La nuit où tout a basculé


par  B. BLAVETTE
Publication : août 2011
Mise en ligne : 27 février 2012

En vacances, Bernard Blavette s’est lancé dans la fiction, mais il avertit :« Ami lecteur, je t’en conjure, ne prends pas ce texte trop au sérieux. Il ne s’agit peut-être que du délire né d’une nuit d’insomnie ». Mais il traduit cependant une réelle inquiétude, un sentiment d’urgence…

Pour moi tout a commencé au journal télévisé de 20 heures ce mercredi du mois de juillet 201X. On annonce que, du fait de l’intransigeance allemande, les ministres des finances de la zone euro n’ont pu parvenir à un accord pour sauver les PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Spain) écrasés sous la dette. Simultanément les agences de notation font connaître leur décision de rétrograder la note de confiance accordée à la France. En résulte immédiatement le plus grand krach boursier de tous les temps : les Bourses de Paris, Londres, Francfort, New York perdent plus de 10% en quelques minutes et doivent être fermées. Et défilent sur l’écran les images maintenant devenues familières de “traders” défaits, effondrés sur leurs bureaux. Brusquement le présentateur, l’air surpris lui-même, annonce que le Président va s’adresser aux Français dans une allocution spéciale. Apparaît alors le visage que nous connaissons bien, ce mélange de rouerie, de vulgarité contenue sous une apparence solennelle, ce manteau de paroles que nous avons appris à ne pas prendre au sérieux. Il déclare que la situation est extrêmement grave, qu’il part (s’enfuit ?) immédiatement pour Bruxelles conférer avec les autres chefs de gouvernements, qu’il espère rentrer en France dès demain matin avec un accord solide mettant ainsi fin à la crise, mais que, quoi qu’il en soit, nous devons nous préparer à un plan de rigueur extrêmement sévère dont il ne doute pas que nous comprendrons l’absolue nécessité… etc. En éteignant l’appareil je me demande si le capitalisme n’a pas une fois encore décidé de “chevaucher le tigre”. Déjà dans les années 1930, les dominants avaient choisi le pire, Hitler et le nazisme, pour contrer l’Union Soviétique et la multiplication redoutée des Fronts Populaires en Europe occidentale. On connaît la suite [1]. Aujourd’hui, pour l’oligarchie néo-libérale, la menace est d’un autre ordre, mais encore plus fondamentale : un milliard environ de consommateurs fous des pays riches sont en train de détruire notre biosphère mettant ainsi en péril la survie même de notre espèce. À cela deux solutions. La première consisterait à réduire la consommation des nantis, à économiser les ressources non renouvelables, à mieux répartir les richesses disponibles de façon à éradiquer l’immense pauvreté qui afflige notre planète et à déboucher ainsi sur une société plus harmonieuse, durable, capable d’offrir un avenir aux générations futures. Mais cette option ne saurait convenir à des esprits imprégnés par le goût de la domination et des privilèges, qui éprouvent un plaisir quasi-sexuel dans le déchaînement de violence qui accompagne la lutte de tous contre tous. Pour ceux-là, la solution est évidente : puisque notre écosystème ne peut supporter un milliard de prédateurs, réduisons le nombre de privilégiés. 500 millions ? 250 millions ? Moins ? On verra bien en route, de toute façon les plus coriaces, les plus impitoyables, l’emporteront. Cela implique évidemment d’éradiquer les classes moyennes qui ont été un temps la source du profit, mais qui, dans la nouvelle donne, sont devenues encombrantes, obsolètes [2]. Et les évènements s’enchaînent admirablement car cette crise de la dette provoquée par les désordres de la finance internationale, par la liberté totale de circulation des capitaux, va permettre de justifier des plans d’austérité destinés à réaliser les ponctions décisives qui aboutiront à la paupérisation du plus grand nombre. Le casse du siècle en quelque sorte. Et plus ils seront pauvres, plus ils seront soumis. Mais comme le désespoir absolu est toujours dangereux, nous laisserons régulièrement un petit nombre d’élus, choisis pour leur férocité à toute épreuve, accéder au “Banquet des Dieux”.

Pour chasser mon malaise je sirote, au son d’une symphonie de Brahms, un verre de Lemoncello, cette délicieuse liqueur de citron, spécialité du sud de l’Italie. L’alcool et le violon d’Itzhak Perlman me plongent bientôt dans une douce quiétude…

Et c’est vers minuit que soudain tout bascule.

Brusquement j’entends comme une rumeur montant de ma rue, d’ordinaire si tranquille à cette heure. Rumeur faite de voix, de cris, de klaxons, de pleurs d’enfants… Et de fait le spectacle est insolite. De chaque immeuble sort une foule de gens, hommes et femmes surexcités, beaucoup brandissant comme des armes des objets métalliques divers, tous se dirigent vers le centre ville. Il me revient en mémoire ce dessin, vu dans un livre d’histoire de l’école primaire, qui présentait une “jacquerie” de paysans du Moyen age partant à l’assaut du château seigneurial, chacun brandissant fourches ou faux. De ma fenêtre, je réussis à interpeller un voisin « Mais grand dieu que se passe-t-il ? » L’homme, habituellement plutôt réservé, tourne vers moi un visage livide, hagard, me montre le point « Les banquiers ces salauds, ils nous ont bien plantés, mais cette nuit, bordel, ça va saigner ! » Je n’en tire rien de plus, la foule grossit toujours, je distingue maintenant au loin tout un vacarme de hurlements, de détonations, des lueurs comme des incendies. Je ne comprends rien, je suis tétanisé, soudain mon téléphone sonne me tirant brutalement de mon inertie. C’est Michel, mon ami Michel, agité lui aussi « Bernard, tu connais la nouvelle ? Ce dont nous avons maintes fois parlé, sans trop y croire vraiment, cette catastrophe, cet effondrement, c’est pour maintenant, c’est ce soir, depuis une demi-heure toutes les cartes de crédit sont inopérantes, tous les distributeurs de billets sont en rideau, plus aucun règlement n’est possible dans la zone euro ». Il s’étrangle, bafouille « Je vais me rendre compte, on reste en contact ». Et j’imagine alors ces milliers de gens hébétés avec un morceau de plastique entre les mains, c’est là le fruit de tous leurs efforts et de tous leurs espoirs, c’est le résultat du « travailler plus pour gagner plus ». Ils voient s’évanouir tout ce que la publicité, depuis des dizaines d’années, leur a appris à désirer…

S’agit-il d’un gigantesque bug informatique ? Mais non, cette réunion, cette fuite des chefs d’États à Bruxelles, ce ne peut être une coïncidence. Ils ont décidé le gel des avoirs bancaires. C’est un peu comme en 1982 quand, au plus fort de la crise de la dette mexicaine, 50% des montants des comptes des particuliers avaient été bloqués, mettant ainsi à genoux les classes moyennes. Les riches, eux s’en moquaient, leurs avoirs bien à l’abri à l’étranger. Mais avec cette ampleur, c’est une folie, plus rien n’est possible, le tigre va les dévorer, y a-t-il des comptes privilégiés ? Je vois mal Bolloré sans le sou. Nerveusement, j’allume la télé, deux chaînes nationales ne fonctionnent pas, sur la troisième deux journalistes déconcertés débitent des platitudes révélant leur total désarroi. Ils semblent surtout s’inquiéter de leur propre sort, de nombreux confrères ayant été sauvagement agressés par la foule. Il est vrai qu’ils nous ont tant menti, et depuis si longtemps. Ils ont pris tant de plaisir à banqueter à la table des puissants… Mais je ne vais pas rester chez moi alors que s’emballe la roue de l’histoire. Je sors dans la rue, je me mêle au flot intarissable qui m’emporte comme dans un rêve. Au centre ville, dans la rue principale, le spectacle est dantesque, du pur Jérôme Bosch. L’éclairage urbain est coupé, mais trois agences bancaires et de nombreux véhicules sont en flammes, le tout dégageant une épaisse fumée. Irrespirable. Dans ce maelström, des silhouettes s’agitent. D’un supermarché proviennent des vociférations, des bruits de verre brisé. Pillage en règle, chacun s’emparant de ce qu’il peut. Un couple me bouscule, il est chargé d’un carton de cosmétiques antirides ! Plus loin un homme, en utilisant un énorme 4X4 comme bélier, s’efforce de briser le rideau blindé d’une grande bijouterie sous les applaudissements de la foule. Logique ça, l’or comme ultime valeur refuge ! Le rideau s’effondre, la foule se rue dans la boutique. Mais les chocs ont bloqué les portières et notre homme rugissant et éructant ne parvient pas à s’extraire de son véhicule…

Mon portable grésille, c’est Michel à nouveau, toujours agité « Mon vieux, j’assiste à des scènes incroyables, incroyables. La rue a été dégagée par une brigade de CRS à l’aide de lacrymogènes et de tirs à balles réelles, mais c’était pour piller eux-mêmes plus commodément, les forces de l’ordre pillent les boutiques… Je suis devant un grand centre commercial et là-dedans, c’est l’enfer, des milliers de personnes convergent de partout, une partie du toit vient de s’effondrer, il doit y avoir des morts et des blessés et si le feu s’y met… Et puis pratiquement pas de police, pas de pompiers, les ambulances sont invisibles, c’est pas croyable, c’est pas croyable ». Il en bégaye, le pauvre. Mais c’est vrai ça, existe-t-il encore un État, un SAMU, une organisation constituée ? Je me dirige vers le commissariat tout proche. Vide ! Tout a été ravagé, des dossiers, des fragments d’ordinateurs gisent sur la chaussée. Dans le bureau du commissaire deux hommes et une femme vident des bouteilles de champagne de grande marque, sur la table un amoncellement hétéroclite de victuailles. Amicaux, ils m’invitent d’un geste, mais une panique me prend et je m’enfuis. Mais où sont donc passés les policiers, omniprésents jusqu’à hier encore ? Ont-ils pris le large, molestés par la foule ? Se sont-ils joints aux pillards ? Ou bien les a-t-on rappelés vers un lieu de regroupement ?

Brusquement je suis pris d’une envie irrépressible de fuir cette ville en folie, cet univers insensé. Pourquoi pas le parc de St Cloud ? Ce n’est pas très loin, il n’y a rien à piller là-bas, de la colline, je pourrai avoir une vue générale sur Paris. Je pourrai me calmer, faire le point, réfléchir. Je me mets à courir, partout ce n’est qu’incendies et pillages. Soudain je glisse sur quelque chose de visqueux, manque tomber. Pris d’un horrible soupçon, je regarde autour de moi. Heureusement le grotesque l’emporte sur le tragique : une boucherie-charcuterie éventrée, des morceaux de viande, de la saucisse écrasée jonchent la chaussée, depuis le caniveau une tête de cochon me considère avec une ironie malveillante…

Je cours depuis un temps indéfini, comme dans un brouillard, je refuse de voir ce qui m’entoure. Et des pensées baroques me viennent : que va faire le Tour de France ? Poursuivra-t-il son périple à travers le pays en distribuant ses milliers de cadeaux publicitaires ? Ne dit-on pas que l’orchestre du Titanic a continué de jouer jusqu’à la dernière minute ? Et le 14 juillet, à quel genre de défilé aurons-nous droit ?

Je sens maintenant l’odeur des bois, le parc est tout proche, je manque dix fois de m’effondrer dans la montée de la colline… Je franchis les grilles ouvertes et les grands arbres sont là, on dirait qu’ils m’appellent, qu’ils m’attendent. Leurs branches semblent se courber vers moi pour m’encourager, me protéger. Je tombe à genoux dans l’herbe fraîche, et soudain je ne suis plus seul. Une petite foule est là qui a cherché le même refuge. On m’entoure, on me donne à boire. Je me sens un peu réconforté. Ainsi tout le monde n’a pas sombré dans la folie, ces gens sont effrayés mais calmes.

Je me tourne vers Paris à nos pieds, et immédiatement, par-delà l’abîme du temps, je sais ce qu’ont dû ressentir les éventuels spectateurs de la prise de Rome par le barbare Alaric en 410 de notre ère : un mélange d’effroi et d’exaltation. Effroi en pensant aux victimes, aux enfants, à l’avenir, mais aussi exaltation un peu perverse à l’idée d’assister à un événement majeur de l’Histoire, à l’écroulement d’un monde. Une grande partie de la ville est plongée dans l’obscurité, mais d’innombrables incendies trouent la nuit. « Les plus importants ce sont les stations services, les gens se battent pour de l’essence et parfois cela tourne très mal » dit quelqu’un.

Certains ont des connections internet sur leur portable et les rumeurs les plus folles, les plus invérifiables circulent sur la toile : à Francfort la Bourse serait en flammes, personne ne sait ce qui se passe exactement à la City de Londres, toutes les communications étant coupées, en Italie le Président du Conseil, qui s’était attardé pour une raison inconnue, aurait été battu à mort par une foule déchaînée. « En Italie, depuis Mussolini, cela devient une habitude, adulation aujourd’hui et lynchage demain » déclare un cynique.

Je m’allonge sur l’herbe, je tente de me détendre un peu, de mettre mes idées en ordre. Comme c’est étrange, il y a quelques heures encore la vie ordinaire, un peu monotone, et puis nous voilà ici dépouillés de tout, incertains. Notre situation est caricaturale de ces deux “royaumes” qui aujourd’hui nous divisent : là, en bas, c’est le grouillement de la multitude, l’artificiel, l’artefact, le règne de la marchandise et des choses mortes, une société en tension permanente, toujours sur le point de s’autodétruire ; ici nous sommes un petit nombre, vivants parmi le vivant, nous sommes chez nous, comme en accord avec l’Univers. Il est vrai que la nature peut être cruelle, mais le plus souvent c’est nous qui la provoquons. Et puis nous avons reçu un cadeau inestimable, mais que nous avons négligé, la conscience. Conscience de notre être, de ce qui nous entoure, des conséquences de nos actes. Si le capitalisme s’effondre, n’est-ce pas au fond ce que nous attendions depuis des décennies, depuis Marx ? Il y a de grands risques évidemment, mais c’est aussi une opportunité, la possibilité de tirer les leçons d’un système absurde, de repartir sur des bases plus saines. Les gens qui m’entourent ont eu spontanément le même réflexe de bon sens, fuir un monde inhumain pour se réfugier du côté de la vie. Il doit y en avoir beaucoup d’autres partout en Europe et dans le monde, c’est la promesse de l’émergence d’autres possibles….

Mais mon malaise persiste, au fond de moi une petite voix insinue que ce n’est pas si simple. Épuisé, j’ai dû m’assoupir un moment, je me réveille en sursaut, une angoisse atroce me serre la gorge. Une intuition m’est venue, brutalement, comment souvent aux périodes critiques, intuition qui se transforme en certitude, les morceaux du puzzle se sont brusquement rassemblés.

Et si nous étions sur le point de tomber dans un piège gigantesque, une nasse à l’échelle d’un continent ? Le départ précipité des gouvernants pour Bruxelles, le déclencheur que constitue le blocage de tous les comptes bancaires, les grandes villes d’Europe livrées aux plus graves désordres en l’absence totale de tous les corps constitués de l’État. Et si tout cela avait été planifié pour justifier dès demain la plus terrible des reprises en main ? J’imagine déjà l’armée encerclant silencieusement Paris, cette armée composée maintenant exclusivement de professionnels du meurtre légalisé, endoctrinée à obéir aux ordre les plus terribles. Et pour accomplir les plus basses besognes il y a aussi les mercenaires, les milices privées qui ont fait merveille en Irak et en Afghanistan. Depuis des années ce petit monde s’entraîne au combat de rue, à la guérilla urbaine, dans quel but si ce n’est pour les circonstances présentes… Ils ont même un humour bien à eux, ils appellent ça “opération AZUR” (Action en Zone URbaine) [3]. Tout cela nous le savions, mais comme toujours nous avons détourné le regard…

Je les imagine entrant dans Berlin, Rome, Paris, cueillant les gens hébétés par une nuit frénétique. Les cadavres, les centaines ? les milliers de morts ? - du travail en moins dans une journée chargée, des munitions économisées. À Paris, nous sommes favorisés, nous un avons un magnifique lieu de rassemblement, le Grand Stade de France, qui ne demande qu’à devenir le nouveau Vel d’Hiv pour une nouvelle version du Jugement Dernier. Naïvement les religions avaient pensé départager le juste de l’injuste, le bon du méchant mais, balayées toutes ces fadaises ! Le XXIe siècle, lui, ne reconnaît que l’utile ou l’inutile, le gagneur assuré ou le perdant probable, le bon ou le mauvais gène. Il va falloir trier tout cela. Ceux qui peuvent servir rentrent chez eux, les autres, les inadaptés, les révoltés, les génétiquement nuisibles restent sur place et attendent les bus… Le “camp global”, celui qui n’a pas besoin de barbelés, de miradors ou de chiens policiers, car il n’y a nul lieu où s’enfuir, certains l’avait pressenti : Dante, Bosch, Goya, Maupassant [4]… Mais nous avons été sourds, nous n’avons pas compris que le XXe siècle n’était que la répétition générale.

Je tremble. Mon dieu, comme l’humain est fragile, mon dieu, comme les étoiles sont indifférentes, mon dieu, je vous implorerais si je le pouvais. Mes compagnons me regardent, étonnés. Il est 5 heures, déjà une lueur pointe à l’est…

L’aube est bien là maintenant, mais la lumière chasse les fantômes et dévoile la sérénité de la campagne provençale. Dans le grand mûrier, un merle lance ses trilles comme une ode au soleil. Pourquoi ai-je écrit ce texte ? Est-ce une vision née de l’insomnie et de l’alcool ? Est-ce comme un souvenir du futur ? La nuit, l’obscurité, tissent parfois d’étranges sortilèges. Mais ce que je sais déjà c’est que désormais je ne verrai plus jamais venir le soir sans un léger frisson : et si c’était pour cette nuit ?


[1Voir les ouvrages de l’historienne Annie Lacroix-Riz – Le choix de la défaite (2006) et L’assassinat de la IIIe République (2008) – Ed. Armand Collin.

[2Lire la magistrale réédition en français de l’œuvre majeure du philosophe allemand Günther Anders (1902 – 1992) – L’obsolescence de l’homme : – Tome I, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances (2001) ; – Tome II, Ed. Fario (2011).

[3Voir le tout dernier ouvrage du sociologue Mathieu Rigouste L’ennemi intérieur Ed. La Découverte (juin 2011).

[4Voir la nouvelle de Guy de Maupassant Le Horla.