André GORZ, un penseur pour le XXIe siècle

Lectures
par  J. DURAND
Mise en ligne : 31 juillet 2009

Nous avons annoncé en mars (GR 1096) la parution aux éditions La découverte de l’œuvre collective dirigée par Christophe Fourel, dans laquelle Marie-Louise Duboin montre les convergences entre l’après-capitalisme d’André Gorz et l’économie distributive de Jacques Duboin.

Comme le montre l’article ci-dessous, repris du n°737 de la revue Les Inrockuptibles, cet ouvrage se situe bien dans la réflexion nécessaire de notre temps :

La crise du capitalisme, telle qu’elle s’exprime aujourd’hui, génère un paradoxe ultime : l’impossibilité pour la gauche intellectuelle et politique, sinon de la penser, du moins de la panser. L’horizon idéologique de la gauche se heurte à des murs bâtis par la droite mais surtout par elle-même, comme si elle s’empêchait de renouveler son propre corpus de pensée pour mieux défendre ses valeurs génétiques. Écartelée entre son versant radical, lui-même divisé entre une tradition néo-marxiste et un courant néo-situationniste, et son versant réformiste, lui-même sinueux, la gauche peine à se réinventer aussi bien sur le marché des idées que sur le marché électoral. Indice d’une époque à sec sur la “relance” d’idées neuves, cette atonie intellectuelle pousse à relire les “anciens »” penseurs de gauche, dont les réflexions peuvent servir de cadre magique pour une reconstruction idéologique. L’actualité éditoriale apporte la preuve de ce regain d’intérêt pour le travail d’auteurs reconnus comme ”visionnaires“ d’un monde dont les évolutions valident a posteriori les intuitions.

L’œuvre de Michel Foucault, dernière « grande » figure des penseurs de gauche (avec Pierre Bourdieu, lui aussi disparu), est lue et relue, comme le prouve la parution récente des séminaires. Un nouvel essai d’un collectif de philosophes post-foucaldiens, Maurice Florence (Archives de [‘infamie), réinterroge le motif de l’infamie contemporaine autour de questions toujours d’actualité : comment s’opèrent les exclusions ? comment le pouvoir tente de rendre invisibles les parias de la société ? comment résister à cette tentative d’effacement ?

Les écrits du prolifique philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997), animateur du groupe et de la revue Socialisme ou barbarie de 1949 à 1965, auteur de livres importants, comme les deux volumes des Carrefours du labyrinthe (1978-1999), font eux aussi l’objet d’une relecture attentive par tous ceux qui pensent les questions de la démocratie, de l’autonomie, de la rationalité limitée de la société capitaliste ... Le volume 6 de ces Carrefours, Figures du pensable, mais aussi ses textes inédits écrits en 1945 et 1967, Histoire et création, rappellent combien sa pensée repose sur la croyance, très actuelle, que l’histoire sociale et politique prend forme à partir, non d’un déterminisme causal, mais de l’énergie des collectivités humaines créant les institutions qui donnent sens à ce qu’elles font. Par-delà sa seule critique de l’hégélianisme et du marxisme, l’œuvre de Castoriadis reste une invitation à l’action et à l’inventivité pour les acteurs sociaux, améliorant un espace démocratique par essence inachevé.

Contemporain de Castoriadis. Edgar Morin a pensé le monde à partir, entre autres, d’une “méthode” de la pensée complexe. les écrits de Morin ont longtemps souffert « un manque de reconnaissance du monde universitaire (cf. les violentes attaques de Bourdieu. Pourtant, par-delà les débats sur la nature « scientifique » de ses thèses contestées, Morin s’intéressa avant beaucoup d’autres à la culture de masse, aux adolescents, à l’écologie, à la Terre-patrie, à la « politique de civilisation », autant de sujets au cœur des débats actuels. Au statut de “penseur pour le XXIe » siècle », André Gorz (1923-2007), peu connu du grand public, aurait encore plus le droit de concourir. Comme le démontrent deux ouvrages récents, l’œuvre, longtemps restée discrète, de ce penseur de la critique sociale et inventeur de l’écologie politique, déploie avec acuité un impressionnant catalogue des grandes questions contemporaines. Comment définir la notion de progrès ? Comment conclure un contrat sur le futur sans sacrifier les générations actuelles ? Quels sont les moyens pour prévenir la formation des inégalités sociales ? Quelle place laisser aux activités non marchandes dans une économie de marché ?

Gorz a pensé dès les années 70 tous les problèmes qui se posent au monde actuel. Avec, au cœur de sa réflexion, une question clé : comment sortir du capitalisme ? Sachant qu’on en sortira, selon lui, soit sous forme civilisée soit sous forme barbare. Gorz a théorisé avec justesse la crise systémique du capitalisme, que les crises climatique, financière ou alimentaire du moment illustrent à l’envi « La vision de Gorz sur l’incapacité du capitalisme à assurer sa propre soutenabilité paraissait totalement marginale jusqu’à la crise des subprimes. Depuis cette vision est de plus en plus reprise », confirme Patrick Viveret dans l’ouvrage collectif rendant hommage au travail du philosophe. Autant sur la question de l’écologie émancipatrice que sur la question de la réduction du temps de travail, l’œuvre de Gorz invite à lutter contre la “dualisation de la société”.

Produire de la cohésion sociale plutôt que de la dissociation : le souci de tous ces intellectuels des années 70-80 a aujourd’hui valeur de défi pour toute la gauche dans son projet de reformulation d’une vision du monde évaporée dans les fluctuations de ses propres incertitudes.