La société civile se défend
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Publication : juillet 2012
Mise en ligne : 12 novembre 2012
La façon dont la grande presse a commenté les résultats de la Conférence des Nations unies sur le développement durable, dénommée Rio+20, est éloquente. Les journalistes ont été unanimes à constater que la centaine de chefs de gouvernements qu’elle a réunis ne se sont absolument pas engagés pour prendre des mesures nécessaires et évidemment encore plus urgentes qu’il y a 20 ans, pour que cesse le pillage irréversible de la nature. Cela n’a rien d’étonnant parce que les engagements qui avaient été pris en 1992 n’ayant pas été suivis d’effet (c’est même le contraire qui s’est produit), il est probable que plus personne n’aurait été dupe.
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Mais pourquoi taire ce qui s’est passé d’autre à Rio+20, et autour de Rio+20 ? Il était important d’alerter sur le fait qu’au sein de l’ONU se prépare le projet de “capitaliser la nature” en confiant aux marchés la protection de la planète (Voir GR 1132).
Si les médias ne l’évoquent pas, c’est sans doute parce qu’ils savent que la “société civile” a pris conscience de l’incapacité des marchés à réguler quoi que ce soit, et qu’elle refuserait, si elle était mieux informée, de se voir imposer cette forme de “gouvernance mondiale”. J’entendais récemment, dans je ne sais quelle émission, un député UMP de la Meuse qui s’efforçait d’expliquer que c’est “la crise” qui justifie cette politique… De telles énormités ne sont plus crédibles quand on a vu les effets pervers du ”marché carbone” : les pires pollueurs en ont tiré profit, alors que la situation se dégradait !
Pourquoi les médias n’ont-ils pas témoigné de la situation défensive, et impuissante, où ont été placés les pays du Sud à Rio+20 ?
Pourquoi n’ont-ils pas décrit le rôle joué par les lobbies des grandes entreprises industrielles et financières dans le refus de prendre en compte la dégradation de l’environnement ?
Ils n’ont même pas informé que c’est la “société civile” qui l’a fait : les Amis de la Terre International, Via Campesina, Jubilé Sud/Amériques, le Transnational Institute, Third World Network, Corporate Europe Observatory, Mars mondiale de la femme, l’Institut Polaris, Le Conseil des Canadiens, Paix et Justice en Amérique latine/SERPAJAL ont présenté une Déclaration commune à l’ONU pour dénoncer le rôle joué par les représentants des entreprises dans les décisions, rappelant que cette organisation internationale a été créée pour défendre l’intérêt général, pas les profits des pollueurs.
Enfin pourquoi les commentateurs de la grande presse ont-ils passé sous silence l’autre Sommet, celui des peuples, qui à côté, en même temps, pendant une semaine, se prononçait pour la justice sociale et écologique, contre la marchandisation de la vie et pour la défense des biens communs ? ONG, associations, syndicats, acteurs de mouvements sociaux et responsables de terrain, ce sont des milliers de personnes qui sont venues débattre, dans plus de 600 ateliers de réflexion, afin de poser ensemble les jalons vers une société alternative, plus juste, plus “soutenable”, plus humaine que celle dont il nous faut sortir d’urgence.
Dès lors que les gouvernements fuient leurs responsabilités en s’en remettant aux marchés, il n’y a d’espoir que dans la prise en mains par les peuples de leur propre destin.
Enfin pourquoi les grands médias ont-ils si peu rendu compte des soutiens au Sommet des peuples manifestés partout dans le monde :
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Il ne faut pas se lasser de le répéter : l’arme dont se sert le système capitaliste pour gouverner le monde est la monnaie qu’il émet sous forme de crédit, ce qui lui permet de décider de l’essentiel. Il s’en est servi pour soumettre le tiers monde, comme l’a fort bien montré le CADTM [1]. Et maintenant il l’utilise pour soumettre les pays qui ont adopté l’euro comme monnaie commune. Rappelons (voir GR 1129, p.3) que la méthode consiste à prendre prétexte qu’ils se sont endettés pour les obliger à signer deux traités :
• le MES (Mécanisme Européen de Stabilité) qui institue un Conseil de gouverneurs, indépendant des élus (tant ceux du Parlement européen que ceux des Parlements nationaux), mais ayant un pouvoir souverain pour imposer l’austérité exigée par les marchés (sabrer les dépenses publiques, faciliter les licenciements, retarder encore l’âge de la retraite, baisser les salaires, interdire le droit de grève, privatiser ce qui reste de services et de biens publics) ;
• et le TSCG (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance), dit “pacte budgétaire”, qui oblige les États à figer dans le marbre de leur Constitution la “règle d’or” selon laquelle ce n’est plus les élus de la nation qui décident du budget de l’État, mais les technocrates de la finance qui forment la “troïka” (BCE, FMI et Commission européenne) et n’ont de compte à rendre à personne. Quand on se rappelle que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, adoptée en France en 1789, affirmait « tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée », on comprend que ce qu’ont entrepris de faire, par ce traité, les dirigeants des pays européens, c’est supprimer définitivement ce droit fondamental, donc toute démocratie, même représentative.
Mais ces objectifs n’apparaissent que si on étudie de près le texte des traités, comme cela s’est fait en 2005 pour le projet de traité constitutionnel. Ce qui a montré que si les électeurs sont informés, ils sont capables de refuser. Il est donc projeté de faire entériner ces traités sans consulter les électeurs. Ceux-ci ont donc élu les députés qui vont entériner ces traités… sans en avoir jamais parlé au cours de leurs campagnes électorales.
Comment amène-t-on un grand peuple, et qui n’est pas totalement idiot, à se laisser ainsi embobiner ?
— En détournant son attention. Les économistes porte-paroles du système financier, la “troïka”, les chefs d’États et de gouvernements, la plupart des responsables politiques, tous affirment : il y a une énorme dette publique à rembourser, c’est une priorité.
La grande presse diffuse sans relâche ce discours dominant, en mettant bien en avant la question : comment rembourser la dette ? De façon à ce que ne soient pas posées de vraies questions telles que : D’où vient cette dette ? À qui devons-nous tant de milliards ? Les intérêts correspondants sont payés par l’impôt sur le revenu, qui les empoche ? Les services publics n’ont pas coûté plus qu’avant, ils ont même été moins performants, ce n’est donc pas parce que nous avons vécu au-dessus de nos moyens que ces prêts ont été demandés, alors pourquoi serait-ce à nous de rembourser ? Pourquoi les États n’en trouvent-ils pas l’argent alors qu’ils l’ont trouvé pour aider les banques ? Nous ne sommes pas responsables de la crise financière ! Et comment se fait-il que tant de pays se soient endettés tous juste en même temps ? Pourquoi ne parle-t-on pas de l’endettement, encore bien plus grand, des États-Unis, ou de la Grande-Bretagne ?
Et pourquoi tant d’urgence ?
Pour que ces questions ne soient pas soulevées, l’opinion publique est tenue en haleine par les vives discussions qui ont lieu aux sommets “de la dernière chance” (19 en moins de 3 ans !) de la zone “euro”, pimentées tantôt par l’annonce d’accords définitifs mais qui échouent aussitôt, tantôt par de terribles menaces… qui préparent les autres peuples au sort que subit déjà le peuple grec, dont l’image est un outil efficace pour soumette en faisant peur.
L’Allemagne est présentée comme un modèle, au prétexte qu’elle est “compétitive”, “exportatrice”. Mais l’augmentation de la précarité y est passée sous silence, de sorte qu’on ne soupçonne pas que c’est parce que, depuis des années, sa population a été dressée à se serrer la ceinture qu’elle ne tient pas à se solidariser avec les pays qui n’ont pas encore été soumis.
La présentation du dernier en date de ces sommets a été un peu différente des précédentes, car il s’agissait de faire croire au changement : par son habileté, F. Hollande (à qui Frédéric Lordon suggère de lire le texte encadré ci-contre, à droite), soutenu par les pays finalistes de la coupe Euro de foot, a obtenu d’Angela qu’une enveloppe européenne soit dédiée à la croissance. Belles illusions, et bien présentées ! Car cette enveloppe n’est que poudre aux yeux, son montant est insignifiant : 120 milliards (dont 60 étaient déjà prévus), à comparer aux 1.000 milliards que l’Europe a trouvés en quelques mois pour sauver les banques de leurs erreurs. Mais elle va servir de prétexte pour faire passer sans histoires les deux traités : on annonce déjà, aujourd’hui 29 juin, que le MES et le pacte budgétaire viennent d’être adoptés par le Parlement allemand. Et qu’à cette annonce, la joie de leur victoire a fait s’envoler à la hausse tous les marchés… !
Ceci montre l’urgence d’une réaction des citoyens pour faire valoir leurs droits, au lieu de se laisser mettre sous tutelle, comme des simples d’esprit !
Heureusement, l’exemple discret du peuple islandais a été suivi et s’étend partout dans le monde, non seulement en Europe, Espagne (les indignados depuis le 15 de mayo 2011 à Madrid), Grèce, Italie, France, Royaume-Uni, mais aussi aux États-Unis (Occupy Wall street), Tunisie, Égypte, Japon, Israël, Sénégal, Russie, etc.
Les travaux du CADTM, dont les compétences et la pédagogie sont particulièrement précieux, avaient alerté les citoyens français et belges. Dans son nouvel ouvrage, intitulé AAA (Audit Annulation Autre politique), « la folle sprirale de l’endettement public » est clairement expliquée, avant qu’il soit montré que les moyens existent pour que l’Europe devienne enfin démocratique et socialement plus juste.
Le passage obligé pour cela est que chacun de nous, quels que soient son âge et ses activités, soit à même de juger si cette dette, au nom de laquelle les gouvernements européens ont entrepris de nous étouffer, est “légitime” ou “odieuse”, donc si elle doit être honorée ou annulée, en entier ou partiellement. C’est pour permettre ce débat démocratique et ce jugement par le peuple qu’a été lancé le CAC, le Comité pour l’Audit de la Dette, annoncé dans ces colonnes en février dernier (GR 1128, p.4), signé aussitôt par des dizaines de milliers de citoyens et dont les assises nationales ont eu lieu le 23 juin à Paris.
C’est aussi le sens des trois journées d’action “contre la crise, contre l’austérité et contre la troïka” qui ont eu lieu en mai dernier, avec une manifestation devant le siège de la BCE, à Francfort.
C’est enfin le but, qu’il faut absolument soutenir, de l’exigence présentée par de nombreuses associations, dont Attac, pour qu’au lieu de signer, en vitesse, sans nous consulter, les deux traités qui nous menacent, le nouveau gouvernement, celui dit “du changement”, organise convenablement un référendum à leur sujet.
[1] CADTM = Comité pour l’ Annuation de la Dette du Tiers Monde.