Haïti : cas typique de “dette odieuse”
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Mise en ligne : 28 février 2010
Le séisme qui a ravagé Haïti est un désastre inimaginable. Les médias en montrent les images apocalyptiques et témoignent de la détresse de la population. Ils font appel à la solidarité individuelle en donnant les adresses où envoyer de l’argent, et ne manquent pas de citer les aides financières apportées par de généreux États pour reconstruire ce pays « où la pauvreté et la malédiction s’abattent ». Cette présentation révolte Sophie Perchellet, du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) [1] : au lieu de faire croire que la pauvreté y serait un coup du sort, elle préfère en rappeler les causes, la façon dont les institutions financières internationales permettent aux riches d’exploiter les pauvres par l’intermédiaire de la dette :
“L’une des plus grandes opérations d’aide de l’histoire”, selon certains médias, risque fort de ressembler à celle de l’après tsunami de 2004 si un modèle de reconstruction, radicalement différent, n’est pas adopté.
On s’intéresse à Haïti, mais aucun des commentaires ne va au-delà du tremblement de terre. La grande presse dit que c’est l’un des pays les plus pauvres de la planète mais, n’expliquant pas pourquoi, elle fait croire que la pauvreté y est venue comme ça, que « c’est la malédiction qui frappe » !
Il est indiscutable que cette catastrophe naturelle entraîne des dégâts aussi considérables qu’imprévus et qu’une aide d’urgence est donc nécessaire.
Mais les Haïtiens n’ont pas attendu le séisme pour avoir de réelles difficultés à l’accès à l’alimentation, aux soins médicaux, aux infrastructures sanitaires, aux logements La pauvreté et la misère ne sont pas nées de ce tremblement de terre. On parle de reconstruire le pays, oubliant que, dépossédé de ses moyens, il a été empêché de se construire. Haïti n’est pas un pays libre, ni même souverain. Sa politique intérieure est celle d’un gouvernement qui exécute des ordres venus de l’extérieur.
Il faut rappeler qu’au XXème siècle, ce pays a connu des périodes d’instabilité politique alternant avec celles où il appartenait à des créanciers qui y soutenaient un régime dictatorial. Haïti est traditionnellement dénigré et souvent dépeint comme un pays violent, pauvre et répressif. Peu de commentaires rappellent sa bataille symbolique pour l’Indépendance, acquise de haute lutte en 1804 contre les armées françaises de Napoléon. à l’époque, on préférait taire cet événement afin de ne pas détériorer l’image de la France et de contenir le risque de contagion aux autres colonies. Alors qu’on aurait dû souligner leur combat pour les Droits de l’Homme, on a choisi de caractériser les Haïtiens par la sauvagerie. E. Galeano parle de la “malédiction blanche” : « à la frontière où finit la République dominicaine et commence Haïti, une grande affiche donne un avertissement : El mal paso (Le mauvais passage). De l’autre côté, c’est l’enfer noir. Sang et faim, misère, pestes » [2].
S’il faut revenir sur l’émancipation du peuple haïtien, c’est parce qu’en échange de cette double révolution, anti-esclavagiste et anti-coloniale, le pays a hérité de “la rançon française de l’Indépendance”. Le Roi Charles X a déclaré que « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse fédérale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité. Nous concédons, à ces conditions, par la présente ordonnance, aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue, l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement » [3]. Cette somme était à l’époque l’équivalent du budget annuel de la France, elle équivaut aujourd’hui à environ 21 milliards de dollars. Ainsi, dès le départ, Haïti a dû payer le prix fort. Cette dette sera l’instrument néo-colonial pour entretenir l’accès à ses multiples ressources naturelles (le café par exemple).
En 2004, il aurait été possible d’assumer les douloureuses responsabilités du passé. Mais le rapport de la Commission R.Debray a préfèré écarter l’idée d’une restitution en prétextant qu’elle n’aurait pas été “juridiquement fondée” et aurait ouvert une “boite de Pandore”. La France a rejeté les requêtes du gouvernement haïtien en place : pas de réparation qui tienne, ni de reconnaissance d’une dette d’indépendance.
Le gouvernement français a annoncé qu’il voulait œuvrer pour l’annulation totale de la dette d’Haïti envers les créanciers du Club de Paris, ce que le CADTM demande depuis sa création en 1990. Ces annonces sont bienvenues, mais c’est insuffisant. La totalité de la dette publique extérieure d’Haïti est un cas typique de dette odieuse : elle doit donc être annulée immédiatement et sans condition.
La “dette odieuse”
Issue du droit international, la doctrine de la dette odieuse reconnaît la nécessité de prendre en compte la nature du régime qui a contracté les dettes et l’utilisation qui a été faite des fonds versés. Ce qui implique la responsabilité directe des créanciers, qu’il s’agisse des IFI [4] ou de tout autre organisme privé. Si un régime dictatorial est remplacé par un régime légitime, ce dernier peut prouver que les dettes n’ont pas été contractées dans l’intérêt de la nation ou qu’elles l’ont été à des fins odieuses. Dans ce cas, elles sont frappées de nullité, les nouvelles autorités n’ont pas à les rembourser, les créanciers n’ont qu’à se retourner vers les dirigeants de la dictature, à titre personnel. Tout créancier, (FMI, Banque mondiale ou autre) est tenu de contrôler que les prêts qu’il octroie sont licitement utilisés, surtout s’il ne peut ignorer qu’il traite avec un régime illégitime.
L’annulation de la dette des pays en développement gagne du terrain, au Sud comme au Nord. En 2007, le Président de l’Équateur s’est emparé du concept d’audit de la dette pour faire annuler une partie importante de la dette de son pays [5]. Deux ans après il déclarait que cela signifiait « un gain de plus de 300 millions de dollars annuels durant les prochaines vingt années, sommes qui serviront non aux portefeuilles des créanciers mais au développement national »6. Voila un exemple à suivre par d’autres pays en développement, comme Haïti. Dans ce pays, la violente dictatutre des Duvalier, père et fils, largement soutenue par les pays occidentaux, a sévi près de 30 ans. Sa dette extérieure, entre 1957 et 1986, a été multipliée par 17,5, elle atteignait 750 millions de dollars au moment de la fuite de Duvalier. Entre 1995 et 2001 le service de la dette, à savoir le capital remboursé et les intérêts payés, a atteint, selon la Banque Mondiale, la somme considérable de 321 millions de dollars. Et, avec le jeu des intérêts composés et autres “pénalités”, la dette extérieure de Haïti dépassait 1884 millions de dollars en 2008. Destiné à enrichir le régime mis en place, et loin de servir à la population, qui s’est appauvrie, cet endettement constitue donc une dette odieuse.
Une enquête récente a montré que la fortune personnelle de la famille Duvalier (à l’abri sur les comptes des banques occidentales) s’élève à 900 millions de dollars, soit plus encore que l’endettement de Haïti au moment de son exil. Une affaire est en cours devant la justice suisse pour la restitution à l’État haïtien des avoirs et des biens mal acquis de la dictature Duvalier, mais ces avoirs sont gelés par la banque suisse UBS, qui avance des conditions intolérables quant à la destination de ces fonds [6].
Selon les dernières estimations, plus de 80% de la dette extérieure d’Haïti est détenue par les IFI [4]. Ceux-ci, avec le Club de Paris, ont accepté, en 2006, que l’initiative dite “Pays Pauvres Très Endettés”(PPTE) soit appliquée à Haïti : les prêts anciens, directement relatifs à la dette de la dictature, ont été remplacés par de nouveaux prêts soi-disant “propres” [7]. Résultat : la dette extérieure totale, qui était alors de 1.337 millions de dollars, est passée en 2009, à l’achèvement de l’initiative, à 1.884 millions. … Ces deux chiffres montrent le rôle joué par les IFI : le blanchiment d’une dette odieuse.
Les “plans d’ajustements structurels”, appliqués par le gouvernement haïtien, ont fait des ravages, notamment dans le secteur agricole où ses effets ont atteint leur paroxysme lors de la crise alimentaire de 2008, quand l’agriculture paysanne haïtienne a subi le dumping des produits agricoles états-uniens. Ces plans ont été remaquillées en “documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté” : en échange de la reprise de ses emprunts, on concède à Haïti quelques annulations ou allègements de dette insignifiants, mais qui donnent une image bienveillante des créanciers. Une annulation de dette de 1.200 millions de dollars est décidée pour, selon leur terme, « rendre la dette soutenable ». Mais les politiques macroéconomiques soutenues par Washington, l’ONU, le FMI et la Banque Mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du développement et de la protection du marché national, leur seule préoccupation est l’exportation vers le marché mondial. On peut être inquiet quand le FMI annonce qu’il « se tient prêt à jouer son rôle avec le soutien approprié dans (ses) domaines de compétence ».
Bref, cela signifie que toute l’aide financière annoncée à la suite du tremblement de terre est déjà perdue dans le remboursement de la dette ! Ces “généreux dons” proviennent pour la majorité des créanciers… qui feraient mieux d’annuler immédiatement, totalement et sans condition, les dettes d’Haïti à leur égard. Peut-on parler de don alors que cet argent servira, en majeure partie, soit au remboursement de la dette, soit à l’application de “projets de développement nationaux” décidés selon les intérêts de ces mêmes créanciers ? Les futures grandes conférences internationales, G8 ou G20, élargis aux IFI, ne feront pas avancer d’un iota le développement d’Haïti : comme lors des récentes initiatives d’allègement de la dette, elles ne chercheront qu’à reconstruire les instruments qui leur servent à asseoir le contrôle néo-colonial du pays, qu’à assurer la continuité du remboursement, base de la soumission.
Indépendamment de la question de la dette, il est à craindre que l’aide prenne la même forme que celle qui a accompagné l’après-tsunami en Asie ou l’après-cyclone Jeanne en Haïti en 2004 : soit des promesses non tenues, soit des fonds destinés à enrichir des sociétés privées étrangères. En Indonésie, l’aide de la communauté internationale a surtout favorisé la privatisation d’entreprises et d’infrastructures publiques. Le développement du tourisme est préféré à une réforme agraire qui éviterait aux paysans de subir les conséquences dramatiques d’un deficit alimentaire.
Les Haïtiens ont besoin d’une reconstruction de leur pays mais aussi et surtout d’une amélioration durable de leurs conditions de vie. Pour cela, leur gouvernement doit rompre avec la politique néolibérale, donner la priorité aux investissements dans le secteur agricole et lancer un processus de reforme agraire favorisant l’accès des petits paysans à la terre. Il faut changer les orientations des accords commerciaux et rompre avec cette politique qui exclut les femmes, premières victimes de la pauvreté. L’enjeu fondamental pour qu’Haïti puisse se construire dignement est la souveraineté nationale. L’annulation totale et inconditionnelle de la dette doit donc être le premier pas vers une démarche plus générale, un modèle de développement, remplaçant les politiques des IFI et les accords de partenariat économique, est absolument nécessaire et urgent.
[1] La Grande Relève
a souvent cité et
décrit les travaux
et publications du CADTM.
Par exemple :
• Menons l’enquête sur la dette
GR 1075 p. 5 ;
• Les crimes de la dette, GR 1082, p.8 ;
• Quelle banque du Sud ? GR 1085 p.9 ;
• 60 questions et 60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale ;
En campagne contre la dette GR 1093 p.12.
[2] Voir sur le net : http://www.haitijustice.com/jsite/i
[3] Voir sur le net : http://www.google.com/hostednews/af
[4] Les IFI regroupent le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM).
[5] Voir Grande Relève N° 1076, page 12.
[6] Voir sur le site du CADTM : http://www.cadtm.org/Le-cadtm-exige
[7] Le-CADTM considère néanmoins ces nouveaux prêts comme partie prenante de la dette odieuse puisqu’ils sevent à payer cette ancienne dette.