Glorifier la machine ?

Courrier des lecteurs
Publication : août 1987
Mise en ligne : 17 juillet 2009

AFFIRMER que dans la société capitaliste d’aujourd’hui, le robot est le facteur essentiel de l’évo lution du mode de production, et avan cer en même temps que dans la société distributive, il libère les indivi dus parce que tout le monde profite de son travail grâce à la distribution des revenus gagés sur la production con duit, semble-t-il, une fois de plus à une glorification de la machine et au main tien d’une croyance en un Dieu machine. Cette célébration de la machine instaure pour le moins une confusion dans mon esprit et m’amène à m’interroger sur les rapports que les technologies nouvelles entretiennent avec la crise et le changement social.
Accorder la prédominance à la machine en la prenant comme base de vos réflexions ne sous-entend-il pas que les technologies nouvelles sont la cause du chômage et de la crise en général  ?
Si on ne peut nier que L’innovation technique entraîne des modifications sur la demande de main-d’-Suvre, d’autres données économiques (1) incitent à se montrer prudent quant à l’importance de la part à donner au changement technologique dans le choc que subit le capitalisme. Ainsi les plus grosses réductions d’effectifs se rencontrent souvent dans les entreprises qui n’introduisent pas les nouvelles machines. L’observation du déroulement de la crise suggère bien au contraire que le chômage est une conséquence de la baisse des taux de productivité du travail et de rentabilité du capital qui sont apparus bien antérieurement aux années 1974-1975. Malgré le chômage, on relève aussi pendant toutes les années 1970 que la demande de main-d’oeuvre et la part des salariés dans la population active n’ont cessé de croître. N’est-il pas aventureux de déclarer que le savoir technologique seul nous offre l’opportunité de changer le monde ? Car on peut tout aussi bien soutenir que le progrès technique a eu son origine avant la crise, pouvait s’implanter techniquement, et qu’il était tout aussi opportuniste de saisir une période de développement économique pour poser les bases d’un changement que le système aurait pu mieux supporter financièrement et donc mieux accepter.
Votre optimisme dans la croissance des capacités de production provoquée par le robot ne doit-il pas être modéré quand on assiste plus à une rationalisation qu’à une augmentation des capacités de production. Enfin, dans une société distributive, votre confiance dans le développement des capacités de production, et celle aussi dans la satisfaction des besoins de tous les hommes supposent-elles le maintien de vie que connaissent les pays développés quand on sait par exemple que l’Américain moyen consomme mille fois plus d’énergie que le Rwandais moyen  ?
Cette primauté de la machine ne tend certes pas à nier, mais à laisser au second plan l’aspect socio-politique de la problématique de transformation de la société ; ceci aussi bien dans le cadre de la critique du capitalisme que dans celui de l’instauration d’une société distributive.
Au niveau de la société actuelle, même si telle n’est pas votre intention, la définition du capitalisme comme rapport avant tout social s’obscurcit pour laisser place à une sorte d’inéluctabilité des révolutions techniques. Or l’histoire nous apprend que la société capitaliste ne se plie à ces dernières quand elle ne peut plus faire autrement pour augmenter la masse des profits. Vous sous-estimez en conséquence la possibilité des technologies à être introduites plus doucement par le biais d’une préparation idéologique appropriée, et surtout la capacité des salariés ou non salariés à construire leur propre ordre productif, ou tout au moins un autre ordre productif.
A celui de l’instauration d’une société distributive, la déification de la machine amène à exagérer le rôle de la science dans l’idéal politique et social de l’évolution humaine au détriment du pouvoir de décision de l’individu dans le fonctionnement global de la société. L’individu subirait plus le progrès engendré par le savoir qu’il ne le dirigerait ; participer à une économie distributive n’est pas forcément y tenir un rôle de décideur. Car pour ma part, le "progrès véritable n’est pas dans la connaissance et dans la maîtrise des techniques, il est politique" pour citer Partant (2) auquel vous vous référez parfois.
La conséquence de cette relégation du politique au second plan vous oblige à recourir pour la mise en place de votre projet "à la recomposition des forces de gauche" (3) "à interpeller les gens de gauche, éclairer les déçus" (4). L’objectif à court terme de cette reconstitution de la gauche passant par la réalisation de scores électoraux identiques

à ceux des verts en R.F.A. (3).
Une nouvelle fois, la recherche d’une méthode pour le passage à l’économie distributive passe par le recours au parlementarisme. Même si l’homme de gauche peut être différent de l’homme de droite, la politique de la gauche ou de la droite, c’est la même chose !... Car l’accès de l’une ou l’autre au pouvoir nécessite une acceptation et une défense du système. C’est ce comportement que l’environnement sociopolitique et technico-économique imposa à la gauche qui n’avait effectivement que la possibilité de se soumettre ou se démettre. Et la gauche aura d’autant plus de chance de revenir au pouvoir que son programme de gestion de la société coïncidera avec la logique du système. On le perçoit bien actuellement avec la montée de Rocard et la mise à l’écart de Poperen.
Aussi quand vous dites "qu’il n’existe pas de solution de fond aux problèmes actuels à l’intérieur du système existant" (3) il faut aller jusqu’au bout de cette proposition et inclure le parlementarisme, la délégation du pouvoir comme éléments constitutifs de la logique de l’ordre existant. Et quand pour donner plus de force à votre projet de transition, vous le comparez à la Charte de Partant, je trouve là le saut intellectuellement très osé. Car cet auteur nie la délégation de pouvoir et s’adresse non pas aux élites dirigeantes les plus éclairées et lucides, mais aux exclus volontaires ou non du système. Ce sont eux qui par leur mode de vie différent, leur organisation en marge du système socioéconomique peuvent faire jaillir la possibilité d’élaborer et d’affiner une stratégie déstabilisatrice de l’ordre dominant.
La société ne changera pas uniquement par une prise de conscience, car si elle peut toucher une fraction des individus, les conditions empêchent qu’elle se généralise à toute une société. C’est donc la crise, l’action organisée déstabilisatrice et le développement de la conscience politique qui peuvent donner une chance de changer la situation, laquelle changera le comportement et la conscience de la majorité.
Par contre, une réflexion sur la dissociation entre emploi et ressources suivie d’une propagande peut s’orienter, avec des pratiques hors système, dans le sens d’une accentuation du déséquilibre du capitalisme. Et surtout une discussion sur le revenu social peut servir de point de départ à la mise en place d’une idéologie nouvelle du travail. Car admettre une solidarité avec les sans-emplois par le biais des indemnités de fins de droits à 1900 F/mois, des SIVP à 2 800 F/mois ou des TUC à 1200 F/mois, c’est ne pas encore avoir évacué de tabou que tout "salaire mérite peine", que tout salaire doit être lié à une activité salariée. A moins que ce soit aussi pour garder prisonnier l’individu : Nietsche ne disait-il pas que la plus grande des prisons c’est le travail. On voit donc l’intérêt qu’il y a à développer cette thèse du revenu garanti".

R.C., Clermont-Ferrand.

(1) "Ouvriers ou robots ?" Michel Kamps, Ed. Spartacus.
(2) "La fin du développement" François Partant. "Naissance d’une alternative ?" Cahiers Libres François Maspero.
(3) G.R. n°832, mars 85, l’Heure de Vérité ; "Mort et Résurrection de la gauche", J. Matrieu, p. 6. (4) G.R. n°843, mars 86 ; "Ma transition" A. Prime, p. 8.



Notre réponse

Non, nous ne glorifions pas la machine. Comme les armes, elle est ce que l’homme en fait. Or, justement, pour la première fois dans son histoire, l’homme vient d’acquérir sa subsistance sans y consacrer toutes ses forces physiques, toute sa vie. Il nous paraît important de faire prendre conscience de cet événement qui rend enfin possibles des comportements, des activités et des relations qui, hier, semblaient utopiques.
Oui, nous pensons que les technologies nouvelles, au sens large, celui qui englobe tous les nouveaux savoir-faire (ceux qui vont nous permettre de fabriquer ce que la nature n’a pas inventé, par exemple les nouveaux matériaux, etc...), tous les nouveaux moyens d’information et de commande, sont à l’origine de "ce qu’on appelle la crise", d’autant que ces nouveaux moyens ont fait irruption à une allure fantastique (1). Nous ne parlons pas là de la crise de 1974-1975, mais de celle dont les premiers symptômes datent de la fin des années 20 et qui a été marquée momentanément par la guerre mondiale et se manifeste aujourd’hui de plus belle.
Nous ne reléguons pas le pouvoir politique au second plan, nous déplorons qu’il y soit. Nos hommes politiques deviennent trop souvent des démarcheurs au service du système capitaliste, l’exemple récent du gouvernement qui se prétendait socialiste le prouve.
Effectivement, la société ne changera pas seulement grâce à une prise de conscience qui ne touche qu’une fraction des individus, les autres étant conditionnés par le système qui dispose de gros moyens. Ceci ne doit cependant pas nous faire renoncer à stimuler cette prise de conscience, par exemple par la remise en cause de l’aliénation qui est un travail devenu inutile. Non plus à appuyer les actions pour une allocation universelle qui, pour nous, est aussi un moyen d’aider cette prise de conscience.