dépit des pertes à la récolte et au stockage, du gaspillage et de la spéculation. Sous-alimentations et famines résultent de l’absence de ressources financières des populations affectées ; les solutions sont donc avant tout politiques.
Mais la situation sera plus difficile dans quelques décennies lorsqu’il faudra nourrir 9 à 10 milliards d’êtres humains sans nuire exagérément à la biodiversité, alors que la dérive climatique affectera négativement la productivité agricole dans de très vastes zones [7]. Assurer une production suffisante sans accroître les surfaces cultivées, donc sans affecter la biodiversité, ne parait possible que si les grands pays exportateurs de céréales maintiennent leur production, si la petite paysannerie des pays défavorisés double ou triple sa productivité, comme c’est déjà en cours ici et là par des moyens simples, à sa portée, et si les habitudes alimentaires s’ajustent aux besoins de base et aux ressources, en remplaçant massivement les protéines animales par les protéines végétales des légumineuses. Accomplir un tel exploit tout en abandonnant les intrants chimiques sera-t-il possible ? En France, l’état biologique et chimique des sols reste relativement satisfaisant [8], mais leur productivité, fort élevée, ne devrait guère progresser ; dans le contexte d’une agriculture raisonnée les rendements baisseraient tout en améliorant la rentabilité financière. Au niveau mondial, la productivité agricole dépendra de la disponibilité des engrais phosphatés [9] , une ressource risquant de se raréfier. À défaut de gisements de phosphates, collecter les urines humaines et celles de nos mammifères domestiques pourrait partiellement pallier cette pénurie …
Des finances et une économie revisitées
En terme de pourcentage du PIB, la dette nationale de la France n’est pas la plus importante parmi les pays industrialisés, mais chacun souhaite sa réduction. Réduire drastiquement les dépenses de l’État impliquerait inévitablement une politique d’austérité affectant tous les résidents français, diminuant les ressources fiscales, et aboutissant progressivement à une ruine généralisée.
Il paraît donc plus raisonnable de rechercher les ressources fiscales délibérément abandonnées… Un tel exercice a été conduit récemment par le périodique Marianne [10] , qui, sans forcer, a trouvé bien plus de 100 milliards d’euros de ressources annuellement disponibles, dont certaines seulement nécessiteraient le recrutement et la formation de quelques milliers de fonctionnaires spécialisés (contrôleurs fiscaux, inspecteurs du travail, etc... ). L’inventaire précité n’est pas exhaustif et d’autres dizaines de milliards devraient pouvoir être trouvées en réduisant les gaspillages, en réexaminant les besoins d’infrastructures (aéroports, autoroutes, lignes TGV), en abandonnant une force de frappe nucléaire sans objet, en modernisant la politique de lutte contre les drogues, etc...
Remettre de l’ordre dans les finances mondiales excède le but de la présente analyse, mais chacun doit être conscient du fait que les termes de la balance entre les revenus du capital et du travail pénalisent le travail depuis près de 30 ans, du fait que l’écart entre les revenus des pauvres et des riches s’accroît dangereusement, incitant à l’endettement des moins biens lotis, et qu’il n’est pas possible de demander durablement un rendement des investissements financiers de 15% ou plus par an lorsque la taux moyen de croissance mondiale atteint péniblement 4%.
Assurer l’avenir de l’humanité requiert une prospective à long terme, dans tous les domaines, et c’est incompatible avec une gestion court-termiste basée sur l’avidité.
Le niveau de vie actuel des quelques centaines de millions des terriens les plus favorisés n’est pas généralisable ; plusieurs Terres seraient nécessaires.
En fait plus d’un milliard de terriens disposent de bien plus que ce qui est nécessaire pour vivre en bonne santé dans un environnement agréable ; pour eux, une décroissance bien conduite devrait leur permettre de continuer à vivre en harmonie avec le reste du monde.
L’alternative - un refus - amènerait au chaos mondial.
On trouvera d’autres, et très nombreuses, références complétant cet article sur ce site.
[1] Voir, par exemple, Comment sortir du nucléaire, par Hamon J., dans Bulletin trimestriel de la Société d’Histoire naturelle de Haute Savoie, 2004 et Comment produira-t-on dans un siècle ? par J.Hamon, dans GR 1105 (janvier 2010)
[2] Ressources minérales : un état des lieux, Varet J., dans Futuribles n° 381, 2012.
[3] Energies fossiles, métaux essentiels : comment s’adapter après l’épuisement des réserves ?, par Hamon J.,dans Environnement et Technique 291, 2010.
[4] Voiture électrique. La batterie remplace l’essence, par Vandeginste P. et al., dans Les dossiers de la Recherche, n°46, 2011.
[5] Satisfaction des besoins énergétiques ou lutte contre l’effet de serre : faudra-t-il choisir ?,par Hamon J., dans Environnement et Technique 17, 2011.
[6] Prospérité sas croissance. La transition vers une économie durable, Etopia/de Boek, par Jackson T., Namur, Bruxelles, 2010.
[7] 9 milliards d’hommes à nourrir, un défi pour demain, par Guillou M. et Matheron G., éd. F. Bourin, Paris, 2011.
[8] Les sols français en relative bonne santé, par Mulot R., dans Sciences et Avenir 779, 2012.
[9] Le phosphore est essentiel à la croissance des végétaux et des animaux. Sa carence est un facteur limitant majeur en agriculture.
[10] Ceux qui volent vraiment la France, par Merchet J.D., Marianne, 6-12/10/2011.