La logique capitaliste


Publication : décembre 1996
Mise en ligne : 3 décembre 2005

L’ opinion publique française a été récemment bouleversée par la publication simultanée de deux nouvelles. L’une était l’annonce de licenciements massifs chez Moulinex, en Normandie. Pour cette région, c’était une catastrophe, des milliers de foyers voyaient disparaître leurs moyens d’existence. L’autre nouvelle était la hausse importante, 11,6 %, de l’action en Bourse de cette entreprise. Le grand public venait ainsi de découvrir que le drame des salariés fait le bonheur des actionnaires !

Les intérêts du monde de la finance sont opposés à ceux du reste de la population.

C’est pourtant un constat qu’on peut faire tous les jours. Les entreprises qui licencient voient monter leur côte en Bourse. Et, inversement. Ce n’est d’ailleurs pas un phénomène typiquement français : aux États-Unis, lorsque les statistiques montrent que le nombre de créations d’emplois (même précaires et mal payés) a augmenté, cette annonce s’accompagne d’un effondrement du Dow Jones : Wall street panique quand l’emploi semble redémarrer. Inversement, l’indice Dow Jones a atteint le record des 6.000 points le jour où on a appris la suppression de 150.000 emplois alors qu’on attendait la création de 40.000. La logique capitaliste aboutit à cette évidence : les intérêts du monde de la finance sont opposés à ceux du reste de la population.

La Bourse ou la vie ?

Et cela s’explique : le taux de chômage d’un pays y détermine, pour une grande part, les rapports de force sociaux, donc le niveau des salaires. La montée du chômage fait évidemment peur aux salariés, elle érode leur pouvoir de négociation. Réciproquement, toute amélioration de l’emploi redonne du prix au travail. Mais cela ne fait pas l’affaire des marchés financiers, non seulement parce que c’est un coût supplémentaire qui réduit leurs profits, mais aussi parce qu’une telle “reprise” fait apparaître le spectre de l’inflation, ce qu’ils redoutent plus que tout. C’est en effet la rareté qui permet de faire du profit : seul ce qui est rare peut être vendu cher. Il en est ainsi tant pour les biens que pour la monnaie.

C’est la rareté qui fait le profit.

La crise des années 30 est, sur ce point, édifiante : la dépression économique initiée par le krach de Wall Street s’est traduite par un nombre de chômeurs jamais atteint jusqu’alors. Malgré les mesures prises par Roosevelt aux Etats Unis, connues sous le nom de New Deal, et les politiques de relance mises en œuvre dans les pays industrialisés, le chômage n’a pu être résorbé que par la Seconde Guerre Mondiale qui a transformé les 30 millions de chômeurs en soldats et fait plus de 30 millions de morts. Comme il a fallu ensuite reconstruire ce que la guerre avait détruit, la crise a été provisoirement enrayée par la période de forte croissance que l’on appelle Les Trente Glorieuses.

C’est la guerre qui a réduit le chômage des années 30.

Mais celle-ci a entraîné une terrible inflation dont furent victimes les financiers. Ils en ont tiré la leçon et exigent maintenant que l’argent soit rare et que les prix soient stables pour que leurs marchés soient sûrs. Ils freinent donc la croissance que les responsables politiques de tous bords appellent de tous leurs vœux pour stabiliser le chômage7.

La mondialisation est pour les entreprises internationales le moyen d’échapper à tout contrôle.

À l’évidence, le monde des affaires et de la finance maîtrise parfaitement cette croissance en jouant sur les flux financiers et les concentrations d’entreprises. Car, et c’est là un autre aspect de la logique capitaliste, la concentration des entreprises fait leur force. Tandis que les plus petites, dites “non compétitives”, disparaissent, les plus “fortes” se développent à l’échelle du monde. Les multinationales sont les plus à même de tirer profit des nouvelles technologies, celles des télécommunications et de l’information en particulier, pour étendre leur puissance. La mondialisation leur offre la possibilité d’échapper à tout contrôle et de fonctionner au mieux de leurs seuls intérêts. Aussi les voit-on produire là où les salaires sont les plus bas, transporter à moindres frais leurs produits sous des pavillons de complaisance, vendre là où les prix peuvent être les plus élevés, installer leur siège dans un paradis fiscal pour échapper aux lois, règlements, taxes et impôts en usage dans leurs pays d’origine, faire assurer les tâches de secrétariat et de gestion dans les pays du Tiers-monde grâce au télétravail...

Un seul souci, une priorité absolue : que le capital rapporte de l’argent à ceux qui le possèdent.

Les investisseurs internationaux ont désormais plus de pouvoir que les décideurs politiques.

Le résultat est que les investisseurs financiers, dont la puissance est bâtie sur ces entreprises multinationales travaillant pour eux, ont désormais plus de pouvoir que les hommes politiques qui sont censés décider du sort des états-nations. Indifférents aux besoins sociaux, dont ils ne sont pas responsables, ils mettent au point leur propre politique, au cours de colloques à huis clos, comme celui qui a lieu chaque année à Davos, puis ils l’imposent aux gouvernements, par l’intermédiaire du FMI ou de la Banque Mondiale, et par des pressions telles que celles qui ont abouti aux clauses du traité de Maastricht (critères de convergence) visant à la réduction des dépenses sociales.

Dans un environnement aussi étroitement verrouillé, qui s’oppose à toute croissance et où les “dégraissages” signifient profits, quelle peut être la marge de manœuvre laissée aux responsables politiques, même dans les pays démocratiques ?

Tous cherchent à s’accommoder du carcan imposé et n’imaginent que des réformes à l’intérieur des limites comptables fixées, qu’ils décrivent eux-mêmes comme des “contraintes extérieures”, comme s’il s’agissait de lois de la nature, incontournables.

L’imagination est verrouillée.

Comment, où, créer alors de nouveaux emplois ? Pas dans la production, bien sûr, puisqu’elle en a de moins en moins besoin. Peut-être quelques uns dans les services ? Mais leur petit nombre et leur qualité ne permettra pas de réduire le taux de chômage et encore moins le nombre des exclus. Par contre, on pourrait en créer en grand nombre dans ce qu’on appelle depuis peu le secteur social. Leur utilité est apparue avec le développement de la misère et de l’exclusion. De tels emplois sont même de plus en plus nécessaires. Mais il s’agit d’emplois qui ne sont pas financièrement rentables et donc il ne faut pas compter sur les entreprises capitalistes pour les créer.

L’entreprise capitaliste ne crée que des emplois rentables.

Soyons lucides, l’entreprise capitaliste, qui assure la distribution du pouvoir d’achat en payant ses fournisseurs et ses salariés, ne peut créer que des emplois destinés à produire des biens ou services qu’elle peut vendre avec profit. Elle ne crée donc que des emplois marchands. Les emplois d’utilité sociale ne peuvent donc être financés que par redistribution, donc par l’État ou les collectivités locales.

Redistribuer le travail ?

Une autre voie envisagée pour réduire la “fracture sociale” consiste à essayer de réintégrer dans le monde du travail un certain nombre d’exclus, en mettant en œuvre des politiques de partage du travail. Cela passe par la réduction progressive de la durée du travail. Mais là n’est pas non plus la solution, car la raison d’être de l’entreprise capitaliste est d’augmenter ses bénéfices, donc de diminuer sa charge salariale. Dans ces conditions, même mieux répartie, entre un nombre plus grand de salariés, la masse salariale totale sera vite insuffisante pour assurer un niveau correct de rémunération D’autant plus que la diminution de la masse salariale totale étant aussi un des moteurs du système, les entreprises ne se privent pas de remplacer l’homme par la machine dans la plupart des processus de production. D’où ralentissement de la consommation, et, corrolairement, de la production, et finalement nouvelle aggravation du chômage. Pour que la diminution de la durée du travail puisse améliorer la situation, il faudrait qu’elle se fasse sans réduction des salaires, ce qui s’oppose à la rentabilité des entreprises. Elle n’est donc envisageable que si le temps de travail supprimé est payé par redistribution, c’est à dire encore une fois par l’État ou les collectivités locales.

L’allocation universelle ?

Des associations, en France et en Europe, luttent pour plus de justice sociale. Elles réclament notamment qu’une allocation minimum soit versée à tous, par l’état, sans enquête préalable discriminatoire et humiliante, sans aucune contrepartie. Mais comme elles n’envisagent pas de remettre en cause les méthodes actuelles de création monétaire, elles ont calculé qu’aujourd’hui, le montant de cette allocation par redistribution, en particulier des aides au chômage, serait, en France, de l’ordre de 300 F par mois ! C’est dérisoire !

Déshabiller Pierre pour habiller Paul ne satisfait personne.

Ainsi donc, depuis des décennies, dans le cadre de la redistribution, tout a été essayé. Il s’agit toujours de reprendre sous forme d’impôts ou taxes diverses de quoi aider ceux que l’absence d’emploi plonge dans la misère. Mais quelle que soit l’imagination déployée pour inventer de nouvelles formes à ces mesures, cette redistribution n’est pas la solution. Elle ne peut satisfaire personne. Ni ceux qui se trouvent lésés parce qu’on leur reprend ce qu’ils estiment avoir légitimement gagné en occupant un emploi qui leur demande de plus en plus de zèle pour le conserver. Ni ceux qui se voient empêchés, faute d’emploi, de montrer leur talent et qui se sentent assistés, traités comme des bons à rien. Ni bien entendu les entreprises qui, si on leur fait valoir qu’ayant augmenté leurs bénéfices, elles peuvent se montrer “citoyennes”, répliquent que cela compromettrait leur compétitivité et menacent de se “délocaliser”.

La redistribution, est à terme, vouée à l’échec.

Alors même que les besoins en aides financières et sociales s’accroissent, le pouvoir d’achat total des ménages diminue constamment quelle que soit sa répartition. Comment, dans ces conditions, espérer faire des progrès, financer des recherches de plus en plus coûteuses, prendre en charge une population qui vieillit et... limiter le développement de la violence ?

Mais les effets de la logique capitaliste ne se limitent pas à un taux de chômage croissant qu’aucune reprise économique ne viendra faire vraiment baisser. Ils ne se limitent pas non plus à la délinquance et à la violence qui se développent sous toutes les formes. Ni au mépris de toute morale chez les dealers de drogue. Ses méfaits sont aussi pernicieux à l’échelle de la morale individuelle. On peut en trouver mille exemples édifiants.

Le souci de gagner de l’argent fait oublier toute morale.

On pense d’abord, bien sûr, aux scandales de plus en plus fréquents qui dévoilent ici et là, mais dans tous les pays, la façon dont des responsables publics ou privés ont détourné des biens sociaux. Dans la plupart des pays “équipés” a éclaté une affaire du sang contaminé : plutôt que détruire un sang douteux, ce qui aurait fait perdre de l’argent au centre de transfusion qu’ils géraient, des hommes ont préféré transmettre des maladies mortelles. L’affaire dite de la vache folle a dévoilé des comportements semblables. Le détournement de fonds charitablement versés pour la recherche contre le cancer vient de donner un exemple spectaculaire de la façon dont l’appât de l’argent supplante toute morale. Et on sait bien que, depuis longtemps, les pays riches écoulent dans le Tiers monde les produits de mauvaise qualité qu’ils ne peuvent vendre chez eux, ou les déchets qu’ils savent dangereux. Un autre exemple, récemment révélé en France, de cette logique qui fait passer l’intérêt capitaliste avant la vie, est celui de l’amiante : il y a quelques années, quand les milieux médicaux ont montré que inhalation d’amiante créait un risque certain de cancer, les industriels du secteur, avec l’accord des pouvoirs publics, ont mis en place un comité, présentant apparemment toutes les garanties de l’objectivité, pour conforter dans l’opinion publique l’idée que l’utilisation de l’amiante ne présentait aucun danger sérieux. Il fallait sauvegarder les intérêts des fournisseurs et des industriels de l’amiante. On peut trouver une quantité d’autres exemples, dont le comportement de patrons d’entreprises de transports routiers, qui, pour faire des bénéfices, exploitent leurs chauffeurs, les paient mal, leur imposent d’insupportables conditions de travail et font courir des dangers permanents sur les routes, puis exercent un chantage pour obtenir des avantages fiscaux du gouvernement, etc.

Bref, c’est le problème de tous les lobbies dont la raison d’être est d’accroître les bénéfices financiers de leurs mandants au mépris de l’intérêt général et même de la santé.