Il urge d’inventer la démocratie
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Publication : avril 2011
Mise en ligne : 3 mai 2011
Ni la montée, énorme, du nombre d’abstensions, ni celle des votes FN aux élections cantonales, ne doivent étonner. D’abord la “gauche de gouvernement” a profondément déçu, depuis 1984, quand elle s’est soumise aux impératifs du capitalisme. Car c’est elle qui a commencé les privatisations en série et les remises en question de progrès sociaux qu’on pouvait croire acquis. La déception a peut-être été encore plus évidente quand elle a soutenu le projet de traité constitutionnel européen qui imposait une Europe bâtie sur la rivalité, cette “compétitivité du marché libre et non faussé”, contre la volonté des peuples, pourtant clairement exprimée par référendum. La droite ensuite a fait bien pire encore, et le comble semble atteint, avec Sarkozy aux commandes.
La majorité absolue des électeurs a donc choisi de s’abstenir. Mais, hélas, une proportion croissante des autres a cru faire un “vote-sanction”, oubliant, dans une totale inconscience, à quoi mènent le racisme, le sectarisme et la xénophobie qui constituent toujours le socle sur lequel est bâti le parti d’extrême-droite français.
Et ainsi, on n’aura pas entendu ce que propose une nouvelle gauche, qui se cherche, et que les médias ont d’autant plus facilement réussi à occulter qu’elle n’a pas le culte de la “vedette” qui éblouit par de belles promesses.
Dans cet engrenage funeste, c’est la démocratie qui apparaît encore plus gravement malade, alors même que la seule issue possible à la crise totale, financière, économique, sociale, écologique, c’est bien que les citoyens retrouvent le vrai pouvoir, celui de décider de leur sort.
Notre République a eu, jadis, une certaine avance en ce domaine… Avons-nous rétrogradé au point de bientôt devoir passer le flambeau à des peuples qu’on disait “en développement”, ou “moins avancés” ?
D’urgence, partout, c’est la démocratie qu’il faut sauver. La réflexion à ce sujet est fondamentale, et depuis longtemps, pour La Grande Relève, Guy Evrard y revient encore dans ce numéro, à propos du changement climatique, et nous prévoyons qu’un prochain numéro spécial lui soit consacré.
Heureusement, nous ne sommes pas seuls, il semble que nombreux sont les groupes de réflexion et les associations qui l’ont compris, et qu’ainsi beaucoup de combats convergent.
Je m’en aperçois, par exemple, par des livres que j’ai lus récemment et que j’aimerais recommander.
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Publié par le mouvement Utopia et préfacé par Edwy Plenel, il y a d’abord eu Réinventer la politique avec Hannah Arendt, un petit livre mais un gros travail accompli par Thierry Ternisien d’Ouville, pour aider à découvrir l’œuvre formidable de H.Arendt, qui se posait déjà les problèmes essentiels que nous devrions aborder, tels que, par exemple : Quelles forces sans contrôle ont déchaîné l’action de l’homme sur la nature ? Savons-nous encore distinguer le public et le privé ? Comment développer notre capacité à rénover le monde ou à le remettre en place ? Existe-t-il encore aujourd’hui des risques de totalitarisme ? Où se situent-ils ? L’un des ouvrages les plus importants de Arendt, bien qu’ils le soient tous, étant peut-être The Human condition (= La condition de l’homme moderne), l’auteur s’y attache particulièrement, en insistant sur la distinction qu’elle fait entre les trois activités humaines fondamentales que sont travail, œuvre et action. Et il conclut de son étude que ce qu’il faut surtout retenir de l’itinéraire de ce “penseur des temps sombres” c’est une triple exigence : l’obsession de comprendre, le lien indéflectible entre l’action et la pensée, et le souci de penser par soi-même et en relation avec le monde.
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On croit aujourd’hui que disposer comme bon nous semble de notre temps libre est naturel. C’est oublier d’abord qu’en 1850 le travail occupait 70% du temps de vie éveillée, qu’il n’en prenait déjà plus que 18% en 1980 et qu’il a encore baissé depuis. C’est ensuite méconnaître tout ce qui a été fait pour que nous ne soyons pas libres, en fait, de l’utiliser à notre convenance. Il faut lire l’ouvrage collectif coordonné par Alain Corbin, L’avènement des loisirs (1850-1960) pour le découvrir [1]. Ce n’est pas sans arrière pensée que l’adage selon lequel l’oisiveté serait mère de tous les vices a été savamment exploité… Le pêcheur solitaire qui avait ses propres “trucs” pour appâter le goujon ne gênait personne, mais ne rapportait guère non plus. Alors que la pêche sportive, qui demande un tout autre équipement, est commercialement beaucoup plus intéressante. Pour les auteurs, « au lendemain de la victoire des Alliés (1919) triomphe un loisir-marchandise perçu, avant tout, comme un temps disponible pour la consommation ».
Ce combat pour la “libéralisation” du temps libre est rejoint et complété par celui de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, qui, en 1995, publiait chez Desclée de Brouwer Pour la gratuité [2]. Rééditant cet essai pour le compléter, il l’introduit par cette citation d’un ancien ministre de la culture chiraquien, Renaud Donnedieu de Vabres : « J’ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité », qui en dit long sur l’horreur qu’est pour certains l’idée que la gratuité pourrait s’étendre ! L’auteur s’attache à montrer quels enjeux de civilisation couvent sous la question de la gratuité qu’il présente comme une frontiére de l’empire marchand, et fait une analyse approfondie tant des fausses gratuités (les journaux dits gratuits par exemple) que des gratuités socialement organisées (qui sont payées au prix du marché par les contribuables). Il dénonce avec d’excellents arguments aussi bien les méfaits de l’extension du financement local de l’enseignement que ceux de la part de plus en plus grande qu’accaparent les compagnies d’assurance, en particulier lorsqu’elles sont intéressées sur les compléments de frais de santé : le consommateur est incité à faire une “bonne affaire”, au prix de toute solidarité avec les plus fragiles. Il faut lire sa condamnation du salariat et du “lavage de cerveau“ exercé sur le salarié pour obtenir de lui qu’il épouse l’intérêt de son employeur.
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Autre réédition, dans la collection Les Increvables des éditions du Sextant, celle d’une conférence sur l’anarchie prononcée en 1894 [3], à Bruxelles, par l’un des plus grands géographes français, Élisée Reclus, qui, pour défendre une société sans chef (ce qui est la définition de l’anarchie), posait à son auditoire cette question pleine d’humanité :« Qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin, et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ? ». Cette réédition est complétée par un cri du cœur, celui d’Isabelle Pivert, Et maintenant ? qui rappelle que si, au cours du XXème siècle, nos sociétés ont progressé sur la voie de la liberté, de l’égalité et de l’entraide, qui sont à la base de la pensée anarchique, il n’en est, hélas, plus de même aujourd’hui. Ayant observé comment fonctionne la société capitaliste (elle a publié ses entretiens avec des décideurs et avec des licencieurs, et ils sont édifiants), elle constate qu’« en deux décennies, …peu à peu, insidieusement, la peur remplaçant l’esprit de liberté, la soumission et la domination remplaçant l’idée d’égalité, le tous contre tous ou le chacun pour soi remplaçant la solidarité », toutes les règles du jeu ont changé… parce que nous l’avons accepté, parce que les dirigeants économiques et politiques ont failli à leurs responsabilités et sacrifient le bien commun à leurs ambitions personnelles : « de nos jours, il faut se montrer cupide, égoïste et pervers pour “réussir” ».
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Comment résister ? Que faire pour “remettre le monde à sa place,” selon l’expression de Hannah Arendt ? La réponse publiée par Les Désobéissants, J-P. Abelsohn et M. Sanders, se résume en trois mots : Désobéir à l’argent. Dans leur tout petit livre, après avoir souligné l’arbitraire de la création monétaire et ses conséquences : « le mouvement hégémonique de la finance s’en prend désormais aux derniers bastions de la gratuité et du bien commun encore soustraits aux logiques du marché. L’argent… détermine jusqu’aux aspects les plus privés de notre vie familiale ou affective », ils rappellent qu’à toutes les époques des communautés ont vécu sans se référer à l’argent, dont l’usage n’était pas nécessaire dans les villages, et qu’un très grand nombre d’expériences de monnaies alternatives ont eu pour objectif de résister à des pénuries de monnaie dues à des crises économiques. Évoquant la réussite du Familistère de Guise, conduite par J-B Godin, la création des coopératives par Robert Owen, le modèle du kibboutz, les communautés Emmaüs, de Longo Maï, de l’Arche, d’Auroville et les villages alternatifs qui fonctionnent en marge des Sommets mondiaux, ils montrent que ces expériences prouvent que le partage des richesses peut se substituer sans mal à l’échange monétaire. Ils aboutissent ainsi à « l’approche distributive » dont ils rappellent la naissance, et celle de La Grande Relève, dans les années 1930, et expliquent qu’il s’agit de remplacer l’échange marchand par la répartition démocratique des richesses produites, ceci à l’aide d’une monnaie qui n’a pas les défauts de l’argent parce qu’elle est anticapitaliste par construction : on ne peut pas l’accumuler. Leurs conclusions sont pour nous un encouragement : « Le socialisme utopique et la pensée distributiste, les réflexions d’Ivan Illich et d’André Gorz ont largement inspiré les réflexions et les actions du mouvement autogestionnaire et, plus récemment, l’économie solidaire et le courant de la décroissance… L’argent nous a volé la démocratie… on peut choisir de s’en indigner… ou passer à l’action »