L’aube de la démocratie
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Publication : novembre 2011
Mise en ligne : 4 mars 2012
Le texte ci-dessous est le fruit d’un récent séjour en Crète. Il s’entend comme un hommage rendu à ces penseurs audacieux qui osèrent, il y a près de trois mille ans, avant même l’avènement de la démocratie athénienne, introduire auprès des peuples les fondements de l’idée démocratique.
La Crète, désignée aussi comme “La grande île” par les Grecs du continent (elle est 5ème île de la Méditerranée par sa superficie, juste derrière la Corse), occupe une place centrale dans le bassin méditerranéen oriental. Peuplée dès le début du néolithique (8000 ans av. J.-C.), elle connaîtra une histoire tumultueuse. À partir de 2000 av. J.-C. se développe la brillante civilisation minoenne sans équivalent dans le monde. Cependant vers 1450 av. J.-C. un effondrement se produit dont la cause nous est inconnue (tremblement de terre catastrophique ou invasion extérieure… ?). L’île va alors subir de nombreuses dominations successives, à commencer par celle des Grecs du continent, Mycéniens et Doriens.
Puis viendront les Romains, les Byzantins qui introduisent le christianisme, les Arabes à partir de 824 ap. J.-C. En 961 Byzance s’empare à nouveau de l’île, mais c’est pour la revendre aux Vénitiens en 1204. En 1453 la chute de Constantinople signe le destin de l’île qui passe sous la domination ottomane jusqu’en 1913, date du rattachement avec la Grèce libérée du joug musulman. L’époque contemporaine ne sera pas synonyme d’apaisement pour l’île, qui devra encore subir en 1941 l’invasion nazie. Au terme de la tragique “bataille de Crète”, au cours de laquelle les troupes britanniques appuyées par des partisans locaux, mèneront une résistance acharnée, l’île connaîtra quatre années d’occupation féroce. Aujourd’hui, l’invasion anarchique du tourisme de masse est sans doute plus pacifique, et apporte incontestablement une forme de prospérité, mais elle n’est pas sans poser de graves problèmes : disparition du mode de vie et des solidarités traditionnels, ravages écologiques, destruction des paysages que l’on prétend par ailleurs valoriser…
Mais l’épicentre de ce malstrom se situe sans aucun doute au sud de la riche plaine de la Messara, au pied du mont Idra, où s’étendent les ruines de l’antique cité de Gortyne disséminées parmi des oliviers plusieurs fois centenaires. Dans ce lieu, les mythes des origines se mêlent inextricablement à l’histoire. C’est ici que selon la tradition, Zeus, sous la forme d’un taureau blanc, s’accoupla avec Europe, fille du roi de Tyr, donnant ainsi naissance à Minos, le roi mythique fondateur de la civilisation qui porte son nom. C’est ici que Pasiphaé, épouse de Minos, tomba amoureuse d’un autre taureau, et engendra le Minotaure qui, enfermé dans le célèbre labyrinthe conçu par l’architecte Dédale, devait être occis par le prince Athénien Thésée aidé par Ariane, fille de Minos. Déméter, la grande déesse de la fécondité et de l’agriculture, qui enseigna aux hommes les techniques des semis et des labours, vint aussi à Gortyne pour s’unir dans les champs fertiles de la ville au héros Jason, donnant naissance à Ploutos, dieu de la richesse personnalisant le pouvoir de l’argent. C’est encore à Gortyne, devenue la capitale de la province romaine de Crète, que fut martyrisé l’évêque Tite, proche compagnon de St Paul, ce qui nous vaut de pouvoir aujourd’hui admirer la magnifique basilique Agios Titos.
C’est dans ce lieu surchargé de symboles qu’en 1884 deux archéologues italiens, Federico Halbherr et Ernst Fabricius, devaient faire une étonnante découverte. En effet ils mettent à jour une portion de mur comportant une inscription en langue dorienne qu’ils reconnaissent être le “Code de lois de Gortyne” auquel Platon et Aristote faisaient abondamment allusion, mais qui n’avait pu être mis à jour jusque-là. Très vite les deux hommes se rendent compte que les pierres manquantes se trouvent disséminées dans les champs alentour, certaines ayant même été utilisées pour la construction d’un moulin. Il leur faudra cinq ans pour reconstituer la totalité du texte que l’on peut aujourd’hui contempler in situ. Il se compose de 12 colonnes de 52 lignes chacune soit 17.000 caractères. Il est rédigé selon le système dit “boustrophédon” c’est-à-dire qu’il se lit alternativement de gauche à droite, puis de droite à gauche, tout comme le paysan laboure son champ et il devait, à l’origine, être disposé dans le prytanée, édifice situé tout près de l’Agora et dédié aux débats publics, afin que chacun puisse en prendre connaissance. La question de sa datation a donné lieu à de multiples estimations car le code comporte des points archaïques, mais aussi des dispositions qu’on peut qualifier de “révolutionnaires” allant bien au-delà de tout ce qu’a pu concevoir la démocratie athénienne. On estime aujourd’hui qu’il fut gravé (par une seule et même personne) à la fin du VIIe siècle avant J.-C. ou au début du VIe, c’est-à-dire que le code est contemporain du fameux législateur grec Solon.
Le Code de Gortyne est considéré comme la plus ancienne législation écrite d’Europe. Il est résolument progressiste et fait preuve d’un grand esprit de liberté. D’une manière générale, ces lois reflètent l’introduction d’un droit véritable reposant sur la recherche d’une vérité objective à l’aide de preuves et de témoignages sous serment, l’interdiction de se faire justice soi-même, et l’on peut considérer qu’il s’agit des premiers pas vers une égalité de tous face au juge. Par ailleurs, la loi de Gortyne ne prescrit aucun châtiment cruel ou dégradant, et la peine de mort est rarissime. Les condamnations consistent le plus souvent en privation de liberté totale ou partielle, en bannissements, et en amendes, parfois très lourdes, qui obligent le coupable à travailler une large partie de sa vie pour le compte de la victime et de sa famille. Visiblement, conciliation et réparation sont privilégiées. De plus, on peut voir dans le système judiciaire de Gortyne la première apparition de la notion de jurisprudence puisque les juges sont tenus de se référer aux délibérations antérieures. Pourtant le Code de Gortyne n’aborde pas, loin de là, tous les aspects de la vie publique et privée, il se concentre sur certains points bien précis : le statut des esclaves, les crimes, notamment sexuels, le divorce et le veuvage, les héritages, l’adoption… Peut-être existe-il d’autres codes, encore inconnus puisque la majeure partie de la cité n’a pas encore été fouillée à ce jour.
Bien évidemment, il ne saurait être question d’analyser ici en détail l’ensemble de ces dispositions, nous allons nous concentrer sur deux points importants et particulièrement significatifs : le statut des esclaves et la condition féminine. On peut dire qu’à Gortyne l’esclave est beaucoup moins esclave qu’ailleurs. Pour la première fois dans l’histoire connue de l’humanité, il n’est plus considéré comme un objet que le maître peut traiter selon son bon plaisir. L’esclave possède ici des droits et sa personne est protégée :
Le meurtre, le viol, la maltraitance d’un esclave sont condamnés par la loi et ce dernier a la possibilité de porter plainte et de témoigner sous serment devant un tribunal. On remarquera cependant que le viol d’un esclave est moins sévèrement condamné que celui d’un citoyen libre.
• Un esclave a la possibilité de se marier ou de divorcer à sa guise.
• Un esclave peut disposer de biens propres, et les transmettre à ses enfants.
Immédiatement vient à l’esprit la comparaison avec les conditions de vie atroces réservées, il y a moins de 200 ans, aux esclaves noirs du sud des États-Unis d’Amérique.
De même, les femmes disposent à Gortyne de droits qui, de nos jours, ne leur sont pas octroyés sur l’ensemble de la planète. La femme peut se marier et divorcer à sa guise. Chacun des époux administre ses biens personnels librement et, en cas de divorce, la femme récupère la totalité de son patrimoine. La femme peut aussi apparaître seule devant un tribunal pour défendre ses droits. Cela contraste fortement avec l’Athénienne qui n’avait pas de fortune personnelle, et avait toujours besoin d’un protecteur et d’un représentant dans la cité.
On est alors légitimement en droit de s’étonner du surgissement, semble-t-il spontané, de la notion de droit visant à réguler la vie de la cité, s’efforçant de garantir pour chacun l’accès à la justice. Le ou les législateurs de Gortyne ont-ils pu se fonder sur une pensée philosophique ou/et un droit coutumier peut-être non écrit, préexistants ? Certains archéologues n’hésitent pas à relier le code de Gortyne à la civilisation minoenne qui présente des aspects novateurs en total décalage avec son époque.
La religion, tout d’abord. Ici pas de caste de prêtres tout puissants, pas de temples grandioses comme en Egypte à la même période, mais une religion que l’on peut qualifier de “naturelle”, fondée sur le “cycle de la végétation”, qui meurt et renaît. Le retour, chaque année, des fleurs et des fruits, remplissait les minoens d’une joie inexprimable personnifiée par une déesse tenant un enfant dans ses bras ou s’accouplant avec un jeune Dieu, réalisant ainsi la fertilisation de la terre. Les cérémonies de culte se déroulent alors dans des lieux naturels, grottes, sommets de montagnes, sous de grands arbres sacrés, ou autour de petits autels domestiques. Les puissants dieux mâles de l’Olympe (Zeus, Poséidon, Apollon…) semblent totalement étrangers au petit panthéon minoen dominé par les divinités féminines.
Cette proximité avec les forces naturelles se retrouve dans les représentations artistiques. Les scènes guerrières sont absentes de l’art minoen qui, avec un grand raffinement, présente des scènes religieuses, des sortes de compétitions sportives (ainsi le fameux “saut par-dessus un taureau”), des études extrêmement minutieuses de plantes et d’animaux, des motifs géométriques… Les femmes sont aussi représentées avec une grande liberté de postures, d’habillement, de maquillage, au point que l’on a pu surnommer l’une d’elles “La parisienne”.
Mais le plus étonnant est sans conteste le fait que les villes minoennes, ainsi que les palais des rois, semblent dépourvus de toute fortification et ouvrage défensif. Ceci est proprement unique dans l’histoire humaine et implique l’absence d’ennemis extérieurs ou intérieurs. Que l’on songe simplement aux énormes dispositifs sécuritaires dont s’entoure le moindre de nos dirigeants, alors que les palais minoens étaient insérés sans barrières dans les villes…
Nous avons ainsi l’image d’une société apaisée, qui suppose des règles et des lois acceptées par tous et un minimum de bien-être général. À l’apogée de leur rayonnement, vers 1500/1600 avant J.-C., les minoens fondent des établissement, pacifiquement semble-t-il, sur l’ensemble de la mer Égée, et commercent à grande échelle avec l’Égypte, dont les pharaons appréciaient particulièrement la vaisselle crétoise en faïence et pâte de verre. On a parlé pour cette période de véritable “Pax Minoen”…
Le souvenir de l’action civilisatrice des minoens survivait dans la Grèce Classique. Dans l’île de Délos, on vénérait un sanctuaire dédié aux “nymphes minoennes” et plusieurs villes portaient le nom de Minoa… Il n’est donc nullement impossible que la civilisation minoenne ait pu inspirer les législateurs de Gortyne.
Cependant, répétons-le, ceci n’est qu’une hypothèse, et un minimum de rigueur nous oblige à modérer un peu notre enthousiasme, car notre connaissance de la société minoenne demeure lacunaire. En effet, une partie de l’écriture (linéaire A) n’a pu être déchiffrée à ce jour, et un énorme travail de fouilles reste encore à accomplir.
Le voyageur qui s’arrête aujourd’hui à Gortyne, qui contemple le mur de l’inscription et effleure du bout des doigts la pierre blonde, ne peut s’empêcher de ressentir une intense émotion. Un grand respect, tout d’abord, pour ceux qui surent s’opposer à la force brutale en mettant le droit au centre de la vie de la cité. Par ce saut conceptuel considérable, ils fondèrent rien moins qu’une civilisation. Mais on peut aussi voir le code de Gortyne comme un message adressé, par-delà les millénaires, à notre monde contemporain en plein désarroi. Nous sommes confrontés à des problèmes philosophiques et moraux d’une même ampleur : nous avons un vieux monde à laisser derrière nous et une civilisation nouvelle à bâtir. En serons-nous capables ? En aurons-nous la volonté ? Parviendrons-nous à poursuivre le rêve de Gortyne ?
« Si vous laissez la société grecque, irlandaise, portugaise, espagnole être détruite sur l’autel de la dette et des banques, très vite viendra votre tour. (...) Mikis Theodorakis. |