Autant confier son âme au diable !

Néolibéralisme après libéralisme :
par  C. DUC-JUVENETON
Publication : juin 2011
Mise en ligne : 9 octobre 2011

Le néolibéralisme vient déjà d’une des tendances les plus extrémistes de l’héritage du libéralisme présentes au Colloque Lippmann (1938), alors que règne parmi les participants, qui craignent la disparition du libéralisme, une ambiance d’urgence, de peur, voire de panique. La peur étant toujours mauvaise conseillère, que pouvons-nous attendre d’un tel nouveau courant, né d’une doctrine déjà bien infréquentable et malade ?

Utopie contre délire

Je ne suis pas d’accord avec le terme d’utopie pour le qualifier : il ne s’agit pas d’une utopie, mais d’un délire. Pour moi l’utopiste (contrairement au délirant) ne perd pas le contact avec la réalité. L’utopie peut être un rêve, un projet irréaliste, une illusion, mais elle n’ignore pas le réel. Le délire, lui, ne voit pas le réel, il le déforme, le façonne pour les besoins d’un psychisme malade. L’utopie refuse la réalité telle qu’elle est, le délire en a une perception erronée.

En quoi le libéralisme et davantage encore le néolibéralisme décrochent-ils complètement du réel ? Être persuadé que, dans la réalité, l’harmonie des égoïsmes amène le plus grand bien, c’est nier l’évidence, faire fi de l’histoire, des crises, du chômage, de la pauvreté. Dire que des millions de chômeurs sont un petit mal qui permet un grand bien, c’est être sourd et aveugle. Dans le délire, l’esprit critique ne remplit plus ses fonctions, et nous voilà plongés dans une croyance immédiate, qui s’impose à la conscience et une foi quasi mystique dans ce Marché, considéré comme le Bien absolu, la solution magique et incontournable à tous nos maux. Et les néolibéraux, au colloque Lippmann en 1938, savent pourtant, aussi bien que nous, qu’après la crise de 29, amenée par ce merveilleux marché, c’est Hitler qui est venu au pouvoir (1933).

Quand le délire devient fureur

Le glissement entre libéralisme et néolibéralisme, c’est que ce délire ne peut plus se confondre avec la croyance en Dieu. Dieu n’est plus là. L’illusion naturaliste portant à croire que le marché est organisé de façon naturelle ne tient plus. Mais le délire demeure : le marché reste la seule chose importante à sauver. Autrefois Dieu était garant du bon fonctionnement de ce joyau qu’est le parfait engrenage du monde des échanges, mais que faire maintenant ? Qu’à cela ne tienne, remplaçons Dieu !! Prenons l’État en otage, en continuant d’occulter la réalité de la pauvreté, des injustices, sacrifions tout (et surtout les intérêts privés syndiqués tellement dangereux !) sur l’autel du marché et de la lubrification des rouages. Que de poésie, que d’humanisme !  Et le délire devient fureur. Il ne s’agit pas seulement d’adorer le marché dans les échanges financiers, mais il faut que son Esprit infiltre et mette désormais au pas tous les domaines de la société (l’hôpital, l’école). C’est une des capacités du délire d’infiltrer, de proche en proche, toute le psychisme. On s’identifie de plus en plus à Dieu et, comme Lui, on va créer un homme à son image, un homme nouveau “adapté”, l’ancien n’étant pas compatible avec la division du travail et l’ordre du marché, il faut combler l’écart (eh oui ! L’homme rechigne à vouloir toujours être efficace, performant… ). Seulement voilà, à trop vouloir faire l’Ange, on fait la Bête, et à vouloir remplacer Dieu, on devient l’apprenti sorcier qui vend son âme au Diable. Nul étonnement que la notion de totalitarisme, englobant tout ce qui n’est pas libéralisme (fascisme, communisme, “l’axe du Mal”) et donc le Mal absolu, par opposition au Bien absolu, qu’on appellera démocratie, apparaisse dans ces années-là, alors que fleurissent ces délires. Les délires, en effet, tout autant que cette vision manichéenne du monde, appartiennent à la partie psychotique de notre psychisme, une partie liée à des périodes très précoces de l’enfance, celle où il n’existe encore que du noir et du blanc, comme nous disons en langage psychanalytique, “la bonne et la mauvaise mère”, ”le bon et le mauvais objet”. Pour faire court, le petit enfant croit qu’il a deux mères : celle qui le satisfait (lui donne à manger) et celle qui ne le satisfait pas (le fait attendre). Il lui faudra très longtemps pour comprendre que sa mère réelle est les deux : car pour qu’il s’humanise, il lui faut à la fois de bonnes choses, mais aussi quelques frustrations. Et tant qu’un homme ne sait pas que les humains peuvent aller du noir au blanc en passant par toutes les couleurs de gris, de jaune, de rouge et que ce sont toujours les mêmes humains, c’est preuve qu’il n’a pas grandi dans son humanité, qu’il est encore à l’âge du nourrisson. Ce qui ne l’empêche en rien d’être intelligent, voire très intelligent. Mais « Science sans conscience (que j’entendrai ici dans les deux sens du terme), n’est que ruine de l’âme ».

Une image de l’homme toujours très dévalorisée Le vieux “libéralisme de Papa”, si je puis dire, s’appuyait sur la Main Invisible et le Grand Horloger, à l’époque où l’on pensait que le rôle de l’homme était d’être un rouage dans le grand Ordre de l’Univers. Comment aurait-il pu prétendre à autre chose, cet homme qui ne savait rien de l’infinie sagesse divine et qui avait une si courte vue ? Pour que la Grande Horloge marche bien, il fallait juste qu’il s’astreigne à faire toujours la même chose, à la même place, en se gardant bien de bousculer quoi que ce soit. Sinon il risquait de tout mettre en péril. Est-ce là une image de l’homme bien valorisante ? Face à un Dieu tout-puissant, l’homme était écrasé, dévalorisé, impuissant. Seuls quelques privilégiés (les rois, la noblesse) avaient le droit de refléter l’image divine et d’asservir les autres, qui n’avaient que le devoir de se taire et de porter le fardeau.

Cependant, si l’apanage d’une bonne horloge est effectivement sa capacité de répéter le même mouvement indéfiniment, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de réalité humaine : la répétition chez l’homme est signe de pathologie ! Sauf à être malade, nous ne sommes décidément pas des machines…

Mais comment des nourrissons pourraient-ils savoir ce qu’est un humain accompli ? La grande famille des Libéraux veut maintenir à tout prix cette image de l’homme agrippé à la répétition : au départ, assigné à la même tâche, à la même place, dans le mécanisme de la Grande Horloge ; ensuite, maintenu dans le même comportement, celui qui consiste à penser éternellement à son profit égoïste, à son petit gain, et permettre ainsi au Marché-Manège enchanté, qui remplace la Grande Horloge, de tourner harmonieusement, régulièrement, au profit des “Meilleurs“ ; jusqu’à ces dernières décennies enfin, où l’on veut assigner à l’homme le rôle de celui qui veut gagner toujours plus, pour consommer plus, amasser plus, se remplir encore et toujours plus, dans la plus triste addiction…

Entre compulsion de répétition et conduite addictive

L’homme a un destin passionnant, celui d’un homme gravement malade ! Et l’image qui lui est renvoyée de lui-même est dégradante à souhait. Il est tiré vers le bas, continuellement, jamais reconnu pour ce qu’il est, à peine plus enviable qu’un outil ou un mouton. Demandons-nous pourquoi nous acceptons d’avoir si peu de valeur, au point de nous abandonner en de si mauvaises mains et de confier notre destin à de dangereux délirants. Souvenons-nous qu’on n’a pas besoin de Dieu pour inventer l’Enfer…

Quelques pistes pour sortir de cette imprégnation

Parler, en revanche, d’un homme qui a des droits et des devoirs, qui a des capacités de solidarité, de justice, de révolte, de singularité, c’est avoir une bien plus haute vision de lui et le reconnaître aussi pour ce qu’il est , pour ce dont il est porteur ; c’est le reconnaître aussi pour un humain capable de désir, d’évolution, de création, qui peut sortir de la répétition la tête haute, qui peut surprendre, avoir du respect pour lui-même, donc pour les autres, aimer rencontrer l’autre, construire des choses avec lui, prendre avec lui son destin en main. Il faut lutter pour qu’on ne fasse pas le choix de l’humain le plus mauvais, car c’est la base de tout. L’homme a vocation à autre chose qu’à s’identifier à des machines ou des moutons. Il doit pouvoir s’estimer.

Foule sentimentale
On a soif d’idéal
Attirée par les étoiles, les voiles
Que des choses pas commerciales !

Alain Souchon

C’est ce que nous apprend aussi la psychanalyse : ceux dont on dit, dans le langage courant, qu’ils ont un “ego surdimensionné” sont ceux-là même qui manquent le plus d’estime de soi (narcissisme). Et ceux qui ont une estime de soi suffisamment bonne sont ceux qui auront le moins besoin de se faire valoir et d’imposer leur pouvoir.

C’est l’Homme qu’il faut défendre !

Défendre nos valeurs est essentiel dans ce combat pour une image valorisée de l’homme. Plus important que de défendre un pouvoir d’achat, qui reste dans la même logique, il faut défendre l’Homme. À la condamnation condescendante des malheureux qui se font happer par cette folie ambiante, préférons en appeler à la fierté de l’homme, à sa dignité, à sa générosité. Ranimons cette belle tolérance, réduite aujourd’hui à l’état du World Trade Center, c’est-à-dire au degré zéro !

Nous avons juste besoin de redevenir des humains, dignes bénéficiaires de la Déclaration universelle des droits de l’homme, pour que l’air soit à nouveau respirable. Redevenir cet homme qui a des droits inhérents à sa personne, inaliénables et sacrés, incompatibles avec les systèmes et les régimes fondés sur la supériorité d’une caste, d’une croyance, ou d’un quelconque groupe social ou individu. Incompatibles tout autant avec l’idée que la construction d’une société meilleure justifie l’élimination ou l’oppression de ceux qui sont censés faire obstacle à cette édification.